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Le désenchantement du monde dans Le médecin de campagne, Le curé de village et L'envers de l'histoire contemporaine de Balzac

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Le désenchantement du monde dans

Le médecin de

campagne

,

Le curé de village

et

L'envers de l'histoire

contemporaine

de Balzac

Mémoire

Antoine Blais-Laroche

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

Antoine BLAIS-LAROCHE

Le désenchantement du monde dans

Le médecin de campagne, Le curé de village et

L’envers de l’histoire contemporaine

de Balzac

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval

dans le cadre du programme de maîtrise en études littéraires avec mémoire

pour l’obtention du grade de Maître es Art (M.A.)

Sous la direction de :

Thierry Belleguic

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Résumé

À la lumière de l’anthropologie historique de Marcel Gauchet, nous examinons dans ce mémoire le rapport de Balzac à la religion à partir de ses trois romans les plus religieux : Le médecin de campagne (1833), Le curé de village (1841) et L’envers de l’histoire contemporaine (1848). Publiés à des moments différents de la carrière de Balzac, ces romans ont en commun d’illustrer l’autonomisation de la sphère humaine vis-à-vis de celle de Dieu en rendant la religion tributaire de la volonté humaine. Coupant court à tout providentialisme, réinterprétant le dogme du péché originel lorsqu’ils ne l’omettent pas tout simplement, ces romans à thèse présentent un monde plus désenchanté qu’il n’y parait de prime abord. Désormais le mal s’explique par une « pathologie » et la vie bonne consiste à panser activement les plaies du monde social. Investissant radicalement l’ici-bas humain, les bienfaiteurs balzaciens, qui ont tout de saints laïcs, semblent s’émanciper de toute métaphysique contraignante. Dans cette comédie du monde qui n’a plus rien de divin, la religion s’impose comme moyen, jamais comme fin.

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Abstract

In light of Marcel Gauchet’s works on disenchantment, we intent in this dissertation to analyze Honoré de Balzac’s views about religion and Christianity, especially in three of his most apologetics novels: Le Médecin de Campagne (The Country Doctor, 1833), Le Curé de Village (The Village Priest, 1841) et L’Envers de l’Histoire Contemporaine (The Seamy Side of History, 1848). Published at different points of Balzac’s career, those novels have in common to illustrate the move toward autonomy of human condition by making religion dependent on human will. Withdrawing Providence, reinterpreting original sin dogma, those thesis novels depict a disenchanted world. From now on, evil can be explained by pathology and religion can be reduced to the treatment of social wounds. Investing all their energy in life here below, Balzac’s characters appear to be freed from any metaphysical ties. In this human comedy that is no longer divine, religion is a mean, never an end.

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Table des matières

Résumé ... ii

Abstract ... iii

Table des matières ... iv

Liste des abréviations couramment utilisées ... vi

Remerciements ... vii

Introduction ... 1

Chapitre 1 – De Balzac à Gauchet : le désenchantement du monde et le moment 1800 ... 14

1. Balzac à l’« École du désenchantement » ... 16

2. La peau de chagrin : scénographie de l’indifférence, quintessence de l’École du désenchantement ... 26

3. Le désenchantement du monde autour du moment 1800 ... 37

3.1 De l’hétéronomie à l’autonomie : le christianisme comme religion de sortie de religion ... 38

3.2 Le moment 1800 et ses paradoxes ... 42

4. De l’« École du désenchantement » à l’« École des bienfaiteurs » ... 46

Chapitre 2 – L’anthropodicée balzacienne : du péché originel à la pathologie de la vie sociale ... 48

1. Quelques hésitations sur le sens du plan divin ... 54

1.1 L’effacement d’une métaphysique du péché ... 54

1.2 Problématisation de la providence ... 59

2. L’« infirmerie littéraire » balzacienne : la maladie comme isotopie romanesque ... 66

3. Entre inculpation et disculpation : le récit-confession balzacien et la pathologisation du mal ... 77

3.1 La confession de Benassis : entre culpabilité et passivité ... 78

3.2 La confession de Véronique Graslin ... 83

3.3 La confession des enfants du siècle (Gérard et Godefroid) ... 88

3.4 La confession de Monsieur Alain ... 91

4. La maladie sociale et le « vouloir-guérir » ... 93

Chapitre 3 – De la vie contemplative à la vie active : l’investissement radical de l’ici-bas humain ... 96

1. L’hérésie pélagienne ... 98

2. Du « sublime contemplatif » au « sublime agissant » ... 103

2.1 Les choses contre les idées : la pensée déconsidérée pour préserver la volonté humaine ... 105

2.2 Abandon de la vérité religieuse, culte du quelconque et guérison de la volonté ... 112

2.3 La critique anti-monacale balzacienne ... 116

3. Le salut par les œuvres : l’ascèse laïque de Benassis, Véronique Graslin et Madame de La Chanterie 131 3.1 Entre « bienfaisance rationnelle » et « charité » : la signification ambiguë du don de soi ... 133

3.2 Une bienfaisance consolatrice : agir pour (se) guérir ... 139

3.3 L’avenir : la temporalité du désenchantement du monde ... 147

4. L’appel de la sainteté ... 151

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Liste des abréviations couramment utilisées

Pl. « Bibliothèque de la Pléiade » (Paris, Gallimard).

Sauf indication contraire, nos références au texte de Balzac renvoient à l’édition de La Comédie humaine publiée en 12 volumes sous la direction de Pierre-Georges Castex entre 1976 et 1981.

OD Œuvres diverses de Balzac, publiées sous la

direction de Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I (1990) et t. II (1996).

AB et millésime L’année balzacienne, Garnier (1960-1982) ;

Presses universitaires de France (1983-)

Corr. Correspondance de Balzac, éd. Roger Pierrot et

Hervé Yon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I (2006), t. II (2011), t. III (2017).

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Remerciements

Je tiens à remercier en premier lieu mon directeur de recherche, Thierry Belleguic, pour son accompagnement tout au long de l’élaboration et de la rédaction de ce mémoire.

Je veux également remercier les professeurs Guillaume Pinson et Philip Knee pour leur générosité, leur soutien et leur aide au cours de ces deux années de maîtrise.

Je remercie également mes parents et ma sœur pour m’avoir soutenu dans les hauts et les bas de cette aventure.

Enfin, je veux adresser un merci tout spécial à Louis Laliberté-Bouchard, Ellen Wernberg-Møller, Amélie Michel, Valérie Tremblay-Abel, Alex Tremblay-Lamarche, Yves Guillet et Vincent Pépin. Sans vous, ce projet n’aurait pas pu se concrétiser.

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Introduction

La science purement humaine a justifié l’idée qui est le fonds commun à toutes les sociétés, ou la révélation divine1.

Ce n’est pas la gloire de Dieu que la religion, c’est la gloire de l’homme2.

La position théologico-politique de Balzac a fait couler beaucoup d’encre depuis la

parution de La Comédie humaine au XIXe siècle. Tendue entre des déclarations de principes

à tendances traditionalistes et un discours romanesque généralement plus progressiste, la grande œuvre balzacienne cultive sur cette question l’ambiguïté, laquelle polarisera pour longtemps la critique. Les uns, comme Barbey d’Aurevilly, verront en Balzac un authentique chrétien, « un grand esprit essentiellement autoritaire, fortement catholique,

monarchique, d’une moralité profonde3 », voire un prophète du passé, attaché fermement

à l’autorité de la tradition ; les autres, investissant les brèches idéologiques de La Comédie humaine, souligneront, dans l’écriture balzacienne, un côté révolutionnaire, comme si, malgré elle et malgré son auteur peut-être, elle entretenait de façon latente le feu

de la contestation et de la rupture4. Loin de résoudre pour de bon ce jeu d’opposition,

toujours perceptible dans la critique balzacienne la plus actuelle, l’« Avant-Propos » de 1842, censé à l’époque unifier organiquement et idéologiquement une Comédie humaine encore inachevée, multiplie les équivoques quant à la pensée religieuse qui soutient le grand édifice balzacien. L’auteur, il est vrai, y va parfois d’affirmations péremptoires : « J’écris, avance-t-il, à la lueur de deux Vérités éternelles : la Religion, la Monarchie, deux

1 Balzac, Le catéchisme social, dans Bernard Guyon, Un inédit de Balzac : Le catéchisme social : précédé de l’article « Du

gouvernement moderne », Paris, La Renaissance du livre, 1933, p. 132.

2 Balzac, Traité de la prière, Pl., Œuvres diverses, t. I, p. 603.

3 Barbey d’Aurevilly, « Lettre à Armand Dutacq, 10 juin 1855 », dans Correspondances générales IV (1854-1855), Paris, Les belles lettres, coll. « Annales littéraires de l’Université de Besançon », 1984, p. 227.

4 En cela, ces derniers critiques s’inscriront dans la tradition ouverte par Victor Hugo au moment où il prononce, le 29 août 1850, un éloge funèbre destiné à rendre hommage à Balzac : « À son insu, qu’il le veuille ou non, qu’il y consente ou non, disait alors Hugo, l’auteur de cette œuvre immense et étrange [qu’est La Comédie humaine] est de la forte race des écrivains révolutionnaires. » (Stéphane Vachon, 1850. Tombeau d’Honoré de Balzac, Saint-Denis / Montréal, Presses Universitaires de Vincennes / XYZ éditeur, 2007, p. 126.) Loin de réclamer une contre-révolution ou le « contraire de la révolution », pour employer une expression de Joseph de Maistre, l’œuvre balzacienne aurait plutôt contribué, dans la perspective critique ouverte par Hugo, au réveil des consciences à l’heure non encore pleinement advenue de l’installation démocratique. Entre l’horizon résolument traditionaliste de La Comédie humaine et l’appel « révolutionnaire » distillé dans le texte – qui « travaille » alors contre son idéologie directrice –, l’illustre dédicataire des Illusions

perdues prend son parti : l’œuvre de Balzac, toute sensible qu’elle puisse être à la question de l’autorité – religieuse ou politique –

revendiquerait dans les faits un renouvellement de ses formes et de ses principes, si ce n’est, pour être fidèle à l’étymologie du mot « révolution », un renversement de l’état social. On le sait, un large pan de la critique marxiste puisera dans cette veine interprétative ses analyses de l’œuvre balzacienne.

(10)

nécessités que les évènements contemporains proclament, et vers lesquelles tout écrivain

de bon sens doit essayer de ramener notre pays5. » Mais ces positions dogmatiques fortes,

en apparence définitives, sont doublées de formules sceptiques et indifférentes qui laissent

pantois le lecteur recherchant dans La Comédie humaine les « Vérités

éternelles » annoncées : « La loi de l’écrivain, écrit Balzac, ce qui le fait tel, ce qui, je ne crains pas de le dire, le rend égal et peut-être supérieur à l’homme d’État, est une décision quelconque sur les choses humaines, un dévouement absolu à des principes6. » En évoquant

cette « loi de l’écrivain », en disant vouloir y conformer toute son œuvre, Balzac révèle tout l’arbitraire humain qui préside à ses choix idéologiques et religieux. Loin de s’imposer du dehors comme vérité absolue, la religion apparaît comme le fruit d’un choix fait par les hommes pour les hommes, posture qui ne manque pas de donner prise à certains paradoxes. Car si l’auteur défend – souvent de façon tonitruante – le respect de la tradition religieuse, il fait du même coup valoir le primat de la volonté humaine sur celle de Dieu et reflète ainsi un monde de plus en plus désenchanté dans lequel les hommes, laissés à eux-mêmes, font la pleine épreuve de leur autonomie.

À la lumière de l’anthropologie historique de Marcel Gauchet7, nous examinerons

dans les pages qui suivent ce rapport problématique et paradoxal de Balzac à la religion, qui justifie Dieu au nom d’une « science purement humaine ». Nous montrerons qu’en dépit d’un discours doctrinaire d’apparence traditionaliste et contre-révolutionnaire, qui valorise un retour à l’ordre religieux perdu, l’auteur consacre dans son œuvre l’autonomie de la sphère humaine vis-à-vis de celle de Dieu et illustre ainsi un monde désenchanté, abandonné du divin. Pour ce faire, nous nous arrêterons sur ceux parmi ses romans qui ont les plus grandes prétentions apologétiques. Le médecin de campagne (1833), Le curé de village (1841) et L’envers de l’histoire contemporaine (1848), mieux peut-être que tous les autres romans de La Comédie humaine, illustrent les thèses religieuses posées par Balzac dans son « Avant-Propos » de 1842. Mais alors que ces romans se donnent à lire comme des défenses du catholicisme en bonne et due forme, ils multiplient les écarts avec la doctrine officielle et humanisent le phénomène religieux jusqu’à le considérer comme

5 Balzac, « Avant-Propos », Pl., t. I, p. 13. 6 Ibid., p. 12.

7 Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion [1985], Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2017.

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l’englobé et non l’englobant, le moyen par excellence pour « organiciser » la société et non la cause première de toute chose. Tout se passe comme si la foi en Dieu pouvait désormais se passer d’assises métaphysiques et se justifier à partir d’impératifs seulement humains, la croyance n’étant plus un donné issu de la révélation, mais le résultat d’un geste d’invention ayant pour point de mire la gloire de l’homme – avant que de devoir servir celle de Dieu.

Cette humanisation de la foi, cet « art de croire8 » balzacien qui inverse les rapports

entre l’homme et le divin est hautement symptomatique de ce que Marcel Gauchet appelle le « désenchantement du monde », c’est-à-dire la fin de l’emprise d’une altérité divine sur

le séjour des hommes9, qui peut désormais s’inventer de l’intérieur, de façon autonome,

sans que Dieu ne doive intervenir à un point ou à un autre de ce mouvement constitutif. À travers leur défense de la religion chrétienne et catholique, à travers leur « outrance

doctrinale10 » qui les fait ressembler à plus d’un point à des romans à thèse, on peut se

demander si Le médecin de campagne, Le curé de village et L’envers de l’histoire contemporaine ne livrent pas avant tout un plaidoyer en faveur de l’homme et de sa volonté, s’ils n’annoncent pas en définitive, et ce, peut-être en dépit d’eux-mêmes, la fin du règne du religieux, la mort de Dieu. C’est cette hypothèse que nous creuserons ici en demeurant attentif aux effets de rupture et de continuité ponctuant et rythmant l’épreuve que fait subir Balzac à l’héritage chrétien : sacralisation de la souffrance, mais abandon du dogme du péché originel ; valorisation de la confession, mais élimination de sa signification religieuse ; éloge constant de la charité, mais éradication de sa portée métaphysique ; autant d’exemples, parmi d’autres, des transformations opérées par Balzac sur le phénomène religieux, qu’il interroge de l’intérieur, de façon pragmatique, délaissant ses causes premières inabordables pour se concentrer sur ses effets humains, et rabattant du même geste dans le séjour des hommes des enjeux théologiques traditionnellement abordés depuis son extérieur.

8 Nous paraphrasons ici Brigitte Méra (« L’art d’être croyant », AB 2003, no 4, p. 100).

9 Même si nous avons tenté, aussi souvent que cela était possible, d’employer la locution « être humain » en lieu et place du substantif « homme(s) » pris dans son sens neutre et universel, il nous est tout de même arrivé de conserver cette dernière formule pour éviter des répétitions inutiles qui auraient alourdi le style et la syntaxe.

10 Alain Vaillant, La crise de la littérature : Romantisme et modernité, Grenoble, ELLUG, 2005, p. 272. Pour Vaillant, cette outrance

doctrinale « apparaît comme la clé de voûte de La Comédie humaine et elle vaut moins par son contenu idéologique que comme le geste

utopiste du romancier dont le discours ne renonce jamais à vouloir donner sens et forme au monde malgré le réel que, parallèlement, il ne cesse de transcrire ».

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Si ce subtil équilibre entre rémanence et transformation du religieux peut être compris comme un effet du mouvement de déchristianisation accompagnant l’entrée dans la modernité – et gagnant en puissance, en contexte français, au lendemain de la Révolution –, il peut aussi être lu comme une actualisation de certaines potentialités inscrites au cœur même du christianisme. En insistant sur la séparation et la hiérarchisation de deux ordres de réalité distincts – le séjour de Dieu et celui des hommes –, le message chrétien appellerait l’autonomisation de la sphère humaine et, à terme, ce que Marcel Gauchet appelle la « sortie de religion », c’est-à-dire le desserrement d’une contrainte extérieure (une Altérité) sur le devenir politique et individuel de l’être humain. C’est sous cet angle bien précis que nous nous proposons de relire le rapport de Balzac au religieux en nous intéressant à trois romans étroitement unis par leurs thèmes et leurs thèses, qui illustrent sous un fond religieux inspiré, l’autonomie foncière de la condition humaine.

***

Comme le montrent bien les analyses de Philippe Bertauld et de Mireille

Labouret11, Le médecin de campagne, Le curé de village et L’envers de l’histoire

contemporaine jouissent d’un statut particulier au sein même de La Comédie humaine. Ils constituent une tentative réitérée d’écrire un roman de la charité qui refléterait dans une forme nouvelle l’esprit de l’évangile, en puisant dans L’imitation de Jésus-Christ – traduit par Lamennais en 1824 – un modèle religieux autant qu’une inspiration poétique. C’est Balzac lui-même qui, dans sa correspondance et ses préfaces, associe les trois romans à un même projet. Si en 1833, l’auteur dit du Médecin de campagne qu’il est l’« Évangile en

action12 », il dira plus tard vouloir lui donner comme pendant religieux Le curé de village13.

Enfin, dans une lettre écrite à Hippolyte Castille en 1846, il dira de L’envers de l’histoire contemporaine que ce roman est destiné à « montrer la religion agissant sur Paris à la

manière du Médecin de Campagne agissant sur son canton14 ». Même s’il existe peu de

ponts narratifs entre les trois romans – on ne pourrait pas, par exemple, parler d’un cycle

11 Respectivement dans Balzac et la religion [1942], Genève, Slatkine Reprints, 2002, p. 269-288 et « De L’“Imitation de Jésus-Christ” à “l’Évangile en action”. Images et paraboles dans Le médecin de campagne », AB 2003, vol. 4, no 1, p. 43-62.

12 « Ma foi, je crois pouvoir mourir en paix, j’ai fait pour mon pays une grande chose. Ce livre vaut, à mon sens, plus que des lois et des batailles gagnées. C’est l’Évangile en action. » (« À Zulma Carraud, [Paris,] 2 7bre 1833 », Corr., t. I, p. 838.)

13 Balzac, Préface du Curé de village, Pl., t. IX, p. 637-639.

14 Balzac, « À Hippolyte Castille, le 11 octobre 1846 », dans Écrits sur le roman. Anthologie, textes choisis, présentés et annotés par Stéphane Vachon, Paris, Librairie générale française, coll. « Le livre de poche », 2000, p. 314-315.

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de la charité, comme certains critiques parlent du « cycle Vautrin15 » – il est à noter que

L’envers de l’histoire contemporaine, par ses références, même elliptiques, aux

personnages de Grossetête16 (Le curé de village) et de Benassis17 (Le médecin de

campagne), tend à faire de ces trois romans un ensemble, non pas homogène, mais unifié par un même thème : celui de la religion prise dans ses œuvres humaines, dans sa dimension morale et active. Formant tous ensemble, et par-delà les frontières romanesques,

une véritable communauté des malheureux au sens où l’entend Paul Ricœur18, les différents

personnages qui animent ces romans ont ceci en commun qu’ils consentent à dépasser leur souffrance individuelle en la mettant au service du social. Véritables « saints laïcs », ils fécondent la terre de leur repentir, enracinent leur foi dans le séjour des hommes et s’élancent vers l’avenir du monde comme vers une nouvelle éternité. Chacun à leur manière, ils seront les médecins du monde social et guériront les plaies saignantes de malades, désormais dégagés des chaînes du péché originel, et pouvant ainsi aspirer sinon à une pleine guérison du moins à l’entière maîtrise de leur condition.

Le médecin de campagne, premier de ces romans, paru dès 1833, relate les travaux de modernisation et de développement économique d’un village de campagne, situé en contrebas de la Grande-Chartreuse, célèbre institution monacale où le médecin Benassis, protagoniste du roman, avait jadis projeté de s’enfermer en tant que moine. À la suite des épreuves et des avanies s’étant abattues sur lui (mort d’une amante qu’il avait abandonnée, perte d’un fils, rejet par l’être aimé), il avait choisi, une fois l’option du suicide écartée, d’entrer en religion et de se soumettre à la règle de Saint-Bruno. En constatant « l’égoïsme

sublime19 » de la vie monastique, Benassis préféra toutefois s’établir dans le bourg voisin

et y mener une vie active afin de guérir la communauté de ses plaies sociales, en mettant

15 Voir, par exemple, la publication récente du Cycle Vautrin, Paris, Robert Lafont, 2018, 1238 p.

16 C’est à travers le banquier Mongenot, dont on connaît toute l’importance dans la création de l’Ordre des Frères de la Consolation, que se noue la filiation avec Grossetête : « Le chef actuel, Frédéric Mongenod, est le beau-frère du vicomte de Fontaine. Ainsi cette nombreuse famille est alliée par le baron de Fontaine à M. Grossetête, le receveur général, frère des Grossetête et compagnie de Limoges. » (L’envers de l’histoire contemporaine, Pl., t. VIII, p. 232.)

17 Benassis y est assimilé à un modèle de perfection, à l’instar d’ailleurs du juge Popinot du roman L’interdiction : « Nous avons connu deux hommes parfaits, dit Monsieur Alain à Godefroid, l’un qui fut un de nos fondateurs, le juge Popinot ; quant à l’autre, qui s’est révélé par ses œuvres, c’est un médecin de campagne qui a laissé son nom écrit dans un canton. Celui-ci, mon cher Godefroid, est un des plus grands hommes de notre temps ; il a fait passer toute une contrée de l’état sauvage à l’état prospère, de l’état irréligieux à l’état catholique, de la barbarie à la civilisation. Les noms de ces deux hommes sont gravés dans nos cœurs, et nous nous les proposons comme modèles. » (L’envers de l’histoire contemporaine, Pl., t. VIII, p. 327.)

18 Dans Vivant jusqu’à la mort. Suivi de fragments (Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2007, 160 p.), Paul Ricœur parle de la « solidarité des éprouvés » en s’intéressant tout particulièrement à la littérature concentrationnaire. Dans un contexte tout autre, l’idée d’une communauté des malheureux, qui rappelle la « communion des saints », s’applique remarquablement bien à l’univers romantique des trois romans.

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en œuvre différentes initiatives philanthropiques, hygiénistes et économiques. Les premiers chapitres du roman décrivent l’évolution du village, par le truchement d’un échange entre l’officier Pierre-Joseph Genestas et le médecin Benassis, qui expose, sous la forme d’un long monologue à peine interrompu, toutes les améliorations qu’il a apportées, à titre de médecin, mais aussi de maire, à la communauté. Si ces premiers chapitres forment la partie la plus substantielle du récit, ils convergent cependant vers un chapitre plus personnel qui en constitue aussi le nœud gordien : « La confession d’un médecin de campagne », longue analepse à la faveur de laquelle le lecteur apprend, à rebours, les malheurs ayant mené Benassis à devenir, pour son village d’adoption, le « Napoléon du

peuple20 », « notre père à tous21 ». Véritable démiurge prêchant à ses concitoyens la

soumission à la religion catholique, le personnage de Benassis illustre bien la prise en charge du religieux par une figure laïque, comme si les institutions religieuses n’étaient plus à la hauteur de leur mission sacrée, et que la figure du médecin « guérisseur de maladies » remplaçait celle du prêtre « confesseur de péchés ».

Le même genre de constat se dégage du Curé de village, roman au titre trompeur, qui, déjouant les attentes du lecteur, raconte l’histoire de la « sainte » Véronique Graslin, en laissant dans l’ombre l’abbé Bonnet, dont la présence s’efface sous les hauts faits de la châtelaine. Conscient de cette « lacune », Balzac regrettait, au moment de la première publication du roman, que « le curé ne joue qu’un rôle secondaire » dans un livre où il

devait avoir la plus grande part22. Indépendamment de toute déclaration auctoriale, le fait

s’impose au lecteur : le religieux transite, dans ce roman, comme avant lui dans Le médecin de campagne, par l’intermédiaire d’une figure laïque, qui incarne, mieux que toute figure ecclésiastique, la religiosité nouvelle à laquelle l’auteur tente d’initier son lecteur. Cette religiosité sera celle de l’action, la prière active remplaçant les mots adressés à Dieu, la vie industrieuse, charitable ou bienfaisante composant la pièce maîtresse d’une nouvelle liturgie. Née en 1804, d’une mère et d’un père ferrailleurs, liquidateurs avaricieux d’un passé en ruines, la protagoniste du roman, Véronique Graslin, est dès ses jeunes années associée à la pureté et à la piété. Tout droit sortie d’un univers « de plomb, de fer et de

20 Ibid., p. 498. 21 Ibid., p. 602.

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cuivre23 », elle sera surnommée « la petite vierge24 » et le narrateur ne manquera pas de

souligner, comme pour amplifier le contraste entre ses origines et son devenir, sa « figure

de madone », ses « traits purs », sa « candeur ingénue », son « étonnement séraphique »25.

Un mariage contracté avec l’obtus banquier Graslin la précipite cependant dans une étrange maladie, bovarysme avant la lettre, qui l’amène à commettre l’irréparable en entretenant une liaison adultère avec Jean-François Tascheron, lequel sera condamné à mort pour meurtre à la suite d’un plan d’évasion – sans doute concerté avec Véronique – qui a échoué. L’exécution de son amant plonge cette dernière dans une maladie sans rémission qui forme le fil conducteur de tout le roman. Adoptant dès lors une vie presque sainte, elle multiplie

les actes de contrition, et se fait la « bienfaitrice intelligente26 » du village de Montégnac.

Même si le roman se donne à lire par Balzac comme « l’application du repentir catholique »

à la civilisation27, on s’étonne du peu de place qu’y joue le sentiment religieux, la dévotion

à Dieu étant remplacée par le culte de l’être humain, le surnaturel étant relégué au domaine de la fiction.

Une remarque analogue s’appliquerait à L’envers de l’histoire contemporaine qui est pourtant, des trois romans étudiés, celui qui est le plus fortement imprégné de l’esprit

de la littérature pieuse du XIXe siècle. Cultivant une riche intertextualité avec L’imitation

de Jésus-Christ et avec l’« Épître de Saint Paul sur la Charité28 », le roman semble à

première vue reconduire une religiosité catholique traditionnelle. Or, il n’en est rien. Les protagonistes du roman, les Frères de la Consolation, sont réunis autour de Madame de La Chanterie dans une société secrète presque monacale qui, à l’ombre des institutions

religieuses officielles, pratique une « bienfaisance raisonnée29 ». L’exemple de cette

charité laïcisée séduit le jeune dandy Godefroid, enfant du siècle affligé, qui sublime ses illusions perdues dans la poésie du malheur à laquelle le convient les souffrances de Paris. À la suite d’un long apprentissage qui prend l’allure d’une initiation, ce dernier est mis au parfum des secrets de Madame de La Chanterie et de ses commensaux, et épouse leur mission comme si elle était sienne, mû par sa curiosité et sa fascination bien plus que par

23 Balzac, Le curé de village, Pl, t. IX, p. 647. 24 Ibid., p. 648, 652, 654.

25 Ibid., p. 648.

26 Le narrateur parle d’une « bienfaisance intelligente » (Ibid., p. 872). 27 Balzac, Préface du Curé de village, Pl., t. IX, p. 637.

28 Balzac, L’envers de l’histoire contemporaine, Pl., t. VIII, p. 256 et 319. Il s’agit probablement de l’Épître aux Éphésiens. 29 Ibid., p. 277.

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sa piété ou sa dévotion. Entrant chez les Frères de la Consolation comme autrefois on entrait en religion, Godefroid trouve sa voie de salut dans une ascèse laïque centrée sur l’action, qui, tout en étant imprégnée d’une symbolique chrétienne indéniable, garde néanmoins ses distances vis-à-vis du catholicisme officiel. Si l’Au-delà est quelquefois

évoqué, c’est bien en vue de l’ici-bas humain que les « moines-ouvriers30 » de l’Hôtel

de La Chanterie s’activent au milieu des misères de Paris. À la faveur d’une inversion hiérarchique qui marque l’entrée dans un monde désenchanté, la religion s’impose comme l’auxiliaire de la Société et du monde social – et non comme son inspiration première.

***

C’est bien cette idée qui fédère et unit les romans étudiés : le réenchantement chrétien auquel ils aspirent confirme de façon paradoxale le désenchantement du monde qui les porte et qu’ils répercutent. En faisant de la religion une nécessité humaine, ils rompent les liens qui l’unissent au divin. Afin de décrire ce mouvement générateur qui est à l’œuvre dans Le médecin de campagne, Le curé de village et L’envers de l’histoire contemporaine, nous procéderons en trois temps. Il s’agira d’abord d’explorer, dans notre premier chapitre, la notion de « désenchantement du monde » telle qu’elle est développée

par Marcel Gauchet au XXe siècle, mais aussi et surtout peut-être, tel que Balzac, à titre de

journaliste et de romancier, la théorise et lui donne forme, bien avant la rédaction de ses romans de charité, dans un roman comme La peau de chagrin. Authentique représentant de « L’École du désenchantement » dont parle Balzac dans la onzième de ses Lettres sur Paris, ce roman propose une véritable scénographie de l’indifférence en matière de religion et proclame haut et fort la mort de Dieu et le désenchantement du monde. Tout en se voulant une solution à cette « École du désenchantement », Le médecin de campagne, Le curé du village et L’envers de l’histoire contemporaine participent selon nous, et ce, en dépit de leur ferveur édifiante, d’une même disposition religieuse. Bien que ces derniers romans soient portés par un durcissement du religieux, bien qu’ils puissent être lus comme présentant l’antidote au désenchantement du moment 1800, ils reflètent, autant que La peau de chagrin peut-être, le mouvement de sortie de religion décrit par Marcel Gauchet.

30 Nous empruntons l’expression à Mireille Labouret (« “Les saints vont au désert” ou la sainteté selon Balzac », dans Élisabeth Pinto-Mathieu [dir.], Les représentations littéraires de la sainteté, du Moyen Âge à nos jours, Paris, PUPS, 2005, p. 149).

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Les chapitres suivants retraceront les effets de ce désenchantement dans Le médecin de campagne, Le curé de village et L’envers de l’histoire contemporaine en insistant sur certaines dimensions de la religiosité balzacienne qui laissent poindre, au milieu d’une outrance doctrinale assumée, une transcendance en crise. Ainsi, nous nous intéresserons, dans notre deuxième chapitre, au rapport à la souffrance qui se déploie dans ces romans. Le dogme du péché originel, qui pouvait autrefois expliquer de l’extérieur l’être humain et ses misères, semble s’effacer, remplacé qu’il est par l’idée de « pathologie sociale » qui sert de fil conducteur non seulement au Médecin de campagne, au Curé de village et à L’envers de l’histoire contemporaine, mais aussi peut-être, à l’ensemble de La Comédie humaine. Dans ce contexte, la souffrance n’a plus rien à voir avec quelque intervention providentielle ou surnaturelle. Elle est le fruit du social quand ce n’est pas

celui du « Hasard31 ». L’exercice de la confession, omniprésent dans ces romans, s’en

trouvera transformée, l’inculpation devant Dieu étant remplacée par la disculpation devant son semblable. Au demeurant, si l’homme n’est plus ontologiquement dépravé, si sa souffrance et ses fautes peuvent s’expliquer par la contingence du social et non plus seulement par la défectuosité constitutive de sa nature profonde, rien ne l’empêche désormais d’« agir » pour améliorer sa condition.

En le libérant d’une force qui le précéderait ou le contraindrait, la liquidation du dogme du péché originel – et son remplacement structural par l’idée de pathologie – ouvre à l’être humain la possibilité de laisser libre cours au déploiement de sa volonté. Nous montrerons dans notre troisième et dernier chapitre les conséquences religieuses et sociales de cette émancipation. Délaissant la vie contemplative au profit de la vie active, les romans que nous étudions ici font du travail et de l’exercice de la bienfaisance les bases d’une nouvelle religiosité qui trouve sa justification dans l’ici-bas, indépendamment de la volonté divine. Se tenant loin de toute pensée spéculative, critiquant du même coup le monachisme traditionnel, les bienfaiteurs balzaciens n’en auront que pour l’exercice de la charité, charité qui a bien peu à voir avec le sentiment d’amour du prochain promu par le christianisme. Laïcisée et rationalisée, la charité balzacienne est marquée par sa recherche d’efficacité et par son détachement vis-à-vis de toute instance transcendante. Loin de

31 « Aussi, écrit Balzac, l’auteur s’adresse-t-il au Roi des rois, au plus fantasque, mais au plus magnifique des souverains, au Hasard. » (Traité de la prière, OD, Pl., t. I, p. 1482.)

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justifier leur vie charitable par leur désir de plaire à Dieu, les personnages balzaciens y voient plutôt une façon de se rendre utile, de panser les plaies du monde social, tout en se consolant de leurs malheurs. Le catholicisme balzacien investit donc radicalement l’ici-bas humain en voilant sa dimension métaphysique, comme s’il était devenu impossible d’imaginer, par-delà le séjour des hommes, un autre monde à habiter.

***

Nous sommes conscient que le rapport de La Comédie humaine à la religion est loin de constituer un continent inexploré, et que nos romans, lorsqu’ils ont été étudiés, l’ont très souvent été sous cet angle. On doit à Philippe Bertault la première synthèse critique au sujet de la religiosité balzacienne. Même s’il s’appuie sur une démarche très biographique qui tend à replier de façon sans doute un peu mécanique la vie de Balzac sur son œuvre, il parvient à éclairer plusieurs aspects de la religion défendue dans ces romans, notamment en ce qui concerne leurs accointances idéologiques avec diverses doctrines contemporaines (pensée contre-révolutionnaire, saint-simonisme, comtisme, etc.). En sa qualité de prêtre, Bertault pose un regard critique et axiologique sur la religion défendue par Balzac dans La Comédie humaine, notant çà et là « des lacunes, des erreurs, des atténuations, des

contre-sens, des incompréhensions », voire des « silences éloquents »32, qui font que les

« héros catholiques [de Balzac] sont parfois anémiques, c’est-à-dire, conclut-il, privés de

cette grâce qui surabonde chez le vrai croyant33 ». Malgré tout, il reconnaît l’évolution de

Balzac sur la question religieuse et identifie, dans sa trajectoire, deux grands moments distincts : il y aurait d’abord eu le Balzac sceptique ou pyrrhonien, celui de La physiologie du mariage ou de La peau de chagrin, puis le Balzac converti, apôtre d’un christianisme librement adapté qui, bien que couvert d’idiosyncrasies, n’en aurait pas moins bien servi les intérêts de l’Église. C’est à ce dernier Balzac que l’on devrait la fougue apologétique des trois romans qui font l’objet de nos analyses. Bernard Guyon reprendra quelques années plus tard la même bipartition, dans sa Pensée politique et sociale de Balzac (1947), et insistera sur ce qu’il appelle la « conversion » de l’auteur au légitimisme et au

catholicisme – conversion qu’il situe autour de l’année 183134.

32 Philippe Bertault, Balzac et la religion, op. cit., « Avant-Propos ». 33 Ibid., p. 498.

(19)

Ces travaux fondateurs, pour datés qu’ils puissent être, ont longtemps fait autorité chez les Balzaciens. Dans les dernières années, de nombreux ouvrages sont toutefois venus enrichir notre compréhension de la religion défendue par Balzac dans La Comédie humaine et plus particulièrement dans Le médecin de campagne, Le curé de village et L’envers de l’histoire contemporaine, à tel point que l’on pourrait parler d’une effervescence, d’un réel engouement critique. Qu’il s’agisse de la représentation balzacienne de la sainteté (Mireille

Labouret35), de l’intertexte biblique de La Comédie humaine (Anne-Marie Baron36), du

traitement de la charité et de la philanthropie par Balzac (Sylvie Goutas et René-Alexandre

Courteix37), les travaux publiés dans la dernière décennie et portant sur l’une ou l’autre des

facettes de la religiosité de La Comédie humaine sont particulièrement foisonnants et étonnent par leur nombre et la diversité de leurs approches. Dernier de ces travaux à avoir

paru, la thèse remarquable de Vincent Bierce38, qui porte sur le traitement ironique du

sentiment religieux dans La Comédie humaine, offre un portrait jusque-là inégalé de la question religieuse chez Balzac. Selon l’auteur, un mouvement d’« ironisation » unirait l’ensemble des romans balzaciens et les rendrait solidaires les uns des autres par-delà les ruptures biographiques identifiées par Bertault et Guyon.

Bien que de plus en plus sensibles à la polyphonie des textes, les critiques balzaciens demeurent souvent attachés à certains réflexes classificatoires et sont prompts à ranger Balzac dans l’une ou l’autre catégorie du traditionalisme ou de la rupture, du catholicisme ou de l’athéisme, sans envisager qu’il puisse exister, entre ces différents points de vue, des voies de passages importantes. En examinant la religion balzacienne sous l’angle du désenchantement du monde, tel que théorisé par Marcel Gauchet, nous voulons contribuer à repenser ces oppositions. La religion balzacienne, toute hérétique qu’elle puisse apparaître à certains égards, est peut-être tout compte fait, même dans sa dimension la plus subversive, un produit du christianisme lui-même, comme si celui-ci contenait dans son ADN le désenchantement du monde et la sortie de religion.

35 Mireille Labouret, « “Les saints vont au désert” ou la sainteté selon Balzac », loc. cit., p. 139-156.

36 Anne-Marie Baron, Balzac et la Bible. Une herméneutique du romanesque, 2007, Paris, Honoré Champion, 387 p.

37 Respectivement « Évolution et révolutions de la charité dans la société et le roman français du XIXe siècle : charité personnelle et collective dans La Comédie humaine d’Honoré de Balzac », thèse de doctorat, Chicago, Université de Chicago, 2012, 238 f. ; et

L’humanitarisme, hypocrisie de la société moderne ? La vision prémonitoire chez Balzac, Paris, Écritoire du Publieur, 2006.

38 Vincent Bierce, « Le sentiment religieux dans La Comédie Humaine d’Honoré de Balzac. Foi, ironie et ironisation », thèse de doctorat, Lyon, Université́ de Lyon, 2017, 752 f.

(20)

Alors qu’il faut attendre les travaux de Max Weber39, puis ceux de Marcel Gauchet

avant d’avoir une réflexion systématique sur la question du désenchantement, il n’est pas inutile de rappeler que Balzac est l’un des premiers auteurs de langue française à avoir proposé une définition – descriptive et phénoménologique – du désenchantement du monde. La onzième de ses Lettres sur Paris apparaît dès lors comme un premier jalon dans

une réflexion qui s’est prolongée bien plus avant tout au long des XIXe et XXe siècles. On

s’étonne d’ailleurs que son œuvre ait été aussi rarement étudiée sous cet angle. Pour nous, La Comédie humaine, même lorsqu’elle quitte la raillerie joyeuse de la Peau de chagrin pour emprunter le ton docte et prosélyte du Médecin de campagne, du Curé de village ou de L’envers de l’histoire contemporaine, n’en finit jamais d’actualiser l’« École du désenchantement », sur les bancs de laquelle l’ensemble du personnel romanesque balzacien, même le plus réactionnaire, semble avoir été formé. Entre l’irréligiosité mi-joyeuse, mi-désespérée d’un roman comme la Peau de chagrin, et la piété lyrique, quelque peu affectée, des trois romans étudiés, c’est moins la prétendue conversion de Balzac qui apparaît au lecteur comme une donnée d’importance que la plongée réitérée de l’auteur dans une condition humaine devant simultanément penser la vie en société et faire le deuil d’une autorité divine extérieure régulatrice ; une condition humaine qui doit, pour le dire simplement, penser sa continuité à travers et par-delà la rupture.

***

À la croisée de l’histoire des représentations, de l’histoire du religieux, de l’histoire du roman et de l’analyse du discours, notre approche nous permettra d’examiner comment

Balzac investit le roman au début du XIXe siècle pour en faire un lieu de proposition sociale,

spirituelle et esthétique qui témoigne du mouvement de désenchantement du monde décrit par Gauchet. Centrée sur l’analyse et la comparaison de trois romans de Balzac, notre méthode de travail, qui ne saurait prétendre saisir son sujet avec exhaustivité, procède d’une approche sérielle qui accordera une attention particulière à ce que Philipe Hamon

appelle le « personnel romanesque40 ». C’est à travers la comparaison de la trajectoire des

différents personnages-clés des romans et la description de la poétique avec laquelle ils

39 Max Weber, Sociologie des religions, trad. par Jean-Pierre Grossein, Paris, Gallimard, 1996, p. 380 et 448 ; Le savant et le politique, trad. Catherine Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, coll. « poche », 2003, p. 83-84 ;

40 Philippe Hamon, Le personnel du roman : le système des personnages dans les Rougon-Macquart d’Émile Zola, Genève, Droz, 2011, 327 p.

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sont introduits dans l’œuvre que nous essaierons de dégager le rapport de Balzac à la chose religieuse. Aussi, tenterons-nous de cerner quelques constantes de la pensée sociale et religieuse balzacienne à partir de cet échantillon, sans pour cela nous empêcher de considérer certains documents paratextuels significatifs accompagnant ces romans, ni omettre l’étude de certains penseurs contemporains importants dont l’empreinte est visible dans La Comédie humaine. En tous les cas, il s’agira de restituer les conditions d’intelligibilité de ces trois romans par une attention particulière aux rapports qu’entretient le romanesque avec le social et le religieux.

À la suite de Marcel Gauchet (Le désenchantement du monde) et de Philip Knee (L’expérience de la perte autour du moment 1800), et dans le même esprit qui préside aux ouvrages de François-Emmanuël Boucher (Les révélations humaines. Mort, sexualité et salut au tournant des Lumières) ou de John-Paul Bowman (Le christ des barricades), nous examinerons le sort réservé par Balzac à l’héritage chrétien en montrant sa rémanence, son réaménagement, voire son recyclage au milieu d’un monde désenchanté. Du péché originel à la pathologie sociale, de la Providence à la Société, de l’attente de la grâce à la prise en charge par l’individu de son propre destin, nous serons attentifs aux rapports structurels liant la religiosité balzacienne et certaines notions clés du christianisme. Ainsi, nous sera-t-il possible de montrer, par-delà la sécularisation ou la laïcisation dont elle témoigne, une Comédie humaine qui subvertit l’héritage chrétien tout en le prolongeant, tout en l’actualisant peut-être, jusqu’à préparer ou construire une société sujette d’elle-même et détachée du religieux. Porté par l’œuvre de Balzac et par « l’extraordinaire actualité de

notre XIXe siècle41 », nous interrogerons l’évolution de l’héritage chrétien à l’heure de la

rupture, en gardant toujours pour horizon une meilleure compréhension de notre monde contemporain, de ses enjeux religieux autant que littéraires ou politiques.

(22)

Chapitre 1 –

De Balzac à Gauchet : le désenchantement du monde et

le moment 1800

Le médecin de campagne, Le curé de village et L’envers de l’histoire contemporaine sont publiés dans un contexte d’indifférence religieuse, à une époque « où l’incertain plane sur toutes choses » et où « le doute se joue des plus douces certitudes en

les appelant des croyances »1. Après l’euphorie destructrice des Lumières et les soubresauts

révolutionnaires, les individus doivent composer avec un corps de croyances fragilisé qui ne semble plus répondre aussi naturellement qu’avant aux exigences spirituelles du temps. Dans ce contexte, les tentatives de ré-enchanter un monde soi-disant désenchanté ne manquent pas (sentimentalisme religieux, saint-simonisme, scientisme, pour ne nommer que ces quelques avenues) et le début du siècle sera pour cette raison décrit, par Paul

Bénichou, comme le « temps des prophètes2 ». Mais en parallèle, de façon corollaire

peut-être, se développe, autour de 1830, un certain désabusement chez la jeunesse française qui, ne réussissant plus à croire, se moque de tout. En temps de paralysie spirituelle, lorsque la pensée a achevé d’ébranler toutes les certitudes et que le doute percole dans tous les systèmes, il ne resterait aux écrivains, comme ressort moral et esthétique, que la raillerie et l’orgie intellectuelle. C’est là tout le portrait que dresse Balzac de son époque dans La peau de chagrin, qui se donne à lire comme une synthèse de l’« École du désenchantement » où se rejoindraient, à l’aube de la Monarchie de juillet, les plus fins observateurs du temps, notamment la « Jeune-France », railleuse, qui s’apprête à ébaucher

son œuvre3.

En amont et en aval de La peau de chagrin, le thème du désenchantement abonde dans La Comédie humaine dont le titre même annonce – surtout si on le confronte à son

1 Balzac, Le curé de village, Pl., t. IX, p. 729.

2 Voir l’ouvrage de Paul Bénichou, Le temps des prophètes (Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2004) où l’auteur aborde la littérature doctrinaire ayant influencé le romantisme français.

3 Il est en effet étonnant de constater l’influence de cette idée de désenchantement, et tout particulièrement de La peau de chagrin (qui se donne à lire comme une synthèse de ce désenchantement) sur la littérature produite par Théophile Gautier et son cénacle. La nouvelle « Le bol de punch » (1833) par exemple reprend à son compte, parfois pour les caricaturer, plusieurs aspects de la scène d’orgie présentée dans le roman de Balzac. Il faut dire que la Peau de chagrin interpellait directement les membres du petit cénacle, les écrivains réunis autour du personnage de Raphaël de Valentin étant décrits par le narrateur comme « l’espoir de la Jeune France » (La peau de chagrin,

Pl, t. X, p. 92). Au sujet de l’idée de désenchantement chez les écrivains des années 1830, voir l’article de José-Luis Diaz, « “Nous tous,

(23)

hypotexte dantesque – une crise de la transcendance sans précédent, une dissolution de l’extériorité divine au profit de l’autonomie de la condition humaine. Si les Lettres sur Paris (1830-1831), et particulièrement la onzième de ces lettres, proposent aux lecteurs la réflexion la plus explicite sur le désenchantement du monde, il semble bien que toute l’œuvre balzacienne, même lorsqu’elle se fait apologiste, même lorsqu’elle s’emploie avec force à proclamer une vérité religieuse et catholique, soit traversée par ce désenchantement, dont certains soutiendront qu’il est moins le résultat de la fin du christianisme que son plein accomplissement. C’est à la lumière de cette thèse paradoxale – que nous empruntons notamment aux travaux de Marcel Gauchet – que nous souhaitons penser à nouveaux frais l’œuvre balzacienne dans sa dimension religieuse.

Ce premier chapitre, essentiellement contextuel, poursuit donc deux objectifs. Nous voulons dans un premier temps réfléchir au contexte spirituel de l’époque tel que Balzac nous le donne à lire dans ses préfaces et articles et tout particulièrement dans La peau de chagrin, véritable porche de La Comédie humaine4, où l’auteur scénarise avec insistance

l’indifférence religieuse d’un monde désenchanté – et cela ironiquement, dans un roman d’où le fantastique n’est pas exclu. Dans un deuxième temps, il s’agira d’élargir la perspective et de montrer la fortune critique de l’« École du désenchantement » dont Balzac aura été à la fois le théoricien et le romancier, et qui s’enrichira de nouveaux angles d’approches à mesure que la mort de Dieu, tout au long du siècle et longtemps après, aura été informée, proclamée, déplorée. Les travaux déjà cités, de Philip Knee et de Marcel Gauchet nous permettront en ce sens de réévaluer le désenchantement du monde autour du moment 1800, en insistant sur les notions d’hétéronomie et d’autonomie dont l’articulation

nouvelle, au tournant du XIXe siècle, conditionne le rapport des êtres humains au temps et

à l’histoire et prépare, ou plutôt consacre, la sortie de religion à laquelle le christianisme, sans être un frein ou un facteur limitant, aurait peut-être été, et cela à rebours de l’opinion commune, le support matriciel.

4 Nous empruntons la formule à Pierre Citron qui dit que le roman « porte l’empreinte puissante de celui qui allait élaborer cette cathédrale qu’est La Comédie humaine, et dont La peau de chagrin est le porche. » (« Introduction », La peau de chagrin, Pl, t. X, p. 45).

(24)

1.

B

ALZAC À L

’« É

COLE DU DÉSENCHANTEMENT

»

Ce fut comme une dénégation de toutes choses du ciel et de la terre, qu’on peut nommer désenchantement, ou si l’on veut, désespérance, comme si l’humanité en léthargie avait été crue morte par ceux qui lui tâtaient le pouls5.

Même si la première occurrence du substantif « désenchantement » remonterait à 1554 (Amadis de Gaule) et qu’il ait été employé de façon sporadique dans son sens propre (faire cesser un charme résultant le plus souvent de l’action d’un génie, d’une fée, d’une

femme6) tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, notamment chez Balthazar Baro,

Claude-Prosper Crébillon et le Marquis de Sade7, il semble que son apparition dans la langue au

sens figuré de « perte d’illusions » s’inscrive véritablement à la charnière des XVIIIe et

XIXe siècles8. La plupart des dictionnaires de langue répertorient les premières occurrences

du mot, pris en ce dernier sens, chez Senancour (Rêveries sur la nature primitive de l’homme), Chateaubriand (Génie du christianisme) et Germaine de Staël (De l’Allemagne), tous trois sensibles aux souffrances individuelles qui naissent lorsque l’idéal – le plus souvent amoureux – rencontre une réalité pour l’essentiel déceptive : Senancour parle de

« ces jeunes cœurs [...] dans qui le désenchantement a devancé le soir des années9 »,

Chateaubriand, du désenchantement et des remords qui suivent les plaisirs amoureux10, et

Staël, du désenchantement de l’amour résultant de l’exercice de la raison11. Il faut bien voir

que, chez ces auteurs, le désenchantement est décrit comme un symptôme ressenti par

5 Alfred de Musset, La confession d’un enfant du siècle [1836], Paris, Flammarion, coll. « GF », 2010, p. 74.

6 ATILF – CNRS & Université de Lorraine, Trésor de la langue Française informatisé, [en ligne]. http://www.atilf.fr/tlfi [page consultée le 2019-04-08].

7 Respectivement dans L’Astrée (1628), L’Écumoire ou Tanzaï et Néadarmé : histoire japonaise (1734) ; Ah quel conte ! (1751) et

Justine ou les Malheurs de la vertu (1791).

8 En dépit des limites méthodologiques propres à la lexicométrie, on peut dire qu’il y a une augmentation significative des occurrences du mot « désenchantement » au cours du XIXe siècle. La base de données Frantext recense une seule occurrence du mot au XVIIe siècle, trois au XVIIIe siècle et quatre-vingt-huit pour le XIXe siècle. Les différences de taille de corpus pour chaque siècle (respectivement 631, 684 et 1149 textes) ne peuvent à elles seules expliquer cet écart statistique, qui tient avant tout à l’enrichissement polysémique du mot désenchantement, celui-ci pouvant désormais décrire une réalité nouvelle propre à l’époque (Frantext, [en ligne]. https://www.frantext.fr [page consultée le 14 novembre 2018]).

9 Étienne Pivert de Senancour, Rêveries sur la nature primitive de l’homme [1802], dix-septième rêverie, Paris, Édouard Cornély et CIE,

1910, p. 232.

10 François-René de Chateaubriand, Le génie du christianisme [1802], t. I, Paris, GF-Flammarion, 2014, p. 287. Il utilise le mot « désenchantement » dans un sens analogue dans Itinéraire de Paris à Jérusalem [1832] : « Le désenchantement que l’âge amène et le vide qui suit les plaisirs, rappelèrent le fils de Monique à des pensées plus graves. » (Paris, Les belles lettres, t. II, 1946, p. 275.) 11 Germaine de Staël, De l’Allemagne [1810], Paris, Garnier Frères, 1866, p. 525.

(25)

l’individu au terme d’un apprentissage plus ou moins précoce de la vie, et non comme un constat sur la structure religieuse du monde et de la société.

À cet égard, il nous semble que Balzac opère un déplacement de sens qui annonce

les propos de Musset mis en exergue et les théories à naître, tout au long des XIXe et

XXe siècles, autour de la mort de Dieu ou de la sortie de religion. Pour l’auteur de

La Comédie humaine, le désenchantement ne désigne plus seulement la perte d’illusions

personnelles – même si ce sens demeure12 –, mais une paralysie des instances pouvant

garantir une vérité morale quelconque, et par là, un sens à la vie des hommes et des sociétés ; d’où la relation inextricable, dans l’univers balzacien, entre désenchantement et perte du religieux. Dans cette perspective, le désenchantement prend chez Balzac un sens élargi : c’est le monde désormais qui est désenchanté, et si tous les hommes sont concernés par cette perte de croyances, ceux qui en subissent le plus durement les effets sont réunis à l’enseigne de l’« École du désenchantement », école littéraire « sans cadre et sans

état-major13 » qui résume pour Balzac la disposition d’esprit de toute une époque.

Cette expression, qui aura la fortune critique que l’on connaît14, apparaît sous la

plume de Balzac en 1831 dans la onzième de ses Lettres sur Paris. Dans ces lettres, publiées par le journal le Voleur du 30 septembre 1830 au 31 mars 1831, Balzac a pour mandat de « rendre périodiquement [à tous les dix jours] la changeante physionomie de Paris », étant entendu que l’« extrême mobilité imprimée aux hommes, aux choses et aux intérêts par les évènements de [la] récente révolution [celle de Juillet], donne à la capitale

des aspects d’un tout nouveau caractère »15. Tableau de Paris au lendemain des Trois

Glorieuses, impressions politiques écrites sur le vif au fil d’une actualité brûlante, ces lettres se voulaient pour Balzac une sorte de banc d’essai où il pourrait montrer sa compétence en matière politique, une préparation, diront certains, pour la carrière de député

12 Le désenchantement est en effet le plus souvent dissocié par Balzac de la simple « perte d’illusions », ce dont témoigne l’usage répandu dans La Comédie humaine de la périphrase « illusions perdues » qui concurrence, pour ainsi dire, l’épreuve du désenchantement. 13 Pierre Barbéris, Balzac et le mal du siècle. Contribution à une physiologie du monde moderne, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1970, t. II, p. 1420.

14 Nous pensons bien sûr à l’ouvrage de Paul Bénichou, L’École du désenchantement (Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2004). Il est intéressant de constater que Bénichou emprunte à Balzac cette expression pour lui donner un élargissement, un prolongement. En effet pour Bénichou, les représentants de cette « école » sont Sainte-Beuve, Musset, Nodier et Théophile Gauthier. Plus inclusif que Balzac, il reste néanmoins fidèle à l’idée selon laquelle le romantisme connaîtrait au cours des années 1830 un infléchissement, une sourde transformation où de nouveaux enjeux – sociaux, politiques, spirituels – feraient surface en étant liés à un climat de désenchantement. 15 Nous rapportons les propos que tient la direction du Voleur dans une note servant de chapeau à la première lettre du 30 septembre 1830. Pour plus de détails, voir OD, Pl., t. II, p. 1650.

(26)

à laquelle il ambitionne – au tournant des années 1830 – de parvenir16. Dans ce contexte,

la onzième de ces Lettres sur Paris, datée du 9 janvier 1831, fait figure d’exception, puisque l’auteur quitte le champ politique pour s’intéresser à la littérature contemporaine. Pour préciser « le problème philosophique dont les peuples cherchent la solution », il souhaite délaisser temporairement – l’espace d’une lettre – le monde politique et tracer « quelque petite esquisse qui vous représentât les mœurs, les arts et la littérature en France

pendant l’année 1830 »17. Mais à travers ce tableau de la production intellectuelle de

l’année 1830 – qui s’apparente à certains endroits à un panégyrique des « Modernes »

contre les « Anciens »18 – quatre œuvres attirent tout spécialement l’attention du critique

puisqu’elles seraient emblématiques du génie particulier de l’époque :

Vous avez lu, sans doute, écrit-il, La Confession ? Ce livre, dont la pensée première est hardie, manque d’audace dans l’exécution. Charles Nodier a publié son Histoire du roi de

Bohême, délicieuse plaisanterie littéraire, pleine de dédain, moqueuse : c’est la satire d’un

vieillard blasé, qui s’aperçoit à la fin de ses jours du vide affreux caché sous les sciences, sous les littératures. Ce livre appartient à L’École du désenchantement. C’est une déduction plaisante de L’âne mort, singulière coïncidence d’ouvrage ! Cette année, commencée par la

Physiologie du mariage, dont vous me permettrez de ne pas vous parler beaucoup, a fini par Le Rouge et le Noir, conception d’une sinistre et froide philosophie : ce sont de ces tableaux

que tout le monde accuse de fausseté, par pudeur, par intérêt peut-être. Il y a dans ces quatre conceptions littéraires le génie de l’époque, la senteur cadavéreuse d’une société qui s’éteint19.

C’est donc d’abord à L’histoire du roi de Bohème de Charles Nodier, que Balzac accole l’étiquette d’« École du désenchantement », mais il semble lui adjoindre « singulière coïncidence d’ouvrage ! », trois autres productions participant selon lui du même esprit, toutes écrites au cours de l’année 1830 : la Physiologie du mariage de Balzac lui-même, La Confession de Jules Janin et Le Rouge et le Noir de Stendhal. Tantôt sur le mode de la plaisanterie littéraire, du dédain, de la satire et de la moquerie, tantôt par une froide

philosophie qui n’est pas sans faire penser à « un rire de démon20 », ces ouvrages ont en

commun, selon Balzac, d’évider le monde de ses ultimes croyances : Charles Nodier, en

16 C’est l’opinion défendue par Pierre-Georges Castex, Roland Chollet et René Guise (OD, Pl, t. II, p. 1651). 17 Ibid., p. 933.

18 L’entreprise de Balzac consiste à comparer systématiquement la production littéraire, philosophique et théologique de l’année 1830 à celle de 1730, en donnant à chaque fois la palme aux œuvres contemporaines : « Nous sommes dans une profonde erreur, écrit-il, si nous ne pensons pas vivre dans un siècle de gloire et de liberté [...] Ceux qui, pour décourager les hommes d’étude occupés à nous enrichir, prennent à tâche d’accabler les vivants sous les morts, et de vanter les littératures étrangères au détriment de la nôtre, ont grand tort, ils aident à un horrible suicide national. » (OD, Pl., t. II, p. 936.) Quelques mois seulement après la célèbre bataille d’Hernani, cette prise de position indiquerait-elle l’appartenance de Balzac à l’école romantique ? Chose certaine, l’auteur de La Comédie humaine prône un choix en faveur du temps contemporain. Dès 1830, il écrit : « Nous ne pouvons pas avoir la poésie des machines à vapeur et celle du

XVIe siècle. » (cité par Pierre Barbéris, Balzac et le mal du siècle, op. cit., t. II, p. 1808.) 19 Balzac, OD, Pl., t. II, p. 937.

(27)

montrant le « vide affreux caché sous les sciences [et] sous les littératures21 », Jules Janin

en proclamant « que la religion et l’athéisme sont également morts, tués l’un par l’autre22 »,

Balzac, lui-même, en prenant « plaisir à nous ôter les illusions de bonheur conjugal23 » ;

enfin, Stendhal en nous arrachant « le dernier lambeau d’humanité et de croyance qui nous

restait24 ». Renfermant en leur sein « le génie de l’époque », c’est-à-dire « la senteur

cadavéreuse d’une société qui s’éteint », ces quatre œuvres sont pour Balzac emblématiques du désenchantement du monde. L’antithèse est manifeste : le génie de

l’époque consiste à chanter la maladie sociale, à consacrer la mort de la société25. Mais une

porte reste néanmoins ouverte sur l’avenir, l’École du désenchantement traduisant dans ses

œuvres « la pensée intime d’un vieux peuple qui attend une jeune organisation26 ». Ce

déplacement du regard vers un avenir couvert d’inconnu, ce présentisme inquiet suspendu entre la déploration d’une perte et l’attente d’une vérité nouvelle, est certainement l’un des rouages, l’une des tensions structurantes, du désenchantement du monde tel que l’envisage Balzac. Dans ce contexte, l’attente est de mise et ce n’est pas la révolution récente de Juillet qui l’aura satisfaite, tant s’en faut. Pierre Barbéris a raison de lire dans cette onzième Lettre sur Paris le désarroi consécutif à l’échec révolutionnaire27. Pour Balzac, nulle nouvelle

impulsion n’aura été donnée par le nouveau régime aux mœurs contemporaines, « d’une atonie désespérante », ni à la société, qui a toujours et plus que jamais pour système, la

21 L’histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux sera vivement critiqué par le personnage d’Émile dans la Peau de chagrin : « C’est, dira-t-il, des phrases tirées au hasard dans un chapeau, véritable ouvrage écrit pour Charenton. » (La peau de chagrin, Pl, t. X, p. 105.)

22 Balzac, OD, Pl., t. II, p. 937. Dans ce roman de Jules Janin, le personnage d’Anatole, repentant, cherche désespérément la foi, mais il rencontre partout l’incrédulité et pire, l’indifférence : « L’indifférence, déplore-t-il, a un sourire qui tue ; c’est plus fort qu’une moquerie, plus fort qu’une insulte : c’est une insulte sans définition, dont tout le monde est complice et dont on ne peut demander raison à personne. » (L’âne mort et la femme guillotinée : la Confession, Paris, Flammarion, 1973, p. 246.) Nous verrons plus loin les échos de cette indifférence dans l’œuvre de Balzac.

23 Balzac, OD, Pl., t. II, p. 937.

24 Il faut dire que la critique de la religion que fait le personnage de Julien Sorel, tant par ses actions que par ses mots, est particulièrement cynique : « J’ai aimé la vérité... Où est-elle ?... Partout hypocrisie, ou du moins charlatanisme, même chez les plus vertueux, même chez les plus grands ; et ses lèvres prirent l’expression du dégoût... Non. L’homme ne peut pas se fier à l’homme. » (Stendhal, Le rouge et le

noir, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », p. 650.)

25 Il rejoint là l’esprit de nombreux auteurs contemporains, notamment Edgar Quinet pour qui le dix-neuvième siècle n’a de cesse de « tire[r] vanité de ses propres funérailles » (Le christianisme et la révolution française, cité par Philip Knee, dans L’expérience de la

perte autour du moment 1800, Oxford, Voltaire Foundation, 2014, p. 92). L’idée d’une société vieillissant prématurément sous l’effet

de l’esprit critique n’est pas isolée dans l’œuvre de Balzac. On la retrouve, par exemple, dans Le médecin de campagne où Benassis lie vieillissement et philosophisme : « Si une nation est vieillie, explique-t-il, si le philosophisme et l’esprit de discussion l’ont corrompue jusqu’à la moelle des os, cette nation marche au despotisme malgré les formes de la liberté. » (Le médecin de campagne, Pl, t. IX, p. 512.)

26 Balzac, OD, Pl., t. II, p. 937.

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