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LA TRANSFORMATION DE L’EUROPE CENTRALE À LA SORTIE DU COMMUNISME

1.1 La définition de l’Europe centrale

1.1.4 L’aspect culturel

Du point de vue historique, l’Europe centrale semble directement liée à la tradition de la monarchie des Habsbourg. Les nations qui ont composé cet empire se divisent en deux groupes :

I. Les nations qui, avant d’intégrer l’empire, ont construit déjà leurs États.

À l’époque de la Renaissance, les populations qui bénéficiaient déjà d’un État ont réussi à élaborer leurs propres cultures fondées sur les langues et la littérature nationales.

II. Les nations qui ne disposent pas d’État autonome ou existent en tant que tel seulement au Moyen Âge.

Au XVIIIe siècle, ces nations de l’Europe centrale se retrouvent marginalisées. La période de leur splendeur est passée. En conséquence, le rôle de l’Histoire dans le développement de leurs consciences nationales devient important.

L’attitude à l’égard l’Histoire, notamment la conscience historique de plus en plus développée apparaît comme une des manières les plus aisées de contribuer à l’identification nationale.

L’aspect culturel se dégage souvent dans la description de nombreux événements qui se sont déroulés en Europe centrale. Perçue ainsi, la région recouvre les territoires de l’Empire austro-hongrois. Milan Kundera, écrivain tchèque et français, précise que « les frontières (inauthentiques, modifiées par les invasions et les occupations) ne peuvent pas définir et décrire l’entité de l’Europe centrale. Les situations communes, importantes, unissent les nations dans les frontières imaginaires et variables, à l’intérieur desquelles la même mémoire dure, les mêmes expériences et la même tradition sont les plus importantes ». Selon lui, les habitants de l’Europe centrale créent une histoire européenne à l’envers car ils en sont victimes et outsiders. La source de l’originalité de leur culture et de leur sagesse se trouve dans leur expérience historique.188

Kundera considère que la réalité spirituelle, indépendante d’un espace géographique concret est la plus déterminante. Andrzej Stasiuk, écrivain polonais, reprenant la même idée, déclare que le problème de définir des coordonnés géographiques dans cette partie de l’Europe ne se pose plus.189

Conformément au critère culturel, l’Europe centrale apparaît comme une région du passage entre l’Ouest et l’Est (russe et asiatique). L’expression allemande « Zwischen-Europa » (l’Europe du passage, l’Europe de

188 KUNDERA Milan, L’Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale, op. cit., pp. 13-25.

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STASIUK Andrzej, ANDRUCHOWICZ Andrij, Moja Europa. Dwa eseje o Europie zwanej Środkową (Mon

108 l’entre-deux) correspond mieux à la réalité que « Mitteleuropa » (l’Europe centrale) de Otto von Bismarck190 car interprète l’Europe centrale comme un espace de transition entre les deux centres de civilisation : occidental et oriental.191

Carte 17 : La Mitteleuropa

Source : GAEBLERS Eduard, Handatlas Uber Alle Teile der Erde, Leipzig, 1930.

Les dénominateurs communs culturels suivants caractérisent l’Europe:  une influence de l’architecture gothique ;

 une frontière occidentale des systèmes démocratiques ;  un alphabet latin ;

 des racines catholiques romaines (parfois modifiées par la Réforme).

190 PAJEWSKI Janusz et al., Mitteleuropa. Studia z dziejów imperializmu niemieckiego…, op. cit., pp. 115-137; NAUMANN Friedrich, Mitteleuropa, op. cit., pp. 1-32 ; MEYER Henry Cord, Mitteleuropa in German Though

and Actions 1815-1945, Hague, 1955.

109 Selon ces critères, l’Europe centrale apparaît comme l’espace culturel commun, celui de l’histoire et de la tradition partagée. C’est également une communauté des valeurs qui régissent la condition d’un individu et ses relations avec les autres, déterminées par les structures qui fonctionnent selon les mêmes règles éthiques et juridiques. Elle est habitée par les sociétés qui partagent la responsabilité de leur espace de vie. Il est vrai que les frontières de l’Europe centrale ne sont pas dessinées sur aucune carte. Elles existent seulement dans le cœur et dans la conscience de ses habitants. Cependant, durant le régime communiste, ce sentiment d’appartenir à la communauté centre-européenne se ravive quand les frontières sont tracées par les hommes politiques suivant la ligne de l’Elbe (pl. Łaba) et le mur de Berlin.192

L’identité centre-européenne se caractérise alors par des attributs suivants :

 la mémoire familiale et historique ;  les relations culturelles et artistiques ;

 l’appartenance à la tradition chrétienne et catholique ;  l’opposition aux intérêts de l’État socialiste.

La pensée centre-européenne et ses variations expriment une forte identité culturelle commune. Dans cette partie de l’Europe, les intellectuels de l’après-guerre – Milan Kundera, Geörgy Konrád, Václav Havel, Czesław Miłosz, Danilo Kiš et Milan Šimečka193

- participent activement à la vie politique et idéologique, s’engagent ouvertement contre le régime prosoviétique, créent des œuvres marquants dans l’histoire contemporaine. Témoins de leur temps, ils expriment leur opposition à la domination soviétique et la joie quand leurs pays retrouvent l’indépendance et la liberté. Grâce à ces intellectuels, le terme de l’Europe centrale réapparaît dans les débats politiques, idéologiques et culturels qui font vibrer toute l’Europe. Pour Adam Michnik, ce terme « est une idée politique. (…) un moyen de marquer une indépendance intellectuelle et politique face à la Russie». Après la chute du mur de Berlin, c’est Milan Kundera qui est le premier à évoquer la notion d’Europe centrale. Selon Drago Jančar, écrivain slovène, Kundera « retrouve quelque chose qui se trouve à la fois dans nos

cœurs et sur le bout de nos langues ».194

Pour lui, comme pour de nombreux intellectuels des pays communistes, l’Europe centrale représente une nouvelle « Terre promise ». En son temps, Joseph Roth, écrivain autrichien a déjà identifié la région centre-européenne à l’ancien empire austro-hongrois et à son passé. Mais Drago Jančar refuse la nostalgie de la monarchie des habsbourgeoise car celui-ci « n’a jamais montré la compréhension pour le désir

192 ASH Timothy Garton, Pomimo i wbrew : eseje o Europe Środkowej (Malgré et contre tout : les essais sur

l’Europe centrale), Londres, 1990, pp. 168-198.

193

ASH Timothy Garton, Mitteleuropa?, Res Publica, n° 1, 1990, pp. 20-23.

110 d’indépendances de petits États ». Le retour vers le passé n’est donc pas toujours indissociable de l’idée de l’Europe centrale : « Les idées centre-européennes seraient probablement mortes, comme sont morts les austro-hongrois, si elles n’étaient pas retenues par la force ».195

Vu de cette fonction, l’Europe centrale apparaît comme un « fruit défendu » disponible dans ses zones frontalières et aspire à la paix et à la coopération qui mettront un terme aux vieilles rancunes. D’après Marjan Rožanc, écrivain slovène, il s’agit « du club comique auquel il est bon d’appartenir », que Drago Jančar, à son tour, décrit ainsi : « Nous sentons que nous nous mettons au-delà des schismes idéologiques et sans importance, dépassant les frontières nationales et les juridictions étatiques. Dans ce club comique, nous parlons sans donner la parole aux malades de l’Histoire et de la haine nationaliste. La diversité, le pluralisme global, le morcellement, le multilinguisme, tout ce Babylone culturel qui a vécu pendant soixante ans, l’effondrement des États, les changements des frontières, l’envol des eschatologies idéologiques, les grands espoirs et les énormes déceptions, nous le ressentons comme une nouvelle chance. L’Europe centrale c’est une carte de ce club comique, ainsi

qu’une carte d’entrée dans l’Europe ».196

Pour Jančar, le concept de l’Europe centrale évoque avant tout un défi face à la réalité, l’évolution tournée résolument vers l’avenir, tandis que, selon certains intellectuels de l’époque l’idée de l’Europe centrale semble porteuse mais abstraite. Jančar pense que si cette région n’arrive pas à évoluer, la responsabilité en revient à la xénophobie, à l’antisémitisme, à l’oppression qu’exercent des majorités sur des populations minoritaires, aux anciennes rivalités nationales et au penchant vers la médiocrité, vers le confort douillet. Peter Handke, écrivain autrichien compare la notion d’Europe centrale à un « effet météorologique ». En réponse, Jančar lui rétorque en suggérant qu’« il est bon de regarder en haut les nuages passer dans le ciel, mais il faut aussi de regarder en bas, aussi longtemps que les champs de mines, les fils barbelés et les murs de Berlin existent en Europe centrale ».197

Parfois, l’Europe centrale est synonyme d’une survivance de la Guerre froide. Dans l’Europe au pied plat, Alexander Kaczorowski, journaliste polonais postule d’abandonner la notion d’Europe centrale car « elle a déjà joué son rôle et aujourd’hui, elle apporte plus de

195

JANĈAR Drago, MICHNIK Adam, Europa Środkowa czyli jak być normalnym (L’Europe centrale ou

comment être normal), L’interview entre Drago JANČAR et Adam MICHNIK, Krytyka, 1993, n° 40, pp. 46-52.

196 JANĈAR Drago, Misjonarz i jego Sprawiedliwość (Le missioniare et sa justice), Res Publica Nowa, 1997, n° 7/8, pp. 51-54.

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mal que de bien »198 malgré que cette région du milieu continue à enrichir le paysage

européen surtout grâce à sa place particulière entre deux civilisations différentes. Dans son œuvre « L’Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale » Milan Kundera insiste que : « L’Europe géographique de l’Atlantique jusqu’à l’Oural », n’échappera jamais à la division en deux zones :

I. l’Occident qui s’inspire de Rome et de l’Église catholique avec l’alphabet latin ;

II. l’Est (c’est-à-dire la Russie) qui tire ses origines du Byzance et de l’Église orthodoxe avec l’alphabet cyrillique.199

Cette division de l’Europe en l’Occident et l’anti-Occident est incontournable pour créer et définir l’Europe centrale. La différence culturelle, mentale et historique entre l’Ouest et l’Est est l’âme même de l’Europe centrale. Le terme de l’Europe centrale s’emploie donc de facto afin d’« arracher » les pays comme la Pologne, la Slovaquie, la République tchèque et la Hongrie, à l’URSS. Même si ces pays sont restés pendant quarante ans sous le joug totalitaire, cela n’efface aucunement leur contribution historique à la culture occidentale : à la fin du XIXe siècle, c’étaient déjà le berceau de la modernité, la patrie de nombreux artistes, intellectuels et scientifiques200 qui ont enrichi la civilisation en Occident.

L’identité culturelle de l’Europe centrale s’est forgée au cours des siècles, s’appuyant sur une conscience historique commune. Dans le passé, les nations slaves se sont pris parfois pour le Messie de l’Europe ou du monde, se sont reconnu une « âme sainte ».201

La vision culturelle de Zwischen-Europa, en a fait le « fruit défendu » et le « mythe » universel. De nombreux courants de pensée sont nés en cette Terre promise, l’ont enrichie et ont fait d’elle le « berceau de la modernité ». Aujourd’hui, l’Europe centrale devient « un terme à la mode » bien qu’il renvoie souvent à l’image d’une région endormie, nostalgique et fragile.

198 KACZOROWSKI Aleksander, The Great Central European Swindle, KACZOROWSKI Aleksander, MAĆKOWIAK Tomasz, Europa z płaskostopiem (Europe avec le pied plat), Wołowiec, 2006, p. 203.

199

KUNDERA Milan, L’Occident kidnappé ..., op. cit., pp. 3-22.

200 POTEL Jean-Yves, Les 100 portes de l’Europe centrale et orientale, Paris, 1998, coll. Points d’appui, pp. 13-14.

201

ŠTÚR L’udovit, O ludowych pieśniach i podaniach (Chants et contes populaires), Wybór pism (Écrits), Wrocław, 1983, pp. 281-282.

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