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Conclusion de chapitre : L'espace public comme lieu d'une perpétuelle lutte structurelle pour la normalisation des valeurs culturelles de la participation contre les

Chapitre 2 L'espace public sous l'emprise de l'épistémologie positiviste

Le projet de la fondation et de l'étude de la notion d'espace public par Jürgen Habermas pose, comme nous l'avons vu lors du chapitre précédent, de multiples problèmes épistémologiques entraînant à leur tour des conséquences méthodologiques importantes. Ceux-ci apparaissent tout particulièrement dès lors que nous opposons, d'une part, une approche pragmatique partant des expériences individuelles et des mondes vécus, conçus selon un constructivisme structural et, d'autre part, un modèle de l'espace public normatif et correspondant à un idéal-type habermassien. Nous allons revenir lors de ce chapitre sur les fondements socio-historiques des modèles épistémologiques eux-mêmes. Bien évidemment, cette approche doit être mise en parallèle avec celle posée lors du chapitre précédent concernant la notion d'espace public, en gardant principalement à l'esprit que l'émergence progressive d'une épistémologie constructiviste dans les cercles académiques coïncide également avec les mouvements sociaux observables en dehors de ceux-ci au cours de l'histoire. Nous avançons ainsi quelque peu sur les voies d'une reconstruction historique conjointe des mouvements sociaux et des mouvements théoriques, présentant de manière commune une mobilisation affirmée de la notion de critique. Rappelons ici le projet épistémologique et méthodologique fondateur de l’École de Francfort :

(…) on peut émettre l'hypothèse que la théorie critique telle qu'elle est formulée par Horkheimer définit tout à la fois un programme de recherche et une attitude théorique fondamentale176. Théorie traditionnelle et théorie critique

énonce la substance de cette dernière : « Cette attitude que nous appelons critique est caractérisée par une méfiance totale à l'égard des normes de conduite que la vie sociale, telle qu'elle est organisée, fournit à l'individu. » Le refus d'un repli de la pensée sur une métaphysique spéculative se couple avec le rejet d'une orientation positiviste prétendant analyser le social sans prendre parti. Ce double positionnement est cohérent avec une vision de l'activité intellectuelle qui insère celle-ci dans le développement historique plutôt que de la placer dans une position surplombante. De façon spécifique, la profession du théoricien critique renvoie alors à un « combat » plus large « dont sa pensée est l'un des facteurs », et non à « la pensée en tant qu'activité indépendante qui pourrait être isolée de ce combat » [Horkheimer, 1974, p. 38, 49]. A cette revendication de désenclavement de la pensée par rapport aux luttes sociales répond un programme de recherche qui vise à dévoiler les maux et les contradictions du présent en étudiant celui-ci dans toutes ses dimensions. (…) cette tâche ne saurait être l'apanage d'une seule discipline, et la philosophie doit abandonner ses prétentions de fondation a priori pour parvenir à constituer le ressort central de recherches interdisciplinaires (…).177

Cette école de pensée se démarquait ainsi du positivisme, en considérant dès ses fondements qu'à la fois une théorie critique devait s'attacher, lors de la construction de ses cadres d'étude, à examiner les

176 Voir aussi Marcuse [1970] [Note de bas de page proposée par les auteurs de la citation].

pratiques et les théories classiques comme éléments symétriques procédant et participant à l'activité sociale. Ainsi, la théorie critique comprend la théorie classique sous la forme de paramètres empiriques. Et selon les mots heureux de Norbert Elias, les objets étudiés de manière critique et distanciée doivent être compris comme « un chaos d'éléments théoriques et empiriques » au sein desquels les savoirs disponibles ne se dégagent pas radicalement des pratiques sociales elles-mêmes. C'est la raison pour laquelle nous avons employé jusqu'à présent la notion de pratique théorique.

Or, à cet endroit, la notion d'espace public nécessite, pour rendre compréhensible méthodologiquement sa dimension dynamique, de sortir de la normativité épistémologique inhérente à sa conceptualisation habermassienne. En effet, si Habermas va produire une critique décisive de la pratique théorique ontologique appelant les sciences humaines et sociales à une pratique théorique cette fois pragmatique, cet auteur demeurera cependant constamment attaché à une perspective logocentrée de la notion d'espace public, dont la finalité constante serait de produire un consensus entendu comme une entente intersubjective fondée par la pratique d'une argumentation « rationnelle ».

L’espace public fournit en quelque sorte un ancrage historique aux principes qui régissent la théorie de l’agir

communicationnel. En tant que lieu symbolique de l’usage public de la raison, l’espace public est en effet une des institutions principales d’une société dont la théorie « met au centre d’intérêt l’intercompréhension langagière en

tant que mécanisme d’orientation de l’action ». Valeur centrale de la société, le langage est pour Habermas un

instrument dont la fonction est de permettre l’intercompréhension, c’est-à-dire le consensus obtenu de manière rationnelle par des locuteurs qui partagent la préoccupation essentielle de l’usage public de la raison, ce qui implique la transparence des échanges et l’absence de volonté dissimulatrice ou manipulatrice. C’est ici que le concept d’espace public rencontre sa limite la plus fondamentale : en substituant au travail le langage comme principe fondateur de la société, et en donnant à l’activité communicationnelle une orientation exclusive vers l’intercompréhension, Habermas rend sa théorie aveugle à tous les phénomènes sociaux qui s’expriment en termes de tensions et de rapports de force - sans même parler de dialectique.178

Et dans ce sens, notre rejet de l'agir communicationnel se justifie par le fait que les sociétés ne sont pas déterminées à partir d’une activité langagière, mais également par des rapports sociaux fixés dans les structures sociales elles-mêmes. Nous critiquons ainsi la mobilisation que fait Habermas d'une « rationalité » maintenue au-dessus de l'espace public, en extériorité avec celui-ci, alors que pragmatiquement elle n'en constitue qu'un critère, discutable et discuté par les acteurs sociaux eux- mêmes, une variable selon laquelle se positionnent les individus et collectifs, et se produisent et

178 Loïc Ballarini, L'espace public au-delà de l'agir communicationnel. Quatre renversements de perspective pour

sortir des impasses du modèle habermassien, thèse de doctorat en Sciences de l'Information et de la Communication,

reproduisent certaines identités sociales. Contre une naturalisation de la « raison » habermassienne, nous considérons à l'inverse que la « rationalité » n'est pas extérieure aux formes de parole et de publicisation, elle en constitue elle-même un des paramètres : dynamique, constitutif et fondamental. Au-delà de la mobilisation habermassienne d’une « raison » formée par une pratique discursive orientée vers la production d’un consensus, ce travers constitue probablement l'une des limites fondamentales de la philosophie, trop souvent définie à partir d’une pratique de la théorie et du langage ontologique et objectiviste, amenant in fine cette discipline à ne jamais se donner les moyens de percevoir les enjeux communicationnels des acteurs se jouant au sein même des formes du langage et de l’épistémologie. En s’attachant à organiser « logiquement » les concepts les uns aux autres, la philosophie requiert une conception spécifique du langage alors compris comme générateur de sens objectif. En ce sens, l’objectivisme peut également être perçu comme une « matière première » de la philosophie, sans lequel cette dernière ne saurait justifier de son existence même. Ainsi, « le triomphalisme de la raison théorique a pour rançon l’incapacité à dépasser, et cela depuis l’origine, le simple enregistrement de la dualité des voies de connaissance, voie de l’apparence et voie de la vérité, doxa et épistémè, sens commun et science, et l’impuissance à conquérir pour la science la vérité de ce contre quoi la science se construit »179. Ainsi, c'est au prix d’un dépassement d’une tradition théorique spécifique que peut se réaliser une approche alternative et pragmatique180 permettant notamment la théorisation d'une épistémologie communicationnelle, alliant à la perspective épistémologique critique les nécessités d'une méthodologie sociologique constructiviste structurale. En cela, Habermas ne rompt pas avec une tradition ontologique de la philosophie, et de ce fait, la pratique théorique épistémologique restait encore invisible et naturalisée au travers de la conceptualisation habermassienne de l'espace public et des normes communicationnelles dialogiques.

Ce renversement de perspective consiste à « revenir à une conception de la société centrée non plus sur la question de l’activité communicationnelle orientée vers l’intercompréhension, mais sur le travail. (...) Cela implique de sortir l’espace public de la théorie de l’agir communicationnel, pour l’importer au sein d’une théorie de la société qui ne fasse pas l’impasse sur les rapports sociaux dans la communication »181. Cependant, vis-à-vis de ces propositions de Loïc Ballarini, nous préférons remplacer la notion ici mobilisée de « travail », réductrice dans le cadre de l'étude de nos objets, par

179 Bourdieu Pierre, Le sens pratique, les éditions de Minuit, 2012 (éd. originale 1980), p. 61-62.

180 Nous mettons ici en garde le lecteur sur une tendance qu'ont certains philosophes épistémologues à confondre les notions de fonctionnalisme et de pragmatisme. Confusion observable notamment dans l’ouvrage Besnier, Jean-Michel,

Les théories de la connaissance, Puf, 2005.

181 Ballarini, Loïc, L'espace public au-delà de l'agir communicationnel. Quatre renversements de perspective pour

sortir des impasses du modèle habermassien, thèse de doctorat en Sciences de l'Information et de la Communication,

celle « d'activité sociale », plus ouverte à la prise en compte de phénomènes, notamment de bénévolat et d'engagement dans les mouvements sociaux, et pas (ou pas assez) prise en compte par le cadre d'étude classique marxien182. Car finalement, au cœur même des fondements épistémologiques des sciences et de leurs produits, les énoncés scientifiques, c’est la question de la place de l’expertise au sein des sociétés qui est posée. Et si, d’un côté, un paradigme positiviste se posant sous la forme d’une tradition socialisée tend à produire une séparation entre une expérience scientifique légitime et une expérience sociale « profane » ; d’un autre côté des connaissances actualisées selon un paradigme constructiviste montrent que cette distinction, en même temps qu’elle simplifie à outrance une compréhension sociologique de la publicisation des sciences, répond à des enjeux communicationnels et politiques dans la définition restreinte d’une expertise considérée en tant que monopole d’une « communauté scientifique ». Et cet enjeu se transpose également au sein des mouvements sociaux contemporains, notamment dans le développement par les associations et collectifs citoyens d’une nouvelle forme d’expertise permettant de s’opposer à ses formes traditionnelles et fonctionnelles.

L’expertise est une arme essentielle, en ce qu’elle permet d’affronter et de réfuter les arguments d’autorité que les adversaires – souvent placés du « bon côté des rapports de force » - opposent aux revendications des mouvements sociaux. Elle leur offre en outre les moyens d’élaborer des propositions alternatives, permettant ainsi d’échapper à la critique, fréquente, de se cantonner à une attitude butée et stérile de refus systématique devant les « réformes nécessaires » ou les « inévitables sacrifices ». Le soin qu’ont il y a peu porté les intermittents du spectacle à élaborer un projet de réforme de leur régime d’indemnisation du chômage alternatif à celui défendu par le MEDEF et le gouvernement Raffarin, ou celui que met la Fondation Copernic à compléter ses critiques des politiques libérales par des contre-propositions, témoignent de cette créativité intellectuelle que permet l’expertise, faisant des mouvements sociaux non seulement des forces d’opposition, mais également des forces de proposition et d’alternative.183

Par conséquent, nos objectifs au cours de ce chapitre vont être premièrement, de préciser les notions et théories de l'épistémologie pour les contextualiser et en faire ressortir les projets et enjeux sociopolitiques résidant à leurs fondements ; deuxièmement montrer les liens avec le champ des pratiques et théories politiques ; et troisièmement, nous positionner selon une théorie de la connaissance constructiviste. Enfin, nous montrerons qu'une scientificisation technique de l'espace public opérée à distance d'une potentielle scientificisation critique de celui-ci nous amène finalement à réfuter et à réagencer la distinction traditionnelle classiquement posée entre domaine scientifique et domaine politique, et entre acteurs scientifiques et mouvements sociaux. De ce point de vue, les luttes

182 Voir à ce propos : Bidet Jacques et Lachaud Jean-Marc (éd.), Habermas, une politique délibérative, PUF, 1998, revue

Actuel Marx, numéro 24, 223p.

183 Mathieu Lilian, « Savoir = pouvoir. Les enjeux de la science et de l’expertise dans les mouvements sociaux », revue

sociales s'exercent dans le même temps au sein de la société et dans le monde intellectuel, la lutte épistémologique apparaissant comme le pendant au sein du monde académique d’une lutte des acteurs externes sur le plan politique. Nous nous attacherons dans une deuxième partie à l'étude des acceptions de l'opinion publique produites au travers du prisme des différentes théories disponibles de la connaissance, nous permettant d’illustrer plus concrètement les enjeux politiques de la lutte épistémologique. Cette analyse montrera de manière plus concrète les effets politiques directs d'une épistémologie positiviste mise en pratique et non dénuée d'intérêts sociaux.