2. E TAT DE LA QUESTION
2.2.6. L’approche cognitive
Dans les années 90, la convergence de la psychologie cognitive et des recherches sur l’intelligence artificielle a contribué à faire émerger un domaine transdisciplinaire en grand développement, nourri par diverses disciplines telles que la neurophysiologie, la linguistique, la philosophie et des techniques performantes d’exploration des structures cérébrales : les sciences cognitives. S’étant donné l’esprit humain comme objet d’étude, elles sont naturellement amenées à s’exprimer sur la question des apprentissages.
Parmi tous ces domaines, c’est toutefois la psychologie qui a initié le recours à une conception « cognitive » de l’éducation, donnant naissance à des courants éducatifs éponymes. Née dans les années 50 en même temps que l’intelligence artificielle, elle est issue de la psychologie animale (Tolman, Krechevski, Brunswik), de la psychologie génétique, de la psychologie sociale (Lewin, Asch, Heider, Festinger) et de la gestaltpsychologie. Mais c’est au cours des années 80 qu’elle s’est
véritablement installée, au travers de travaux sur les notions d'information et de traitement de l'information, qui permettaient enfin d’ouvrir la « boîte noire » du behaviorisme et de penser la cognition. Ce courant reste particulièrement vivace, comme en témoigne l’étude récente de Bransford et al. (2006) qui relate dix années de recherches en psychologie de l’apprentissage et leur impact sur les pratiques éducatives au Etats‐Unis. 2.2.6.1. Les premières théories de psychologie cognitive dans l’éducation o Le projet global
La psychologie cognitive étudie les grandes fonctions psychologiques de l'être humain que sont la mémoire, le langage, l'intelligence, le raisonnement, la résolution de problèmes, la perception ou l'attention ; elle part du principe que l'on peut inférer des représentations, des structures et des processus mentaux à partir de l'étude du comportement. Elle tente en particulier d’élucider les mécanismes de recueil, de traitement (image mentale, représentation), de stockage, de structuration et d’utilisation de l’information (Anderson, 1983 ; Gardner, 1987 ; Holland et al., 1987 ; Bovet 1996). Il s’agit ici de construire une connaissance de « ce qui se passe dans la tête » de l’individu lorsqu’il pense (activités motrices, perception, mémorisation, compréhension, raisonnement). Contre le béhaviorisme, elle défend l’idée que la psychologie est bien l'étude du mental et non du comportement, mais sans pour autant recourir à l’introspection pour explorer les états intérieurs de l’individu. Se fondant sur les résultats de ces recherches, diverses théories éducatives ont vu le jour, empruntant du même coup à ces recherches le qualificatif qui les caractérisaient.
o Les théories psycho‐ et sociocognitives
Les théories éducatives psychocognitives se préoccupent d’abord du développement des processus cognitifs chez l’apprenant, tels que le raisonnement, l’analyse, la résolution de problèmes, etc. Les fondements de ces théories éducatives se trouvent très souvent dans les recherches psychosociales (Moscovici, 1961 ; Perret‐Clermont, 1979). C’est pourquoi elles mettent l’accent sur les paramètres interactifs dans le groupe‐classe (McLean, 1988). Relativement proches des mouvements socioconstructivistes, elles insistent sur les aspects socialisés et contextuels de l’apprentissage (Doise et Mugny, 1981 ; Carugati & Mugny, 1985 ; Gilly, 1989) qui, suivant les auteurs, passera par des événements de type « conflit sociocognitif » (Joshua & Dupin, 1993), « pratique de groupe », « opposition de représentations » (Perret‐Clermont, 1988).
D’autres courants insistent sur les facteurs culturels et sociaux intervenant dans la construction de la connaissance, mettant en avant les interactions sociales et culturelles qui façonnent l’évolution de la personne dans la société, ou s’interrogeant sur l’acte d’apprendre et insistant sur la coopération dans la construction des savoirs. Elles proposent alors une pédagogie coopérative (Augustine et al., 1990) fondée sur les interactions entre apprenants au sein de travaux de groupe (Brandt, 1990 ; Kagan, 1990). Les chercheurs de ces courants très dynamiques, notamment aux États‐Unis (Slavin, 1990 ; Johnson et Johnson, 1990) et au Canada, s’interrogent également sur la domination du cognitivisme en recherche (Bandura, 1971 ; Joyce et Weil, 1972). Ils notent plus particulièrement les problèmes posés par une vision trop psychologique de l’éducation et insistent sur les conditions sociales et culturelles de la connaissance (Bandura, 1986 ; Lave, 1988).
2.2.6.2. Le cognitivisme (ou connexionnisme)
Avec le développement de l’intelligence artificielle et, plus généralement, des sciences cognitives, de nouvelles approches connexionnistes, issues du développement de la neurobiologie, commencent à proposer des bases cérébrales aux grandes fonctions cognitives. Le principe de base du connexionnisme consiste par exemple à décrire les phénomènes mentaux à l'aide de réseaux d'unités
simples et interconnectées. Les unités d'un réseau peuvent représenter des neurones et les connexions, des synapses.
Car l’objectif principal des sciences cognitives est justement de rendre compte de manière cohérente de l’ensemble des capacités cognitives de l’être humain, dans un vocabulaire uniforme qui n’est pas celui des neurosciences, mais celui de la psychologie (Andler, 2008), rendu plus austère par le recours exclusif à un petit nombre de concepts primitifs, dont les principaux sont l’information (en un sens abstrait et général), le calcul (une manipulation de l’information réalisable matériellement) et la
représentation (comme dispositif de liaison entre l’agent cognitif et son environnement).
La notion de système d'information reste donc au cœur des modèles cognitifs, que ceux‐ci adoptent des formalisations plutôt symboliques (la cognition vue comme un système de manipulation de symboles), plutôt connexionnistes (la cognition vue comme circulation d'activation dans un grand réseau de neurones), ou hybrides (notion d'un grand réseau de neurones qui réalise fonctionnellement un système de symboles).
Toutes ces théories sont aujourd’hui à un tournant, des liens étroits s’établissant avec la biologie, mêlant l’étude du système nerveux, de l’appareil immunologique ou du code génétique, mais aussi avec la linguistique, la sémiologie, l’informatique (système expert), la sociologie (épidémiologie des représentations) ou l’écologie cognitive. De par leur connexion avec les sciences expérimentales, elles tendent vers l’élaboration de modèles de pensée déterministes et non plus phénoménologiques ; c’est ce qui les distinguera le plus nettement de la didactique dans leur approche de l’apprentissage.
Car comme nous le verrons plus loin, des applications existent au niveau des apprentissages fondamentaux (lecture, écriture, calcul) et du traitement de leurs troubles (dyslexie, dysorthographie, dyscalculie), ainsi que dans la gestion de la motivation et de l’émotion. Toutefois, bien que prometteuses, les retombées dans l’enseignement restent faibles et les outils qui s’en inspirent encore trop souvent peu fondés (Goswami, 2006). 2.3. Pertinences relatives des modèles de l’apprendre Il est possible de dire, au vu des limites des différentes pédagogies évoquées ci‐dessus, que certaines sont plus adaptées que d’autres pour des types d’apprentissages et des objectifs pédagogiques donnés. Les élèves d’une classe primaire n’auront ainsi probablement pas retenu grand‐chose du monologue du scientifique venu, l’espace d’une heure, présenter les derniers résultats de ses recherches en physique des particules en pensant avoir adapté son discours au niveau des enfants, comme nous avons pu l’observer lors d’une activité pédagogique organisée par le CERN (Genève) en 200315. Mais à
l’inverse, le conférencier qui souhaitera adopter une pédagogie socioconstructiviste face à une assemblée de 400 personnes se sera, espérons‐le, armé de beaucoup de patience et aura prévu quatre heures de présence, plutôt qu’une seule comme à l’accoutumée ! Il apparaît également clairement que, dans le cadre d’un enseignement scientifique par exemple, la pédagogie socioconstructiviste est plus adaptée que les pédagogies empiriste et behavioriste, cette dernière étant, malgré ses limites indéniables, plus efficace que le cours magistral lorsqu’il s’agit d’apprendre un nouveau sport ou les travaux manuels. Mais qu’en est‐il des modèles dont ces pédagogies sont dérivées et peut‐on établir entre eux une forme de hiérarchisation, relative à leurs présupposées « efficacités » pour décrire des situations éducatives données ? 2.3.1. Les articulations entre les modèles Si différentes situations de transmission de savoirs s’accommodent mieux de certaines pédagogies que d’autres, il n’en demeure pas moins qu’en ce qui concerne les apprentissages scolaires, une certaine
hiérarchie existe au sein des traditions pédagogiques que nous avons présentées. On conçoit aisément aussi que si de nouveaux modèles ont été proposés, c’est parce que les anciens étaient insuffisants. Un retour sur les exemples proposés plus haut pour illustrer les cas particulièrement bien décrits par ces différents modèles offre un début de réponse : si les premiers apprentissages d’un champ disciplinaire ou d’une activité (repensons au nourrisson) sont bien rendus par le modèle empiriste et complètement explicités par certains modèles cognitifs récents, les sensations et ressentis du modèle behavioriste sont nécessaires pour l’apprentissage de gestes et de réflexes un peu plus élaborés. Lorsque la pratique de l’activité se complexifie encore, l’appel à la raison (puis aux interactions sociales) est nécessaire pour progresser, c’est‐à‐dire organiser et relier ses nouveaux savoirs. La référence aux modèles constructiviste et socioconstructiviste est alors requise.