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Chapitre 1. Fronts et frondaisons méthodologiques et théoriques

1.2 Choix des méthodes

1.2.2 L’entretien semi-directif narratif et compréhensif

Dans cette section, nous analysons la forme des entretiens et leur impact sur l’interprétation des données.

a. Des entretiens semi-directifs…

En préambule, il convient de préciser la nature hétérogène de ces entretiens, entre semi- directifs, narratifs et compréhensifs. Premièrement, ce sont des entretiens semi-directifs qui permettent selon la définition qu’en donne Guy Michelat (1975 : 230) d’« appréhender et [de] rendre compte des systèmes de valeurs, de normes, de représentations, de symboles propres à une culture ou à une sous-culture ». En outre, comme le rappelle Stéphane Olivési (2004 : 11), Pierre Bourdieu (1993) dans La misère du monde montre que la communication en entretien est asymétrique ; il faut payer le « prix de l’information » et faire avec une « logique de relations de pouvoir » (ibid. : 12) en général en faveur du chercheur, qui possède une position sociale haute. En revanche, « si l’entretien porte sur le recueil d’informations relatives aux pratiques et aux stratégies d’acteurs, les principes énoncés par Pierre Bourdieu ne s’appliquent qu’en partie » (ibid. : 12). Selon l’auteur, deux cas de figure se présentent : soit le chercheur « occupe une position socialement dominée, soit il s’impose auprès de son interlocuteur » (ibid.). Cependant, la relation en entretien qui s’est instaurée fonctionne davantage sur le

30 Une grille d’entretien type a été réalisée, mais elle a essentiellement servi de trame aux premiers entretiens. En

même temps, pour chaque entretien, une grille personnalisée a été réalisée en fonction des informations détenues sur le professionnel et son activité. En annexe n° 8, nous joignons un exemple de ces grilles.

89 modèle du « donnant/donnant » ou « gagnant/gagnant ». En effet, l’entretien a été présenté – en référence au rituel de présentation31 – de telle manière aux professionnels, parents et personnes handicapées que l’objectif à atteindre est celui de la mutualisation des savoirs, des expériences, des pratiques, pour permettre une meilleure qualité de vie des personnes handicapées. Il s’agit d’un travail en commun qui ne dessert aucune partie et où tous les intérêts sont dans la même partie, ce qui permet de dépasser ce que Stéphane Olivési (ibid. : 14) nomme la possibilité d’instaurer une « complicité forcée ». Dès lors, au-delà d’une complicité, c’est la confiance dans une relation équitable, animée par la volonté d’agir pour le bien commun, qui se contractualise, au sens du contrat ou pacte de lecture des clauses de la relation. En effet, comme le rajoute Stéphane Olivési (2004 : 15), « les entretiens les plus riches du point de vue de l’échange d’informations mettent souvent en présence deux personnes qui ont intérêt à échanger des informations » et ce sur le modèle du « don », « contre-don » de Marcel Mauss (1950).

b. … traités comme des récits de pratique

De plus, ce partage d’informations repose sur le modèle du récit de pratique : « Le récit n’est pas seulement rapporté à une hagiographie ; il a vocation à construire ou reconstruire une identité32 et une image dans lesquelles les parties prenantes (salariés, clients, actionnaires…) de l’organisation sont invitées à se reconnaître » (De la Broise, 2008 : 106). En revanche, il faut veiller à « faire parler de situations pratiques plutôt que de demander de “livrer des représentations” en général » (Lahire, 1998 : 27). Il est alors possible, à travers les récits de pratiques des professionnels, de révéler les régularités au sein des propos qui amènent à penser la construction d’une identité commune au-delà d’une culture commune. Les institutions et/ou les professionnels proposant une même pratique devraient pouvoir se reconnaître dans les propos de chacun. L’auteur complète (ibid. : 107), « comprenons qu’il ne s’agit pas seulement d’amener un acteur à s’expliquer, mais à transformer des événements en récit et, ce faisant, à raconter une histoire qui est aussi la sienne ». Il y a récit de vie selon Daniel Bertaux (1997 : 6) « dès lors qu’un sujet raconte à une autre personne, chercheur ou pas, un épisode quelconque de son expérience vécue […] le récit de vie résulte d’une forme particulière d’entretien, l’entretien narratif, au cours duquel un chercheur […] demande à une personne ci-après dénommée “sujet”, de lui raconter toute une partie de son expérience

31 Plus précisément, « un rite de présentation, comprend tous les actes spécifiques par lesquels l’individu fait

savoir au bénéficiaire comment il le considère et comment il le traitera au cours de l’interaction à venir » (Goffman, 1974 : 63).

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vécue ». Pour débuter l’entretien, il était demandé au professionnel de se raconter, de retracer son histoire, celle qui l’a conduit à utiliser l’informatique et/ou l’Internet dans sa pratique professionnelle. En effet, « le collectif est déposé en chaque individu sous forme de dispositions durables, comme les structures mentales » (Bourdieu, 1984 : 29) ; ce qui peut s’apparenter au principe hologrammatique d’Edgar Morin (1990).

De même, le chercheur peut être confronté à « des professionnels de la parole » qui détiennent « des discours sur mesure » (Olivési, 2004 : 15) mais inversement, dans cette recherche, davantage d’interrogés n’étaient pas accoutumés à mettre en mots leurs pratiques ou celles des personnes handicapées ; ce sont aussi souvent des professionnels qui font part de leur isolement dans leur pratique avec l’informatique. Il nous semble pertinent d’introduire maintenant la réflexion sur l’effet du téléphone en entretien. D’aucuns disent que le téléphone convie l’interlocuteur à des discours plus normatifs. Mais, en combinant entretien semi- directif narratif et compréhensif, la personne interrogée est amenée également à se parler à elle-même, à négocier avec elle-même et en temps réel, le sens de ses propos. Elle peut le faire sans être vue, seulement entendue et sans avoir le sentiment d’être piégée par la situation d’entretien. À partir de ce point de basculement, les représentations peuvent émerger. En effet, Jean-Claude Kaufmann (ibid. : 58) rappelle que l’être humain est un « concentré du monde social », mais est « infiniment contradictoire » car il porte en lui « toutes les contradictions de la société ». L’individu doit alors fabriquer sa propre identité en donnant un sens à sa vie (ibid.). En conséquence, « la représentation n’est donc pas un simple reflet, elle est un moment crucial dans le processus dialectique de construction de la réalité. Celui où la perception du social transite par les consciences individuelles, où ce social est trié, malaxé, pour déterminer des comportements parmi des milliers possibles » (ibid.). Dans la situation d’entretien, « il faut penser à soi et parler de soi, plus profondément, plus précisément, plus explicitement qu’on ne le fait habituellement, dans un cadre quelque peu solennel, face au micro, pour la science » (ibid. : 59). Lors des entretiens sur le terrain, les professionnels avaient tendance à se réfugier dans la pratique, à montrer ce qu’ils ont fait, créé, produit, bien que ce ne soit pas l’objectif principal de l’entrevue. Et selon l’auteur (ibid.), lorsque l’enquêteur arrive à pénétrer dans le monde de l’informateur, ce dernier est « pris au piège », « plus il s’engage […] pour mettre de l’ordre dans ce qu’il dit de lui, car c’est sa vie, son moi qui sont en jeu. Et plus il s’engage dans ce travail de mise en ordre, plus il parle de lui ». Certains professionnels avaient parfois une soif de parler, faisant remarquer qu’ils ne savaient pas s’ils se faisaient bien comprendre, en passant par des détours qu’ils reconstruisaient/se

91 rappelaient en même temps qu’ils parlaient de leur pratique. Il faut remarquer que « cela peut aller de soi, mais il faut toujours rappeler que les acteurs peuvent d’autant mieux parler de ce qu’ils font et de ce qu’ils savent que leurs pratiques et leurs savoirs ont été désignés, nommés, distingués verbalement dans l’ensemble continu et infini des pratiques et des savoirs » (ibid. : 17).

De plus, le faux problème de la véracité des propos se résout assez simplement, les informateurs étant « très vite piégés par l’enjeu quand l’entretien s’approfondit : ce n’est plus seulement la qualité de leurs réponses qui est jugée, mais leur propre vie et sa cohérence » (Kaufmann, 2007 : 61). En ce sens, la critique de Gérard Mauger (1991) reprise par Jean- Claude Kaufmann (ibid. : 67) sur l’illusion de la véracité des opinions recueillies en situations ordinaires plus qu’en entretien peut être commentée : moins que la vérité de ces propos, il s’agit davantage de la forme que prennent ceux-ci, plus orientés vers la transmission d’informations que d’opinions. Force est de constater que l’informateur est soumis à des injonctions paradoxales entre ce qu’il pense pouvoir dire et ce qu’il veut garder pour lui, ce qui déboucherait sur des « révélations masquées » qu’il s’agit de dévoiler. « Toutes les tactiques sont en effet utilisées pour dire sans dire, s’expliquer sans trop s’exposer personnellement. L’ironie et les phrases à double entente, les paraboles et les maximes, les mimiques [ou] […] l’explication indirecte : parler de soi à travers ce qu’on dit des autres » (Kaufmann, 2007 : 68) peuvent être recherchées dans l’interprétation. En somme, l’entretien qui a pour ambition de recueillir un récit de pratiques est parfois mis à mal et critiqué et devrait se borner aux représentations. En revanche, selon Jean-Claude Kaufmann (2007 : 71), « dans de nombreux cas l’entretien peut être utilisé comme un instrument très performant pour étudier finement les pratiques. Il faut pour cela vérifier qu’une déformation massive due à la position ne se produise pas, et croiser différents points de vue ».

Une réflexion de Bernard Lahire (1998) sur les logiques pratiques, c’est-à-dire sur « Le “faire” et le “dire sur le faire” » dans un article publié dans la revue Recherche et formation permet de penser les récits de pratiques dans leur paradoxe bien que le travail de chercheur puisse « réduire considérablement l’écart entre l’“ordre du faire” et l’“ordre du dire sur le faire” » (ibid. : 26). Comme cela a été mentionné précédemment, la majorité des professionnels explicitait leurs pratiques pour la première fois. En conséquence, « ceux dont les savoirs ou les savoir-faire sont objectivés (et donc socialement clairement identifiés, nommés avec quelque autorité) auront plus de facilité à “déclarer” leurs savoirs et leurs

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pratiques » (ibid. : 17) qui seront donc davantage du ressort d’un discours d’accompagnement que d’un récit de pratique.

c. Des entretiens conduits sur le modèle compréhensif

L’entretien compréhensif a été conceptualisé par Jean-Claude Kaufmann (2007 : 11) dont l’objectif initial est la production de la théorie originaire du « bas », soit du terrain, c’est-à- dire une Grounded Theory (Strauss, 2003). Il serait possible d’opposer l’entretien compréhensif à l’exigence traditionnelle de l’entretien impersonnel ; or, son biais principal serait la non-personnalisation des questions et par correspondance des réponses (Kaufmann, 2007 : 19). Alors que « l’entretien compréhensif s’inscrit dans une dynamique exactement inverse : l’enquêteur s’engage activement dans les questions, pour provoquer l’engagement de l’enquêté » (ibid.). Il faut comprendre que « la compréhension de la personne n’est qu’un instrument, le but du sociologue est l’explication compréhensive du social » et ce dans la tradition de la sociologie compréhensive de Max Weber (ibid. : 26), afin aussi de rompre l’asymétrie de la relation (ibid. : 47). En effet, l’enjeu est rencontrer son interlocuteur, « dans le double sens wébérien : qu’il entre en sympathie avec lui tout en saisissant ses structures intellectuelles » (ibid. : 51). Mais en réalité, trois pôles sont en interaction dans l’entretien compréhensif : l’interlocuteur, le chercheur (avec un objectif d’« empathie et [d]’engagement mutuel ») et l’objet même de la recherche (ibid. : 55). Selon l’auteur (ibid. : 55), « ce jeu à trois pôles exige des efforts continuels. Il place l’informateur dans une “posture extraordinaire” qui le sort de sa manière d’être et de penser habituelle et le pousse à exercer un travail “véritablement théorique” (Bourdieu, 1988 : 12) ». En outre, dans le processus d’objectivation, l’entretien compréhensif permettrait « d’inverser les phases de construction de l’objet » en intégrant le terrain comme « point de départ » de la problématique ; le modèle théorique n’étant modélisé qu’une fois les données recueillies et analysées sans être encore interprétées (ibid. : 23) puisque « les hypothèses lancées sont issues de l’observation : l’ordre des procédures est inversé » (ibid. : 28).

d. S’entretenir avec des personnes diagnostiquées handicapées mentales

Gino Gramaccia (2008 : 55) s’intéressant à la pragmatique de la parole en recherche-action cite Vincent de Gaugelac (2007 : 73) qui affirme que « la bénédiction du sociologue est qu’il a à faire à des sujets qui parlent » en réponse à la formule « la malédiction des sciences sociales est qu’elles ont à faire à des objets qui parlent (Bourdieu et al., 1969 : 64) » ; mais

93 pas toujours. La question est de savoir comment s’entretenir avec ceux d’entre nous qui ne parlent pas ou peu ? Recueillir la parole des personnes handicapées dans cette recherche s’inscrit dans une logique sociétale de participation sociale et de valorisation des rôles sociaux en tant que citoyen de leur communauté (Boisvert et Guillemette, 2003 : 17). D’ailleurs, Daniel Boisvert et François Guillemette (2003), dans un article titré « L’entrevue de recherche qualitative avec des adultes présentant une déficience intellectuelle », proposent une modélisation de l’entretien à partir d’une connaissance des adultes présentant une limitation intellectuelle. En premier lieu, les auteurs listent les caractéristiques de la construction du discours : « Difficulté à structurer leur discours » aux niveaux de la grammaire et de la cohérence ; tendance à l’imitation, c’est-à-dire à « la répétition d’un discours entendu » ; « brièveté temporelle » ou temps de « latence » (de silences plus ou moins long) ; « difficulté à exprimer les nuances » et « vocabulaire limité », « immature » et « déformé » (ibid. : 17-18). La répétition, qui va de pair avec la brièveté et la latence, a été la principale difficulté rencontrée à laquelle la conduite de l’entretien n’a pas su faire face. Devant parfois le manque de réponses en termes de contenu et de longueur, certaines ont été suggérées lors des interrogations : il s’agit d’une erreur classique, qu’il est possible de rattraper en reposant la question, en la reformulant, afin de vérifier la réponse. Le temps de latence n’a pas toujours été respecté ; nous l’avons ressenti comme une impasse pour la personne handicapée. En revanche, le vocabulaire semblait davantage maîtrisé que ce que mentionnaient les auteurs, au sens où les propos des personnes handicapées traduisent une bonne connaissance de l’outil informatique et d’Internet, que nous analysons en termes de performance de la culture en partie trois. Il faut préciser qu’il a été distingué « les questions visant l’obtention d’informations d’ordre factuel ou de nature subjective » (Carrier, Fortin, 1994 : 30) et celles visant la pratique qui ont été favorisées, ce qui peut expliquer une certaine maîtrise d’un sujet circonscrit à des usages et pratiques.

En second lieu, les auteurs (ibid. : 18) s’intéressent aux caractéristiques cognitives ; ils mentionnent : difficulté de « perception dans le temps », problèmes de « mémorisation » et de « faibles capacités d’introspection ainsi que d’attention », la « capacité limitée d’abstraction » et le mode de raisonnement « en fonction de réalités concrètes » présentes qui conduisent à « une compréhension restreinte des mots, des chiffres et autres symboles abstraits » (ibid.). Cependant, lors des entretiens, les problèmes d’expression (sur le plan biologique : privation de la parole ou articulation défaillante, comme psychologique : manque de confiance en soi) constituent un frein plus important que les problèmes de compréhension. Il ne s’agit pas de

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conclure trop hâtivement que toutes les personnes qui utilisent l’informatique/l’Internet auraient de meilleures capacités cognitives, tous les niveaux de handicap étant représentés (de léger à profond), mais rappeler plus simplement qu’elles ont les moyens de communiquer sur un sujet motivant pour elles. Enfin, les caractéristiques des relations personnelles sont décryptées par les auteurs (ibid. : 18-19) : sensibilité accrue « au stress provoquée par la nouveauté et l’inconnu » ; « faible estime de sa capacité à répondre », « tendance à l’acquiescement » engendrée par « la désirabilité sociale » ; peur du jugement, de l’évaluation ou de la réprimande.

Une fois ces particularités dressées, les auteurs (ibid. : 19-21) recommandent une entrevue non-formelle, encouragée par une « considération positive » « dans les capacités » des personnes interrogées avec des signes d’intérêts, d’acquiescements, de remerciements. Ils conseillent également de recueillir « au préalable des informations précises sur la vie quotidienne de l’interviewé ». De même, « l’assurance de la confidentialité » et la non prise de notes sont préférées. Il a été impossible de recueillir de l’information sur certaines personnes du fait d’un temps court d’observation et d’une tradition du secret professionnel ainsi que du respect de la vie privée. En conséquence, la méthode de recherche en déficience intellectuelle du récit de vie proposée par Céline Yelle (1997), qui demande d’avoir une connaissance suffisante de l’interrogé pour favoriser la fiabilité du discours, ne pouvait pas être appliquée. De plus, l’enregistrement des conversations à partir d’un lecteur MP3 a été expliqué ; les personnes étant familiarisées avec ces outils, cela n’a pas posé de problème particulier, excepté pour une personne relativement méfiante qui l’a refusé. Comme le signalent Daniel Boisvert et François Guillemette (2003 : 24), il existe plus de ressemblances que de différences dans l’entretien avec une personne handicapée. Ces entrevues nous poussent à choisir nos mots et à formuler des questions précises pour restreindre leur polysémie.

1.2.3 Méthodologie d’analyse des entretiens et des représentations sociales : entre