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L’appropriation de la connaissance dans la pharmaceutique : littérature et

2 Monopoliser les fruits de l’innovation : une étude des stratégies en matière

2.1 L’appropriation de la connaissance dans la pharmaceutique : littérature et

Dans cette section, nous détaillons l’organisation particulière des essais cliniques et de leur pertinence dans le système de production de l’innovation thérapeutique. Nous passons en revue leurs coûts et leur fonction dans la conception générale d’un traitement. Dans un second temps, nous revenons sur le travail de Cécilia Rikap de 2019. Précisément, nous réutilisons une partie de son analyse sur les asymétries de pouvoir, qui permettent à Novartis de garantir son pouvoir monopoles sur l’innovation et de maintenir à distance la concurrence des organisations périphériques. À la différence de son travail, nous utilisons la variable des essais cliniques et non des publications scientifiques ou des copropriétés des brevets. Un choix que nous justifions principalement pour trois raisons. Premièrement, comme nous l’avons déjà mentionné, le financement de la R&D des firmes dominantes s’est progressivement détourné des phases de recherche pour se concentrer stratégiquement sur les phases de développement. Leur étendue géographique et les nécessités matérielles en font des étapes complexes et originales en matière de stratégie industrielle. Enfin, les essais cliniques couvrent le travail cristallisé en amont d’une acquisition, ils incluent les tentatives non concluantes ou abandonnées, caractéristiques du processus d’innovation thérapeutique.

46 2.1.1 Une brève introduction aux essais cliniques et aux coûts de production de nouveaux

traitements

Les essais cliniques sont les étapes de développement d’un traitement qui sépare les phases de recherche, des phases de commercialisations. Très simplement, ils constituent les étapes obligatoires qui étudient le rôle thérapeutique d’un produit ou d’un dispositif médical. Selon le Conseil international d'harmonisation des exigences techniques pour l'enregistrement des médicaments à usage humain (CIH), un essai clinique peut se définir comme :

« Toutes investigations menées sur l’Homme en vue de découvrir ou de vérifier les effets cliniques et pharmacologiques d’un produit (…) d’identifier toute réaction indésirable à un produit de recherche et/ou étudier la façon dont un produit de recherche est absorbé, distribué, métabolisé et excrété afin d’en évaluer l’innocuité ou l’efficacité. » (TRREE, 2009).

Le processus de développement est généralement séparé en quatre étapes, identifiables à leur numérotation romaine : I, II, III, IV (Manceron, 2019). La phase I constitue la première étape de test d’un traitement sur des humains. Son objectif est généralement celui de connaître la sécurité d’un produit ; de sa dangerosité ou de sa toxicité sur l’organisme. En matière d’organisation, cette dernière est légère en nombre de participant.es ainsi qu’en temps nécessaire à sa réalisation –plusieurs mois. Dans le domaine de l’oncologie, il arrive parfois que l’efficacité y soit déjà testée. La phase II comprend plus de participant.es et dure plus longtemps -jusqu’à deux ans. Elle intègre la notion de « preuve de concept » qui valide l’effet thérapeutique d’un produit sur une pathologie donnée. L’essai, lorsque la situation le permet, est randomisé. Son efficacité est traduite par différence entre les effets d’un traitement témoin et celui du placebo. La phase III est considérée comme l’Alpha et l’Omega des essais cliniques ; de sa réussite peut découler une autorisation de mise sur le marché.

Cette phase est particulièrement lourde dans le recrutement des participant.es pouvant aller, dans des cas extrêmes, jusqu’à 5'000 personnes. En termes de délais, plusieurs années sont nécessaires à sa réalisation. Son objectif est de confirmer la sécurité du traitement et de démontrer son efficacité en comparaison à d’autres produits. Enfin, la phase IV est une phase post-commercialisation qui surveille la sécurité de l’emploi (pharmacovigilance) et améliore l’utilisation du traitement. L’existence de cette phase part du principe que tous les effets négatifs ne sont pas maîtrisés et qu’un suivi en temps réel est nécessaire. Dans ce chapitre nous insistions principalement sur les trois premières phases, du fait de leur

47 position en amont d’une autorisation de mise sur le marché. Une position qui les rend ouvertement stratégiques en matière d’organisation économique.

La gestion des essais cliniques est séparée en plusieurs rôles : le Promoteur (sponsor) et le Principal Investigateur (PI). Le promoteur peut être une entreprise privée (pharmaceutique ou biopharmaceutique), un gouvernement, ou une organisation non gouvernementale. Il est en charge de dessiner le protocole de recherche, de superviser l’étude, de monitorer et de planifier les analyses statistiques collectées durant l’essai. Il est en outre chargé de financer ou de cofinancer l’étude qu’il entreprend. Le principal investigateur est en quelque sorte le ou la responsable opérationnelle de l’étude. Il s’occupe de l’opérationnalisation du protocole. Une tierce partie indépendante chargée de vérifier la sécurité et la fiabilité des données est parfois exigée par la loi. C’est le cas notamment des essais en phases III qui se déroulent aux USA et qui sont en partie financés par le NIH (NIH-supported multicenter Phase III clinical trials). Dans nos données nous nous intéressons exclusivement aux statuts des Promoteurs, c’est-à-dire, aux institutions qui financent directement ou en collaboration les essais cliniques.

En matière de chiffres, le coût des phases de développement constitue, selon les travaux les plus récents de Dimasi et al. (2016), près de 70% des coûts de production d’un nouveau traitement. Ils se montent à 965 millions contre un montant total de 1 milliard 300 millions.

En outre, une partie de la littérature considère qu’il faut continuellement vingt-quatre projets en cours pour en amener un à terme (Paul et al., 2010). Dimasi et al. (2016), de leur côté, calculent que le taux de réussite clinique d’un projet est de seulement 11.83%.

À noter que la littérature autour de ces montants est confrontée à d’intenses débats politiques puisqu’un haut coût de production justifie un prix de vente élevé auprès des institutions sanitaires. Le rapport de 2014 du Tufts Center For The Study Of Drug Developpemnt (un institut contesté notamment pour ses liens avec l’industrie) fait état d’un coût total de production d’un nouveau traitement de 2.6 milliards de dollars. Médecins Sans Frontière de leurs côtés l’évaluent à 186 millions de dollars (Gagnon, 2015). Le choix des données ainsi que la méthodologie sont déterminants, en particulier si les coûts d’opportunités et les abandons à mi-parcours sont inclus (Out-Of Pocket costs versus Capitalized costs) (Tableau 4.). Dans le premier cas, la réalisation d’une phase III est individuellement trois fois plus coûteuse qu’une phase I et II réunie. Cependant, lorsque

48 pondéré à leur degré de réussites, le coût des phases initiales explose et constitue deux tiers des coûts des trois phases réunies. La période contemporaine est marquée par une augmentation importante des dépenses en R&D. Les travaux de Joseph A. Dimasi (2003) (2016) font état d’une augmentation des coûts de la R&D par traitement de 60% entre 1990 et 2010.

Tableau 4.Probabilité de réussite et coût relatif des trois phases cliniques qui précédent la commercialisation d’un traitement

Sources : Les pourcentages sont compilés à partir des données de Paul & al. (2010)

Chez Novartis, cette augmentation représente en moyenne de 0.5% du chiffre d’affaires depuis 24 ans. Un accroissement relativement modéré pour une firme insistant sur l’accroissement de coûts de l’innovation :

« The vast amount of data that must be collected and evaluated makes clinical testing the most time-consuming and expensive part of new drug development. » (Novartis, 2019) À ce stade, deux explications sont généralement avancées. La première considère que le coût de l’innovation des nouveaux traitements est artificiellement surestimé par la littérature scientifique qui s’appuie sur des données dépendantes des firmes pharmaceutiques (Gagnon, 2015). La seconde reconnaît l’augmentation croissante des coûts de l’innovation, mais appuie sur l’inégalité de la répartition de la charge sur la chaîne de son développement. Pour le dire autrement, la dépense en R&D à Novartis augmente moins rapidement que la dépense agrégée du secteur. En ce sens, les coûts de production d’un nouveau traitement peuvent être surestimés selon que l’on prenne la perspective des firmes dominantes, ou la perspective générale du secteur.

Phase I

p(réussite) : 54%

Out-of-Pocket : 7.3%

Capitalized : 30.1%

Phase II

p(réussite) : 34%

Out-of-Pocket : 19.6%

Capitalized : 35.3%

Phase III

p(réussite) : 70%:

Out-of-Pocket : 73.1%

Capitalized : 34.6%

49 2.1.2 Les asymétries de pouvoir au sein du secteur pharmaceutique

Les travaux de Cécilia Rikap (2018) (2019) s’interrogent sur les effets de monopolisation de l’innovation responsable des asymétries de pouvoir entre les firmes. Dans ses travaux de 2019, l’analyse s’est concentrée sur la pharmaceutique, précisément sur les trois entreprises qui investissent massivement en R&D entre 2008 et 2017 : Pfizer, Roche et Novartis. Son travail reprend trois points : les aspects transnationaux de leurs activités, les asymétries de pouvoir sur leurs circuits d’innovation, ainsi que les formes de concurrence ou de coopération entre firmes dominantes. De ces trois points, nous insistons principalement sur le second. Les circuits d’innovation sont à cet effet définis comme l’ensemble des interactions entre les acteurs d’un secteur qui participent à la production d’une innovation (Rikap, 2018).

En termes méthodologiques, le procédé consiste à recenser puis à présenter les 149 institutions périphériques ayant majoritairement fait état d’une co-publication scientifique, ou d’une copropriété de brevet. Toutes ces institutions partenaires sont ensuite intégrées à des clusters permettant d’évaluer l’intensité de leurs interactions. Dans le cas de Novartis, 31 universités se placent dans le top 50 de ses institutions privilégiées en matière de co-publication. Du côté des firmes privées, 11 autres big pharmas sont recensées dans son top 50, dont Roche et Pfizer au premier et au second rang des firmes privilégiées. Du côté des brevets, les résultats sont plus homogènes puisque la très grande majorité des droits de propriété sont assignés directement à Novartis ou aux entreprises associées. Ce constat est cohérent avec la rationalité économique du secteur, qui privilégie un contrôle généralisé des droits de propriété sur l’entièreté d’un traitement. Seul GlaxoSmithKline se distingue du reste avec 56 brevets co-assignés à Novartis. Un résultat qui peut s’expliquer par la coentreprise fondée en 2015, nommée Consumer Healthcare (Novartis a vendu ses parts en 2018) ainsi qu’un échange d’actifs (asset swap deal) datant de la même période.

Selon nous, les principales contributions du travail de Cécilia Rikap (2019) sont de dessiner les vastes extrémités de la production technologiques et des multiples interactions que ces dernières entretiennent entre elles. Plus encore, l’autrice met en lumière les dynamiques de planification des circuits de l’innovation telles qu’établies par les firmes dominantes. Une forme de « division du travail » des étapes de production de l’innovation permise par le

50 caractère fragmenté des biotechnologies. Une vision compatible avec les travaux de Ashish Arora et Alfonso Gambardella de (1994). Une formule qui se résume en :

« Horizontal M&A -particularly of biotechnology companies- are combined with vertical R&D outsourcing to leading academic institutions and start-ups. Seeing together, both tactics highlight big pharmaceuticals’ innovation strategy: profit from others’ earlier research before engaging. » (Rikap, 2019)

2.1.3 Copublications scientifiques versus essais cliniques, quel proxy choisir ?

En matière des variables : les publications scientifiques et les copropriétés de brevets contiennent toutes de précieuses informations, mais également d’importantes limites. La copropriété des brevets est principalement limitée par l’homogénéité de ses données qui tend à diminuer la portée de l’analyse. Celle des co-publications scientifiques est, selon nous, plus intéressante, mais comporte quelques ambiguïtés.

À cet égard, nous reprenons une partie des critiques de Rafols et al. (2012). Premièrement, la participation d’une firme pharmaceutique à une publication scientifique peut être le reflet d’un choix stratégique plutôt que le véritable reflet de sa recherche scientifique.

L’inclinaison croissante de l’industrie vers des concepts d’efficacités ou de supériorités thérapeutiques a conduit à rehausser radicalement le statut de la publication scientifique.

Ces dernières agissent comme des outils commerciaux et des signaux faits aux marchés financiers sur la bonne ou mauvaise santé des recherches de la firme. A contrario, les étapes manquées et les recherches sans résultats, pourtant essentielles à la production d’une innovation, n’apparaissent pas dans les données. Pour le dire autrement, les co-publications scientifiques tendent à illustrer uniquement les collaborations « à succès » ainsi que les projets contrôlés stratégiquement par la firme. Enfin, si les métadonnées des co-publications sont intéressantes, leur individualité est plus complexe à analyser. À cet égard, la délimitation des essais cliniques en quatre phases principales permet de retracer plus facilement l’historique d’un traitement.

Nos données proviennent toutes de la plateforme ClinicalTrial.gov une plateforme gérée par le NIH, créée en 2000 dans un objectif de rendre transparentes les phases de développement qui feront potentiellement l’objet d’une autorisation de mise sur le marché.

Sa création fait suite au Food and Drug Administration Modernization Act de 1997.

51 L’obligation d’y inscrire l’ensemble des essais cliniques s’est élargie peu à peu. En 2005, le Comité International des Rédacteurs de Revues Médicales (CIRRM) a rendu obligatoire leur inscription comme condition préalable à une publication scientifique. Si le contenu de la plateforme est avant tout de nature médicale, plusieurs informations, telles que la location des phases de développement, les sponsors et les collaborateurs des études peuvent être retracés.

À cet effet, nous utilisons notre base de données de deux manières différentes. La première s’intéresse à tous les essais cliniques que Novartis finance, c’est-à-dire, pour lesquels le groupe décide d’investir stratégiquement du temps et de l’argent. Dans ces derniers, il peut être seul ou accompagné d’autres institutions : firmes privées ou organismes publics. Cet échantillon peut être considéré comme les modalités de la collaboration dans le développement de l’innovation à Novartis. Le second échantillon restreint une partie de l’analyse pour se concentrer sur l’historique de 12 traitements considérés comme stratégique (key products) par la direction en 2019 (Novartis, 2019). Autrement dit, la temporalité est renversée, puisque partant du produit final et allant vers son développement passé. Cette seconde perspective a pour avantage d’illustrer le travail cristallisé en amont d’une acquisition par Novartis (qui est invisible dans notre premier échantillon). Nous gardons uniquement les traitements acquis en cours de développement, c’est-à-dire, dont leur découverte s’est faite à l’extérieur des laboratoires de la firme. Nous privilégions, en outre, les produits protégés par un droit de propriété intellectuelle. En dépit de leur niveau de rentabilité important, tous sont considérés comme très innovants dans leur classe thérapeutique respective. Cette perspective peut se résumer comme l’appropriation stratégique de l’innovation chez Novartis.

En conclusion, nous avons vu que les essais cliniques sont des mesures intéressantes de la production d’une innovation. Leurs coûts sont ambivalents selon que l’on intègre, ou non, leur probabilité d’échecs. En ce sens, nos données déplacent une partie de l’analyse faite par Célilia Rikap en 2019. Leurs découpages en phases distinctes permettent de préciser les étapes qui sont privilégiées par Novartis ou laissées à la périphérie. Selon l’utilisation de nos données, nous nous attardons sur les formes de la collaboration, puis sur les acquisitions

52 tardives de traitements. Deux outils différents de valorisation asymétrique d’une innovation pharmaceutique.

2.2 Diluer les coûts du contrôle sur l’innovation : une analyse descriptive du