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Chapitre 3 – De la vie contemplative à la vie active : l’investissement radical de l’ici-bas humain

3. Le salut par les œuvres : l’ascèse laïque de Benassis, Véronique Graslin et Madame de La Chanterie

3.3 L’avenir : la temporalité du désenchantement du monde

Une société qui cesse d’être déterminée du dehors est une société qui nécessairement bascule vers l’avenir, se tourne entièrement vers lui et s’organise de part en part en vue de lui201.

L’insistance des trois romans sur l’action, que ce soit à travers l’exercice d’une bienfaisance raisonnée ou à travers l’organisation de toute une communauté, correspond à

un « régime d’historicité202 » particulier tourné vers l’avenir : c’est le futur historique qui

est l’horizon de ces romans, tout passéistes qu’ils pourront apparaître à première vue. En cela, l’utopie religieuse balzacienne est bien désenchantée au sens où l’entend Marcel Gauchet. Pour ce dernier, le propre des sociétés sorties du religieux serait de se définir en fonction d’un avenir à construire, contenu en germes dans le présent, et non plus en fonction d’un passé enfermant les hommes dans une logique de continuité, d’inertie, de conservation ou de recommencement. Si la dictature de l’origine déterminait les sociétés

religieuses, l’avenir serait en revanche « la temporalité même du désassujettissement203 »,

le nouvel axe constitutif des sociétés désenchantées204. Le « sublime agissant » balzacien

confine dans l’investissement du futur, non pas le futur eschatologique « suspendu à l’imprévisible intervention extérieure de la divinité », mais un futur historique à construire

en tant que « dimension cruciale de l’expérience terrestre »205. Qu’il s’agisse de l’œuvre

civilisatrice de Benassis, de la régénération de Montégnac par Véronique, ou de l’œuvre bienfaisante des Frères de la Consolation dans Paris, l’idée d’une pérennisation de l’entreprise sociale amorcée est chaque fois évoquée. Il s’agit de trouver des héritiers

201 Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, op. cit., p. 344.

202 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, coll. « Point », 2012. Pour Hartog, le rapport au temps – qu’il nomme « régime d’historicité » –, détermine le type de récit qu’un écrivain peut produire : « Avec le régime d’historicité, écrit-il, on touche ainsi à l’une des conditions de possibilité de la production d’histoires : selon les rapports respectifs du présent, du passé et du futur, certains types d’histoire sont possibles et d’autres non. » (Ibid., p. 39.) Dans le cas de Balzac, c’est le futur qui est surtout mis de l’avant, non pas en étant désarticulé d’un passé ou d’un présent, mais bien en constituant l’horizon des récits proposés.

203 Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, op. cit., p. 346.

204 Marcel Gauchet insiste sur le caractère indéterminé de ce futur : « C’est toujours il est vrai d’obligation structurante envers l’ailleurs invisible qu’il s’agit, de devoir et de dette envers l’autre que soi. Mais un ailleurs invisible qui, pour être aussi rigoureusement inaccessible que le dieu le mieux caché [...], demeure sur le plan du même, et de contenu purement laïc, purement terrestre, purement humain. Mais un autre que soi d’une espèce extrêmement particulière, puisque destiné toujours à être rejoint, en dépit de sa transcendance toujours renaissante, puisque promis à devenir soi, dans la course sans terme après un horizon qui recule. » (Ibid., p. 346-347.) 205 Ibid., p. 345.

spirituels, des auxiliaires qui sauront mener plus loin les transformations sociales déjà entamées. Il s’agit aussi d’offrir à la postérité une sorte de lègue testamentaire grâce auquel les personnages bienfaiteurs pourront continuer d’exercer leur autorité morale et spirituelle depuis leur tombe.

C’est bien ce qui se produit dans Le médecin de campagne, où l’avenir est investi de plain-pied. Certes, à l’échelle de la vie intérieure du personnage principal, celle qu’il nous dévoile dans sa confession, le passé semble jouer un rôle déterminant allant jusqu’à

expliquer, nous l’avons vu, sa vie de repentir et de don de soi206. Mais, comme le montre

Pierre Barbéris, l’œuvre de Benassis est avant tout une façon de « fonder la vie sur des

bases neuves, plus vraies », un « redépart», un « second drainage romantique [...] allant

plus vers l’avant, vers des solutions »207, bref un livre qui, tout en évoquant un passé

individuel décevant, a pour centre de gravité un avenir à construire. Ayant rencontré « table

rase208 » en arrivant à Voreppe, Benassis a toujours en vue la « prospérité future du

bourg209 ». Ainsi, en parlant du succès de la première industrie dont il favorise

l’implantation – la vannerie –, il dit à Genestas : « N’était-ce pas l’avenir de ce pauvre pays, monsieur, que déjà je portais en mon cœur, comme la femme du vannier portait dans

le sien son premier nourrisson210 ? » L’image est éloquente : Benassis porte en lui l’avenir

de sa commune comme la femme appelée à mettre au monde un enfant porte dans ses entrailles un être en puissance. L’une des premières actions qu’il pose est d’ailleurs de « bâtir une mairie dans laquelle [il] m[et] une école gratuite et le logement d’un instituteur primaire », geste qui témoigne d’une volonté de construire le présent en fonction de l’avenir, avenir qui sera garanti par un testament soigneusement réglé :

Les règlements de cette institution sont tous tracés dans mon testament ; il serait fastidieux de vous les rapporter, il suffit de vous dire que j’y ai tout prévu. J’ai même créé un fonds de réserve qui doit permettre un jour à la commune de payer plusieurs bourses à des enfants qui donneraient de l’espérance pour les arts ou pour les sciences. Ainsi, même après ma mort, mon œuvre de civilisation se continuera211.

206 C’est donc seulement sur ce plan qu’il faut entendre le narrateur lorsqu’il dit de Benassis qu’il préférait le passé à l’avenir : « Seulement M. Tonnelet et M. Janvier, peu avancés dans la vie, aimaient à scruter les évènements futurs qu’ils sentaient leur appartenir, tandis que les autres convives [incluant Benassis] devaient ramener de préférence la conversation sur le passé ; mais tous envisageaient gravement les choses humaines, et leurs opinions réfléchissaient une double teinte mélancolique : l’une avait la pâleur des crépuscules du soir, c’était le souvenir presque effacé des joies qui ne devaient plus renaître ; l’autre, comme l’aurore, donnait l’espoir d’un beau jour. » (Balzac, Le médecin de campagne, Pl., t. IX, p. 500.)

207 Pierre Barbéris, Balzac et le mal du siècle, op. cit., t. II, p. 1811-1812. 208 Balzac, Le médecin de campagne, Pl., t. IX, p. 431.

209 Ibid., p. 418. 210 Ibid., p. 416. 211 Ibid., p. 463.

La logique testamentaire que suit Benassis traduit le besoin que son « œuvre de civilisation » connaisse une continuité, une poursuite hors de lui, dans un futur qu’il ne connaîtra pas lui-même, qui est peut-être infigurable, mais qu’il aura néanmoins contribué à édifier.

Dans Le curé de village, Véronique Graslin poursuit les mêmes fins. De son vivant, elle place soigneusement les morceaux d’un monde appelé à se poursuivre au-delà d’elle- même, notamment à travers sa propre descendance : « Vois-tu cette terre mon fils ? dit-elle

à Francis, son enfant. Continue, quand tu seras homme, les œuvres de ta mère212. » Même

si on peut la lire comme une transmission du repentir à travers la procréation, l’exhortation de Véronique trahit aussi sa volonté de prolonger au-devant d’elle-même, à travers son fils, l’utopie sociale dont sa main et son cœur auront semé les germes au milieu du désert de Montégnac. C’est en vertu de cette même volonté, tournée vers l’avenir, qu’elle choisit avec un soin méticuleux celui qui doit devenir le précepteur de son fils. Ruffin, enseignant

de vocation chez qui « la piété ne nui[t] en rien à la science213 », devient l’auxiliaire de

Véronique, l’instrument grâce auquel elle assure, à travers l’éducation de son fils, la

pérennisation de son projet social214.

Rien toutefois ne montre mieux cette volonté de pérennisation, que l’acte

testamentaire de Véronique, lequel donne à sa « bienfaisance intelligente215 » un

retentissement depuis la tombe. Comme pour Benassis, il ne s’agit pas de l’intercession d’une femme devenue sainte, assise dans l’outre-tombe aux côtés de Dieu, gardant l’œil ouvert sur les choses de l’ici-bas. Il s’agit de l’acte notarié d’une châtelaine bienfaisante ayant eu, sa vie durant, l’avenir pour horizon. C’est ainsi que les saints de l’au-delà agissent dans l’univers balzacien : par les voies notariées d’un testament. Dans le cas de Véronique, ce dernier inclut le financement d’un hospice destiné aux vieillards indigents et celui de

212 Balzac, Le curé de village, Pl., t. IX, p. 851. 213 Ibid., p. 835.

214 Échos des débats sociaux qui ont lieu à l’extérieur des romans, l’insistance de Véronique, comme celle de Benassis, sur l’éducation des enfants marque bien un regard tourné vers le futur. Pour Marcel Gauchet, l’apparition de l’éducation comme activité spécialisée est l’un des signes du désenchantement du monde. Il distingue les « sociétés d’apprentissage », qui se légitiment par leur passé et qui ne demandent à leur sujet qu’une « intégration progressive et contrôlée dans des rôles et des places désignés d’avance » (p. 350), des sociétés d’« éducation » qui retranchent momentanément leurs sujets de leur milieu de vie naturel pour leur permettre d’« accumuler du potentiel, d’engranger du pouvoir de futur » (p. 352). Ainsi, le souci porté par nos romans à l’éducation des enfants reflète le déploiement d’une logique temporelle axée sur l’avenir qui accompagne le désenchantement du monde.

bourses d’excellence pour les étudiants du collège de Limoges. Sous les recommandations de la châtelaine, l’Église devra « surveiller les jeunes gens, et rechercher le cas où un enfant de Montégnac manifesterait des dispositions pour les arts, pour les sciences ou pour

l’industrie216 ». Ainsi, même après sa mort, Véronique continue d’exercer son influence au

sein de l’Église et de voir en elle l’auxiliaire de ses vœux davantage qu’une autorité devant laquelle elle devrait plier l’échine. Le pouvoir de l’argent renverse les rôles : l’Église obéit et la châtelaine impose. Mais ce qu’il faut avant tout retenir des vœux de la testatrice, c’est l’investissement dans l’avenir dont ils témoignent, à travers la mise sur pied de programmes d’éducation destinés à faire fleurir l’excellence de son canton.

La même préoccupation est perceptible chez les Frères de la Consolation qui cherchent à pérenniser leur Ordre en y intégrant Godefroid, appelé à devenir leur teneur de livres. Au début du roman, ce dernier est même emporté « au courant d’une de ces

méditations grosses de notre avenir, et que le passé rend solennelles217 ». On ne saurait

mieux rendre compte du rapport de ces personnages à la temporalité. Le passé est de plus en plus réduit à un renseignement utile à partir duquel on peut envisager l’avenir, menaçant certes, mais désormais « éclairé d’une longue trace lumineuse où brill[e] le bleu de

l’éther218 ». Pareils à des chrétiens « du premier temps de l’Église » égarés « dans le Paris

de 1835 »219, les Frères de la Consolation sont tout entier tournés vers le futur, un futur à

construire et à préparer à mains d’hommes.

216 Ibid., p. 871-872.

217 Balzac, L’envers de l’histoire contemporaine, Pl., t. VIII, p. 218. 218 Ibid., p. 219.

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