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Chapitre 2 – L’anthropodicée balzacienne : du péché originel à la pathologie de la vie sociale

1.1 L’effacement d’une métaphysique du péché

Enraciné dans le cœur de l’homme depuis la faute d’Adam, le péché originel, bien qu’engendré par la liberté humaine, se conçoit difficilement sans plan divin. Et pour cause, son origine de même que les mécanismes qui régissent son actualisation à travers le temps

restent, dans une large mesure, impénétrables, voilés aux faibles lumières du fidèle18. Au

cours de la Restauration, un écrivain comme Joseph de Maistre, auquel on associe parfois

Balzac19, pousse à ses conséquences ultimes le dogme chrétien du péché originel et propose

une véritable métaphysique du péché qui exalte le rôle de la providence dans l’expérience humaine de la souffrance. Revenant à l’idée d’un Dieu vengeur, l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg semble mettre en application la thèse défendue par Saint Augustin dans De libero arbitro : « Afin que la beauté de l’univers ne reste pas souillée, il faut que la

honte de la faute ne soit jamais sans la beauté de la vengeance20. » Tous liés organiquement

par la faute première, les individus ne souffriraient ni à titre d’innocents, ni à titre de coupables, mais bien en tant qu’Hommes, chacun participant héréditairement au péché originel et étant par conséquent objet d’une vengeance divine. Dans ce contexte, nulle place n’est laissée à la contingence ou à la volonté humaine ; la guerre, la Révolution, la Terreur, la maladie, les cataclysmes sont autant de manifestations de la main de Dieu qui, tel un « machiniste » aux commandes du monde temporel, manierait les hommes pour châtier les hommes – à travers la guerre, par exemple – en vue de leur rédemption future ; dépossession complète de l’humanité à la faveur de l’autorité divine qui tient finement les ficelles de la sphère humaine.

Si nous évoquons cette figure marquante de la littérature contre-révolutionnaire des années 1820, c’est pour marquer la distance qui sépare la théodicée maistrienne de l’univers balzacien, où l’on assiste, au contraire, au délitement progressif de toute

18 C’est, par exemple, ce qu’exprime Pascal dans ses Pensées : « Sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses retours et ses plis dans l’abîme du péché originel, de sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable à l’homme. » (Pensées, Paris, Gallimard, 1998, p. 115.)

19 Voir, par exemple, Philipe Bertault, Balzac et la religion, op. cit., p. 465-473 et Arlette Michel, « Signification spirituelle de L’envers

de l’histoire contemporaine : expiation et consolation », dans L’Année Balzacienne, no 11 (1990), p. 329-344. 20 Jean Delumeau, Le péché et la peur, op. cit., p. 217.

justification providentielle de la souffrance. Contrairement à ce que suggère Antoine

Compagnon21, Le médecin de campagne, Le curé de village et L’envers de l’histoire

contemporaine attestent moins du triomphe de la volonté divine sur l’homme, que celui de l’humanité sur Dieu, voire plus vraisemblablement, de la Société sur l’individu. À rebours de plusieurs récits contre-révolutionnaires – ceux par exemple de Joseph de Maistre auxquels nous venons de faire allusion – les romans balzaciens ne reposent pas sur un providentialisme très accusé. Rarement, la souffrance des personnages est-elle associée à une quelconque justice providentielle. Et lorsqu’une telle association est établie, le texte tend, par divers moyens, à la décrédibiliser.

C’est le cas, par exemple, des passages où le personnage de Benassis invoque, dans Le médecin de campagne, la participation de la providence dans les choses humaines. Certes, le héros philanthrope de Balzac prêche solennellement l’idée d’une providence distribuant biens et maux sur la tête des hommes. Mais tout se passe comme s’il défendait cette opinion moins en vertu de sa vérité propre que de son utilité sociale. Dans ce contexte, la providence s’avère avant tout un outil de gouvernement, un épouvantail permettant de ramener à l’ordre les êtres égarés, bien plus qu’une volonté divine prodiguant aux hommes, de l’extérieur, bienfaits et châtiments. C’est au moment de montrer à Genestas les rituels funèbres des gens habitant la partie supérieure du village que se dévoile cette instrumentalisation de l’idée de providence :

Si la conscience, dit Benassis à son compagnon de route, appartient à Dieu seul, le corps tombe sous la loi sociale ; or, n’est-ce pas un commencement d’athéisme que d’effacer ainsi les signes d’une douleur religieuse, de ne pas indiquer fortement aux enfants qui ne réfléchissent pas encore, et à tous les gens qui ont besoin d’exemples, la nécessité d’obéir aux lois par une résignation patente aux ordres de la Providence qui frappe et console, qui donne et ôte les biens de ce monde ? J’avoue qu’après avoir passé par des jours d’incrédulité moqueuse, j’ai compris ici la valeur des cérémonies religieuses, celle des solennités de famille, l’importance des usages et des fêtes du foyer domestique22.

La forme religieuse semble ici prendre toute la place et, à la limite, la religion, pour bien remplir son office – essentiellement social – pourrait sans difficulté se passer de la croyance en Dieu. La foi en la Providence n’a ici rien d’une conviction personnelle, ancrée dans

21 Dans son livre consacré aux auteurs antimodernes, Compagnon suggère que le Médecin de campagne atteste « du programme contre- révolutionnaire et antimoderne, comme retour à la volonté divine contre la volonté du peuple » (p. 110). S’il y a certainement dans ce roman un appel à l’autorité, il est moins sûr que ce soit un appel à l’autorité de Dieu. La volonté divine semble au contraire exclue de ce roman comme du Curé du village et de L’envers de l’histoire contemporaine. C’est la volonté de l’homme qui prend toute la place. 22 Balzac, Le médecin de campagne, Pl., t. IX, p. 446.

l’intériorité du personnage : s’il faut se résigner – ostensiblement d’ailleurs – à ses ordres et à ses prescriptions, c’est avant tout pour préserver le liant social. Certes, la Providence « frappe et console, donne et ôte les biens de ce monde », mais elle est une fiction instrumentalisée en vue du maintien de l’ordre social et non la cause première de la souffrance des hommes.

En fait, Benassis ne semble jamais être revenu de l’« incrédulité moqueuse » qu’il associe à ses jeunes années, l’évolution de ses idées ne dépassant jamais l’exercice de reformulation : « Autrefois, dit-il, je considérais la religion catholique comme un amas de préjugés et de superstitions habilement exploités duquel une civilisation intelligente devait

faire justice ; ici, j’en ai reconnu la nécessité politique et l’utilité morale23. » L’évolution

du personnage est pour le moins timide. Entraîné dans la logique du « faire comme si24 »,

il semble invoquer Dieu et sa providence de façon pragmatique, à titre de calculateur. Ainsi faut-il se méfier lorsque, s’abandonnant à des élans de dévotion, il laisse entendre que ses épreuves lui viennent de Dieu, que la vie humaine est « sans doute une dernière épreuve

pour la vertu comme pour le génie, également réclamés par un monde meilleur25 » ; ou

encore que « Dieu veut sans doute qu’[il] passe par cette dernière épreuve26 », évoquant la

prise en charge de l’enfant adoptif de Genestas, ultime difficulté qui doit le précipiter vers la mort. L’évocation de la providence est chaque fois assortie de marques linguistiques (« sans doute ») qui signent l’hésitation, voire la distanciation ou la désolidarisation : en tous les cas, la conviction est hors-jeu. Rien n’exclut, du reste, comme le suggère Vincent Bierce, que la providence soit évoquée par Benassis à titre de simple lieu commun ou de

cliché, par une sorte d’habitude ou d’automatisme de langue27. La même hypothèse

pourrait s’appliquer à l’officier Genestas, pyrrhonien proclamé28, qui attribue la mort de

23 Ibid., p. 446-447.

24 Voir Brigitte Méra, « L’art d’être croyant », dans AB 2003, no 4, p. 100. Aux « antipodes de la conviction » (Ibid., p. 95), cette attitude témoignerait d’un « art d’être croyant » bien davantage que d’une authentique piété. Philippe Bertault tomberait sûrement d’accord avec Méra. En amenant ses créatures à exprimer un mouvement d’admiration à l’égard de la divinité du Christ, le romancier agit, « comme si lui-même avait éprouvé sincèrement la même conviction ». Mais Bertault ajoute : cette conviction « n’était que feinte » (p. 319). 25 Balzac, Le médecin de campagne, Pl., p. 466.

26 Ibid., p. 583.

27 Vincent Bierce, « Le sentiment religieux dans La Comédie Humaine d’Honoré de Balzac. Foi, ironie et ironisation », op. cit., p. 539. Parlant de la prolifération – « suspecte » – du « doigt de Dieu » dans La Comédie humaine, l’auteur émet l’hypothèse que cette expression soit utilisée par l’auteur et ses personnages à titre de simple cliché sans réelle portée religieuse : « La formulation, explique- t-il, apparaît donc comme un réflexe langagier, comme une expression figée qui, de parlure ecclésiastique, s’est insinuée dans le discours de chacun : à l’échelle de La Comédie humaine, le “doigt de Dieu” devient alors un cliché, c’est-à-dire une figure “lexicalement remplie et figée par l’usage qui provoque une impression de déjà vu, banal, rebattu” ».

28 « Aussi, dans les conversations scientifiques ou historiques, devenait-il grave, en se bornant à y participer par des petits coups de tête approbatifs, comme un homme profond arrivé au pyrrhonisme. » (Balzac, Le médecin de campagne, Pl., p. 390.)

son amante et de celui qui la lui a ravie à un châtiment venu de Dieu : « Vous pensez bien, dit-il, qu’ils ont payé leurs tromperies singulièrement cher. Foi d’honnête homme, Dieu

fait plus attention aux choses de ce monde que nous ne le croyons29. » Placé dans la bouche

d’un personnage par ailleurs décrit comme sceptique et indifférent, ce recours à la providence tient sans doute davantage du cliché que de la conviction. On ne saurait y reconnaître une véritable vision théocentrée de l’expérience humaine, et l’action du Dieu dont parle Genestas a peut-être davantage à voir avec un « hasard fatal » – formule paradoxale appréciée des personnages balzaciens – qu’avec un réel providentialisme. Comme l’explique François-Emmanuël Boucher, « le recours aux principes du christianisme [dans La Comédie humaine] devient le plus souvent un prétexte qui justifie

une autre compréhension du monde et une nouvelle manière d’appréhender la vie30 ».

Cette dernière remarque s’applique bien au personnage de Véronique Graslin qui multiplie les évocations de la « main de Dieu » ou du « doigt de Dieu » sans toutefois en tirer pleinement les conséquences, comme si elle en tirait « prétexte » pour présenter une vision tout compte fait « désenchantée » du monde. Certes, dit-elle, « la main de Dieu » moins douce que celle des hommes, « [l’]a frappée de jour en jour, comme pour [l’]avertir

que tout n’était pas expié »31. Mais, à la lumière des analyses du narrateur, son état maladif

semble moins s’expliquer par une intervention transcendante, ou par quelque expiation, que par l’affrontement d’une « volonté chrétienne » et d’un corps « réduit à ce que la

religion veut qu’il soit »32, façon détournée de dire que, même au sein du système chrétien,

c’est la volonté humaine, et non celle de Dieu, qui s’impose, c’est la « pensée » et non la providence qui engendre la souffrance. Si expiation il y a, elle semble se détacher de tout ordre providentiel, les remords portés par la pensée suffisant à entraîner le corps dans la maladie, sans que le doigt de Dieu n’ait à s’interposer.

Ce qui est vrai à l’échelle individuelle l’est encore plus à l’échelle collective : nulle communion des peines, nul sacrifice de l’innocence pour le rachat de l’humaine condition ne sont à l’œuvre dans ces romans. L’idée d’une justification providentielle de la souffrance sera par exemple frappée de discrédit dans L’envers de l’histoire

29 Ibid., p. 580.

30 Les révélations humaines. Mort sexualité et salut au tournant des Lumières, Berne, Éd. Peter Lang, 2005, p. 173 (nous soulignons). 31 Balzac, Le curé de village, Pl., t. IX, p. 859.

contemporaine, où le narrateur prend une distance critique vis-à-vis de ce qui serait une interprétation trop métaphysique des maux humains. Il associe au fanatisme religieux l’idée que Dieu puisse être en cause dans les avanies révolutionnaires marquant la fin du

XVIIIe siècle. Parlant de la fille de Madame de La Chanterie, il s’emploie à se distancier

d’une métaphysique du péché façon Joseph de Maistre : « Cette jeune personne, écrit-il, de même que Mme de La Chanterie, était attachée aux Bourbons jusqu’au fanatisme, ennemie de la Révolution française, et ne reconnaissait la domination de Napoléon que comme une

plaie que la Providence infligeait à la France, en punition des attentats de 179333. »

L’interprétation maistrienne du mal comme nécessaire expiation ne semble pas recevoir ici l’aval du texte : l’idée d’une plaie infligée à la France par la Providence relèverait, selon le narrateur, du fanatisme. Plus largement, l’opinion selon laquelle un individu innocent pourrait souffrir pour un crime qu’il n’a pas commis est exclue. Certes, nombreux sont les critiques balzaciens qui ont vu dans la curieuse maladie affectant le personnage de Vanda – fille d’un magistrat révolutionnaire ayant conduit à la mort plusieurs aristocrates – les

signes d’un traitement maistrien de la souffrance34. Vanda évoque d’ailleurs explicitement

l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg lorsqu’elle désespère de donner un sens à sa souffrance : « Il y a des moments, mon père, dit-elle, où les idées de M. de Maistre me travaillent, et je crois que j’expie quelque chose35 » ; mais l’affirmation de la fille est

aussitôt remise en question par celle du père, qui lui répond, chagriné : « Voilà ce que c’est

que de tant lire36 », reléguant au monde des idées et des chimères la perspective d’une

interprétation sacrificielle de la souffrance où l’innocence payerait pour les crimes des méchants. Si le texte développe néanmoins en sourdine l’hypothèse que Vanda puisse payer dans son corps pour les prévarications de son père (voire de son grand-père), le diagnostic final posé par le docteur Halpersohn est on ne peut plus matérialiste et exclut toute participation de la providence dans le sort de la malade : « Elle est depuis dix-sept ans, dit-il, victime du principe de la plique polonaise qui produit tous ces ravages [...] Or,

33 Balzac, L’envers de l’histoire contemporaine, Pl., t. VIII, p. 289. Nous soulignons.

34 Philippe Bertault évoque cette hypothèse : « En fait, écrit-il, Vanda expie l’injustice commise par son père, le baron Bourlac, juge de Mme de La Chanterie. » (Balzac et la religion, op. cit., p. 470.) La même thèse est défendue par Anne E. Berger (« Petit essai de clinique littéraire », L’œuvre d’identité, Didier Maleuvre et Catherine Nesci [dir.], Paragraphes, Montréal, Département d’Études françaises de Montréal, 1996, p. 11) et par Alexandre Péraud (« Scénographie de l’envers dans L’envers de l’histoire contemporaine », dans La

licorne, no 56 [2001], p. 35). Notons toutefois que d’autres théoriciens rattachent la maladie de Vanda à des causes physiologiques. Voir par exemple, F. Lotte, « L’hystérie de Wanda de Mergi », Le courrier balzacien, no 6 (1949), p. 103-111.

35 Balzac, L’envers de l’histoire contemporaine, Pl., t. VIII, p. 372. 36 Id.

moi seul aujourd’hui sais comment faire sortir la plique de manière à pouvoir la guérir, car

on n’en guérit pas toujours37. » Ainsi à l’hypothèse maistrienne d’une souffrance par

communion des peines – l’innocence payant pour les fautes des méchants en vue de la rédemption future du genre humain – s’oppose une alternative toute matérialiste – une plique qu’un savoir médical particulier permettrait de « faire sortir » du corps comme on évacue les humeurs viciées par des saignées –, conclusion qui invalide l’intervention d’une logique punitive, commandée de l’extérieure par la « main de Dieu », comme pouvaient l’entendre de Maistre, ou encore Pascal dans sa Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies : « Vous m’avez donné, écrivait ce dernier, la santé pour vous servir, et j’en ai fait un usage tout profane. Vous m’envoyez maintenant la maladie pour me corriger : ne

permettez pas que j’en use pour vous irriter par mon impatience38. » On ne saurait être plus

éloigné de l’univers religieux dans lequel baignent les personnages balzaciens.

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