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CHAPITRE 5 : LE CHANGEMENT ORGANISATIONNEL « UN PROCESSUS A

5.3. L’approche politique

5.3.1. Des conflits majeurs

Malgré l’attitude de coopération bienveillante émanant des organisations syndicales dans le processus du changement mis en place, on ne peut manquer d’être frappé par l’instauration d’une coupure de plus en plus nette entre l’équipe dirigeante et le reste de l’organisation. Cette coupure se traduit par l’opposition d’une partie grandissante du personnel, dont les intérêts sont de plus en plus menacés.

Un autre conflit traverse l’organisation : il concerne cette fois les instances dirigeantes (Comité de direction et Conseil d’administration), étant donné le manque de précision de la loi en matière de répartition des compétences entre ces deux organes. Il donne lieu à une intervention « musclée » de l’autorité de tutelle en vue de renouveler l’équipe dirigeante. Il est frappant de constater combien ces clivages s’amplifient à mesure que le processus de changement se déploie. Ils conduisent au développement d’attitudes de retrait parmi la majorité du personnel.

5.3.2. Les spécificités de l’approche

Une fois que l’on quitte le terrain normatif et que l’on observe de plus près la vie des organisations, on se rend compte rapidement que celle-ci s’accommode très mal de la clarté, de la transparence, de la réduction des sources d’incertitude. Les travaux d’Allison (1971), Cyert et March (1963), Crozier et Friedberg (1977), Pfeffer (1981) – pour ne citer que quelques-uns des principaux représentants de l’approche politique – montrent combien la vie d’une organisation est traversée par le jeu contradictoire de diverses rationalités, selon les coalitions qui se forment entre acteurs en vue de défendre un certain nombre d’intérêts. Les partisans de l’approche politique partent d’un constat de base : le schéma rationnel de la prise de décision et, d’une manière plus générale, la vision planificatrice des organisations sont incapables de rendre compte de la manière concrète dont les individus se comportent à l’intérieur des ensembles auxquels ils appartiennent. Malgré la tendance indiscutable à la rationalisation de la vie des organisations, favorisée notamment par le perfectionnement des méthodes de gestion et par le progrès technologique, les comportements des acteurs sont sous-tendus par des rationalités qui leur sont spécifiques et se révèlent le plus souvent en opposition les unes avec les autres. L’approche politique se situe donc bien aux antipodes de l’approche de la planification.

L’explication avancée par les théoriciens de l’approche politique s’exprime en termes de rapports de force, de défense d’intérêts, de contrôle de zones d’incertitude. Elle fait apparaître, à côté de l’organigramme et de la structure officielle de l’organisation, une structure informelle, faite de jeux, de marchandages, de négociations (Friedberg, 1993). Elle introduit l’importante notion d’acteur, ignorée par le schéma rationaliste qui ne considère comme décideur légitime que l’équipe dirigeante et les spécialistes qui l’assistent. L’acteur est ici défini comme le membre d’un groupe d’intérêt, capable d’exercer une influence vis-à- vis d’autres acteurs et de déployer en conséquence des stratégies appropriées (défensives ou offensives). Son pouvoir se définit par l’exercice d’un contrôle sur les ressources organisationnelles considérées comme pertinentes.

Une telle conception a évidemment des implications importantes sur la manière d’analyser la prise de décision dans les organisations. Au lieu de considérer cette dernière comme un processus séquentiel, « objectif » et structuré, le paradigme politique met en évidence les influences susceptibles d’être exercées à chacune de ses étapes : lors de la définition du problème, de l’inventaire des solutions qui peuvent lui être appliquées, du choix proprement dit de la solution et de son exécution.

Parmi les textes fondateurs de l’approche politique, on peut mentionner les travaux de Crozier et Friedberg (1977) et de ceux de Pfeffer (1981), même si cette approche a connu depuis lors de multiples développements. Signalons toutefois que des nuances existent de part et d’autre, sans doute liées aux spécifiques des traditions de recherche européenne et nord-américaine. Si les recherches de Crozier et Friedberg semblent mettre davantage l’accent sur la permanence des phénomènes de pouvoir dans la vie de l’organisation, celles de Pfeffer soulignent que l’activité politique ne se développe pas nécessairement dans tous les contextes et qu’elle peut même être atténuée sous certaines conditions.

Il n’en reste pas moins que le paradigme politique aboutit à une conception très particulière des processus de changement. Pour Crozier et Friedberg (1977, pp.325-347) :

 Le changement est systémique, c’est-à-dire lié au système d’action concret qui l’élabore et auquel il s’applique ;

 Pour qu’il y ait changement, il faut donc que le système d’action se transforme lui- même et qu’il y ait apprentissage collectif de nouveaux modes de relations entre acteurs, de nouvelles règles du jeu ;

 Cependant, la plupart des projets de changement prennent la forme d’une réduction des zones d’incertitude et d’une rationalisation de la vie de l’organisation, ce qui les expose aux réactions défensives ou offensives des différents groupes dont les intérêts sont potentiellement menacés et les conduit, dans la plupart des cas, à la dissolution ou à l’échec pur et simple ;

 Dans cette perspective, le véritable changement – c’est-à-dire l’apprentissage de nouveaux jeux – ne peut se réaliser que dans un contexte de crise, de rupture par rapport aux anciens mécanismes de régulation.

Même tonalité chez Pfeffer, qui estime que les phénomènes de pouvoir sont le plus souvent un élément de stabilité dans l’organisation (1981, p.289). Les sources d’une telle stabilité sont, pour ce dernier auteur :

 L’engagement des acteurs pour faire adopter des décisions et construire des stratégies.

Etant donné le « coût » d’un tel engagement, les individus tendent à maintenir leur position bien longtemps après que cela soit encore nécessaire. Même en cas d’échec ou d’erreur, ils continueront à défendre leurs argumentations car, le plus souvent, reconnaître ses erreurs signifierait une perte de légitimité et risquerait d’entraîner, par-là, une perte de pouvoir.

 La légitimité des pratiques et des croyances.

Une telle légitimité s’appuie sur l’institutionnalisation des pratiques et des croyances, qui leur donne un caractère « objectif », donc difficilement transformable.

 La tendance à la perpétuation et à l’auto-renouvellement du pouvoir.

Il s’agit d’un constat classique de la théorie des organisations : tout pouvoir acquis se renforce.

La combinaison de ces trois facteurs rend tout changement organisationnel très difficile et peut retarder l’adaptation de l’organisation à son environnement (inertie), jusqu’à menacer sa survie (1981, p.326).

On conviendra que, dans une telle perspective, les possibilités d’évolution du système sont minces et que les structures en vigueur ont beaucoup de chances de se voir perpétuées, d’une manière ou d’une autre. Il est frappant de constater que la plupart des recherches menées dans cette voie rapportent des situations d’échec, décortiquées avec soin. Les structures existantes en sortent même renforcées dans une sorte de « jeu à somme nulle » au cours duquel les stratégies contradictoires des uns et des autres finissent par se contrebalancer188.

188 On peut se référer à ce sujet au célèbre « dilemme du décideur » décrit par Crozier et Friedberg (1977, pp.

335-338). Lorsqu’un responsable managérial projette l’une ou l’autre réforme de structures, il peut décider de jouer le jeu organisationnel et tenter d’obtenir un ajustement progressif des stratégies des différents partenaires concernés. Mais il condamne alors son projet de réforme à être « dilué » dans l’entrelacement de ces stratégies, chaque groupe cherchant à l’orienter en fonction de sa propre rationalité limitée. Par contre, s’il décide d’éviter le jeu organisationnel et d’imposer, ex abrupto, la réforme souhaitée, le responsable s’expose à un rejet pur et simple, à une greffe qui ne prend pas : situation caractéristique de nombreuses entreprises où le processus de changement est imposé d’en haut, sans aucune concertation avec les catégories de personnels concernées. Quelle que soit la solution adoptée, le changement risque donc d’être minimal.

L’approche politique défend donc l’idée qu’aucun processus de changement ne réussira à rendre la vie de l’organisation plus transparente et moins conflictuelle, fût-il très élaboré sur le plan des technologies de gestion. Au fond, la « tentation panoptique » (Pichault, 1990 ; Segrestin, 2004) qui continue à caractériser la plupart des processus de changement actuels, qu’il s’agisse des logiciels de gestion intégrés de type ERP (Lui et Chan, 2008), du reengineering (Sarker, Sarker et Sidorava, 2006) ou du New Public Management (Thomas et Davis, 2005 ; Pichault, 2007) est condamnée à se heurter à l’opacité de la vie organisationnelle.

Quel que soit son mode d’implantation, un processus de changement constitue en effet une manière de « redistribuer les cartes » entre les différents groupes d’acteurs en présence, en suscitant, par la même occasion, des réactions en sens divers. Qu’elles soient défensives ou offensives, de telles réactions n’en revêtent pas moins un caractère hautement « stratégique ». En particulier, lorsque le processus de changement signifie pour les acteurs une intensification de leur rythme de travail, une menace pour leur statut ou leur emploi, une restriction de leur marge de manœuvre, il n’est pas étonnant de le voir devenir la cible privilégiée de multiples pratiques incontrôlées de détournement et d’appropriation. Dans un tel contexte, on peut comprendre que les objectifs initialement fixés à un projet de changement – en termes d’accroissement de la production, notamment – n’ont guère de chance d’être atteints, du moins de la manière prévue par les promoteurs du projet. Même sans disposer des outils nécessaires à une appréciation fine des effets de productivité liés à un processus de changement, on s’aperçoit ainsi qu’un fossé se creuse entre l’importance des moyens mis en œuvre (investissements en matériel et en logiciel, mobilisation humaine par le biais de formations, reconversions, etc.) et les résultats effectivement obtenus. C’est d’ailleurs ce décalage qui est à l’origine d’une certaine prise de conscience, chez les gestionnaires de projets, du rôle joué par les conflits dans la conduite du changement.

Dans un article au titre révélateur, au terme d’un ensemble d’interviews menées auprès de gestionnaires de projets informatiques, Grover, Lederer et Sabherwal (1988) vont jusqu’à proposer une typologie – par ailleurs très intéressante – des « jeux » auxquels les acteurs sont susceptibles de s’adonner face au nouveau système, en fonction des intérêts qu’ils cherchent à défendre. En matière de systèmes d’information, l’importance des aspects politiques a d’ailleurs focalisé depuis longtemps l’attention des analystes (Leiser, 2007). Mais cela signifie-t-il nécessairement qu’en dehors des situations exceptionnelles de « crise » provoquées par la modification brutale d’un facteur exogène (tarissement des sources de financement, arrivée de concurrents, prise de contrôle par un nouveau partenaire, etc.), aucun processus de changement ne peut aboutir à une modification substantielle du système d’action en vigueur au sein de l’organisation ? En d’autres termes,

la prise en compte des jeux de pouvoir nous condamne-t-elle à une logique de la perpétuation ?

Un certain nombre d’auteurs défendent l’idée d’une évolution possible du système d’action. Alter (1990, 2000) pense ainsi que les conflits peuvent conduire à l’innovation. Mais il semble lier cette possibilité à la logique informationnelle de l’entreprise moderne qui, en bénéficiant entre autres de l’apport des technologies de l’information, échapperait au cercle vicieux de l’auto-reproduction, caractéristique de l’entreprise bureaucratique, en multipliant les zones d’incertitude dans le jeu organisationnel. Une telle conception nous semble cependant renouer avec les postulats du déterminisme technologique : à technologie ancienne, fermeture du jeu ; à technologie nouvelle, ouverture du jeu…La conceptualisation proposée par Salerni (1979) nous paraît apporter une autre réponse, originelle et intéressante. Quoi que relative à l’innovation technologique, et non au changement en général, elle permet, nous semble-t-il, d’appréhender les phénomènes conflictuels dans une autre perspective.

Selon Salerni, la socio-histoire des technologies peut s’envisager comme une succession de cycles, articulés de la façon suivante :

1. Au cours d’une première phase de « socialisation », les opérateurs se familiarisent et s’adaptent aux contraintes spécifiques du nouveau dispositif (procédures à connaître, modes de traitement à appliquer dans chaque cas particulier, consignes à suivre dans l’éventualité d’une panne,etc.) telles qu’elles sont définies par les analystes ;

2. Au cours d’une seconde phase de « socialisation », les opérateurs découvrent progressivement les possibilités d’écarts par rapport aux procédures officielles de travail et aux standards de production, ainsi que l’échelle des sanctions qui leur sont associées ;

3. Un véritable « contre-système organisationnel » se met en place, au sein duquel le rendement du travail diminue, les coûts de production s’élèvent et la fonction de contrôle s’avère totalement inopérante ;

4. Débute alors une phase de « rétroaction » au cours de laquelle les responsables managériaux prennent conscience du décalage entre les objectifs initialement fixés et les performances effectives du système et sont acculés à concevoir, puis à introduire, un nouveau dispositif, en tentant de l’imposer comme solution provisoire à ce décalage ;

5. Le nouveau dispositif est introduit et un nouveau cycle de socialisation est amorcé.

Le point capital du raisonnement de Salerni est que les « contraintes sociales », progressivement incorporées dans le dispositif, constituent également les conditions nécessaires de l’innovation. C’est dans la mesure où ces contraintes sont perçues et parfois

même anticipées par le groupe managérial que de nouvelles solutions sont sans cesse mises au point, à la suite d’un processus d’apprentissage (Ségrestin, 2004). Les contraintes sociales sont donc à la fois des entraves par rapport au projet de rationalisation et des stimulants de l’innovation. Les pratiques de détournement et d’appropriation sont sans doute des obstacles au plein accomplissement des objectifs managériaux, mais elles contribuent directement au renouvellement des dispositifs en vigueur. On se situe ici aux antipodes de la logique de la perpétuation : on peut plutôt parler, dans ce cas, de logique de l’innovation. Il s’agira donc d’examiner les conditions dans lesquelles les conflits peuvent conduire à une dilution du processus de changement et à une logique de la perpétuation (phase 3 du cycle de Salerni) ou, au contraire, donner lieu à une véritable dynamique d’innovation (phases 4 et 5 du cycle de Salerni).

Sur le plan méthodologique, l’approche politique conduit à poser les questions suivantes :

Quels sont les groupes d’acteurs impliqués (stakeholders) ?

 Quels sont les enjeux de leur confrontation ?

 Quels sont les atouts dont ils disposent ?

 Quelles sont les alliances qui se nouent entre eux ?

 Quels moyens d’action déploient-ils en conséquence ?

Il s’agit en effet de repérer les groupes d’acteurs qui tentent explicitement de peser sur le processus en cours pour l’orienter conformément à leurs objectifs. On y trouvera aussi bien des acteurs internes, qui font partie intégrante de l’organisation étudiée (direction, ligne hiérarchique, analystes, commerciaux, opérateurs, etc.), que des acteurs externes qui tentent de défendre certains intérêts stratégiques en utilisant notamment leur capacité de mobilisation (syndicats) ou d’allocation des ressources financières (propriétaires).

Les enjeux de la confrontation représentent, pour chaque groupe d’acteurs, la manière dont il perçoit le changement en cours et les risques ou opportunités qu’il recèle. Le postulat est ici que le groupe est conscient de ses intérêts et que la majorité de ses membres adoptent des comportements en connaissance de cause.

Les atouts dont disposent les groupes d’acteurs constituent, en quelque sorte, leurs sources de pouvoir. En s’inspirant notamment des travaux de Crozier et Friedberg (1977) et de Pfeffer (1981), on se montrera ainsi attentifs à :

 La maîtrise d’un savoir-faire particulier, d’autant plus crucial qu’il représente pour l’organisation une compétence importante et difficilement substituable ;

 La maîtrise des relations avec l’environnement (« marginal-sécant ») qui constituent l’une des zones d’incertitude majeures pour l’organisation ;

 La maîtrise de l’un ou l’autre circuit de communication et de certains flux d’information formels ou informels ;

 La maîtrise de l’élaboration et/ou des conditions d’application des règles ; celles-ci sont, en principe, destinées à réduire l’imprévisibilité des comportements, mais peuvent également constituer une contrainte pour les supérieures hiérarchiques dans la mesure où elles soumettent leur propre autorité à des limites étroitement définies ;

 La maîtrise des ressources financières qui entretient une dépendance cruciale dans la vie des organisations dans la mesure où elle conditionne souvent la possibilité d’accès aux autres sources de pouvoir.

Les alliances stratégiques sont les bases sociales sur lesquelles les stratégies se construisent : il s’agit, la plupart de temps, d’alliances temporaires entre des groupes dont les intérêts de base diffèrent mais qui choisissent de s’unir pour mener un combat commun. Enfin, les moyens d’action sont les comportements et attitudes adoptés par les groupes d’acteurs en présence une fois que le coût d’une action éventuelle est compensé, à leurs yeux, par l’importance de l’enjeu. Les moyens d’action se forgent de manière spécifique dans chaque contexte organisationnel. Ils peuvent aller du « freinage » au boycott pur et simple, en passant par la multiplication des pratiques clandestines, la course à la « sur qualité », etc.

L’approche politique met l’accent sur le caractère fondamentalement instable des équilibres sociaux, le compromis d’un jour pouvant être remis en cause le lendemain à la suite de l’arrivée de nouveaux acteurs, porteurs de nouveaux enjeux, disposant de nouveaux atouts, capables de déployer de nouveaux moyens d’action et de constituer de nouvelles alliances. Un processus de changement est donc fondamentalement imprévisible : il est marqué par des blocages, des retours en arrière, des bifurcations, etc.

Une autre approche insiste sur le caractère non linéaire des processus de changement et peut venir utilement compléter l’approche politique : il s’agit de l’incrémentalisme.

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