SANS INTERVENTION!
3.3.5. Analyse critique de l’approche allostérique de 2002
Comme la théorie du changement conceptuel, le modèle allostérique peut être analysé de manière critique sur divers plans : épistémologique et méthodologique (en lien avec son ontologie et sa scientificité), scientifique (en lien avec la précision, la pertinence et la cohérence de son contenu), théorique (au regard de sa fécondité) et pédagogique (en lien avec sa capacité à rendre compte des observations et à produire des outils pertinents pour la pratique). Sa compatibilité avec les sciences cognitives pourra également être étudiée, ce que nous entreprendrons de faire après la description des apports théoriques et expérimentaux de ces dernières ; nous nous limitons pour le moment aux aspects par lesquels nous avons analysé plus haut la théorie du changement conceptuel.
3.3.5.1. Ontologie et scientificité
Une inquiétude susceptible de survenir à la découverte de l’approche allostérique tient à sa formulation métaphorique. Comme toutes les « bonnes » métaphores, on pourrait craindre que celle de l’allostérie soit aussi trompeuse du point de vue de sa pertinence et de sa scientificité qu’éclairante de point de vue de la compréhension immédiate. Le caractère très controversé du succès de la théorie mémétique par exemple, initiée par le dernier chapitre de l’ouvrage de Dawkins (1989), Le gène
égoïste, est là pour nous rappeler le risque inhérent à cette approche.
Mais il est important de rappeler que la métaphore de l’allostérie n’a pas été préalable à la formulation du modèle et n’en tire pas son origine, ce qui devrait suffire à dissiper les craintes éventuelles. Pourtant, nous pensons que la métaphore est si féconde et pertinente qu’elle pourra être développée en analogie ; en vertu des inquiétudes légitimes liées à la transposition de théories physicalistes aux sciences humaines, nous prendrons bien évidemment le temps et toutes les précautions nécessaires pour justifier ce procédé.
Du point de vue de sa scientificité, le modèle allostérique se nourrit d’inspirations plus variées que la théorie du changement conceptuel, fut‐elle un habile mariage entre les travaux de Kuhn et de Piaget. Moins restreint dans sa vision de l’apprentissage, il est également moins critiquable. Constitue‐t‐il pour autant une théorie scientifique ?
Au niveau de son pouvoir prédictif et de la reproductibilité de ses observations, il semble vérifier les critères nécessaires. La démarche employée pour sa conception, bien que très empirique, s’appuie sur des observations précises conduites en classe et sur des références bibliographiques sérieuses. La théorie est également évolutive et sait se nourrir de toutes les données scientifiques nouvelles. Peu d’indications nous sont en revanche données sur sa falsifiabilité, la confrontation de la théorie avec l’expérience ayant surtout porté sur la validation de l’environnement didactique (Giordan & Pellaud, 2008) associé plutôt que sur le modèle d’apprentissage proprement dit.
La scientificité d’une théorie réside enfin, à notre sens, dans la validation et la reconnaissance qu’elle reçoit de la part de la communauté scientifique internationale. A cet égard, le modèle allostérique peine à accéder à ce statut par manque de publications dans des revues anglophones à comité de lecture. 3.3.5.2. Pertinence théorique et cohérence o Les conceptions Par rapport aux autres théories éducatives, et en particulier par rapport à la théorie du changement conceptuel, le modèle allostérique permet en premier lieu de mieux cerner la notion de « conception » en fournissant, comme nous l’avons vu, de larges descriptions de leurs manifestations et en montrant, grâce à la métaphore de l’iceberg notamment, qu’elles ne sont pas seulement de simples représentations mentales qu’il suffirait de faire exprimer par les élèves pour pouvoir les modifier. Bien au contraire, si certaines vérifient ces caractéristiques, d’autres – qu’elles soient justes ou fausses – constituent souvent en premier lieu des éléments robustes du système d’interprétation du monde des individus, qu’ils auront à ce titre beaucoup de difficulté à faire évoluer. Pour reprendre la métaphore de la maison évoquée plus haut, on conçoit bien qu’il soit difficile de déplacer un mur porteur, quand bien même il aurait été monté de travers. En second lieu, la plupart d’entre elles ont des soubassements inconscients, très ancrés, parfois acquis dans la plus tendre enfance, ce qui rend leur expression difficile.
Cette description des conceptions rend caduques les pédagogies constructivistes traditionnelles dans certains cas difficiles, et notamment avec les enfants en grande détresse scolaire dans les moyens et grands niveaux. Elle conduit également nécessairement à la prise de conscience du fait que certaines conceptions doivent être déconstruites, et que l’entreprise s’avérera toujours ardue. Là encore, et comme nous l’avons vu, la théorie du changement conceptuel insiste peu sur cette difficulté.
o Ecologie conceptuelle, socle et espace des conceptions
En terme de description des conceptions, donc, ce modèle semble le plus avancé, même s’il sera nécessaire d’introduire, d’une manière ou d’une autre, l’idée de règles d’utilisation des conceptions, et avec elle la possibilité de leur activation. Absente du modèle allostérique, cette préoccupation apparaît dans certains développements de la théorie du changement conceptuel à travers la notion de p‐prims (littéralement primitives phénoménologiques). Comme nous l’avons vu plus haut, diSessa (1993) imagina en effet l’existence de p‐prims particulières servant à l’activation spécifiques d’autres p‐prims, ces dernières traitant elles seules l’information.
Cette question de l’activation des règles d’utilisation des conceptions ne devra pas être négligée : derrière elle se cache notamment celle de l’existence des chemins de pensée de type réflexe, qui sont parfois empruntés par erreurs dans des situations de stress et conduisent vers des conceptions
inappropriées, sans pour autant que la conception adaptée soit inexistante. Une question qui en entraîne une troisième : celle de l’inhibition de ces chemins de pensée erronés, qui conduit naturellement à s’interroger également sur l’existence de processus de désactivation complémentaires à l’activation des p‐prims de diSessa.
A travers ce concept de p‐prims, diSessa marque plus nettement que le modèle allostérique la distinction entre les idées naïves issues de l’imprégnation au contact du monde et les conceptions construites par des apprentissages ultérieurs. Nous verrons plus loin qu’en matière de connaissances naïves, une distinction complémentaire, apportée par les sciences cognitives cette fois, sera nécessaire. De même, bien que contestée, l’idée d’écologie conceptuelle développée par Posner et al. dans leur article princeps présente l’intérêt de suggérer l’existence d’un espace de conceptions, pour le moment absent du modèle allostérique, dont il convient alors d’imaginer les caractéristiques : socle de connaissances naïves, règles d’activation/inhibition des conceptions, structure dynamique du savoir… Nous reviendrons à la fois sur la description des règles d’activation des conceptions, sur celle de l’inhibition des chemins de pensée erronés et sur celle d’un socle et d’un espace des conceptions (mais sans pour autant utiliser l’expression ambigüe d’écologie conceptuelle), en invoquant conjointement le concept d’heuristique (Tversky & Kahneman, 1974 ; Kahneman et al., 1982), la notion d’inhibition mentale (Houdé, 2004) et les théories naïves en sciences cognitives (Gilmore et al., 2007).
o La transformation des conceptions
Même s’il donne peu d’indications sur sa véritable nature en termes de processus cognitifs, c’est la grande force du modèle allostérique que de substituer cette idée de « déconstruction‐reconstruction » à celle de « changement » des conceptions, elles‐mêmes vues comme le seul système interprétatif à la disposition de l’apprenant, ce qui le conduit le plus souvent à adapter l’information reçue plutôt que ses propres connaissances, comme l’explicite la figure 19. C’est probablement à ce stade qu’émerge la fécondité du modèle : en montrant que la transformation des conceptions issue de cette déconstruction‐reconstruction est un processus plus difficile que les pédagogies constructivistes traditionnelles ne le laissent entendre, il oblige en même temps à imaginer tous les moyens possibles pour le faciliter.
Il ouvre alors un champ de réflexions large et complexe, où doivent être considérés simultanément la réflexion sur les soubassements inconscients de la pensée (niveau infracognitif), le savoir lui‐même (niveau cognitif), le rapport de l’apprenant à ses propres savoirs (niveau métacognitif), sa motivation à apprendre (niveau intentionnel) et les affects qui l’influencent lors de ces processus (niveau émotionnel). Autant d’aspects qui sont actuellement développés par Giordan (Golay et al., 2010) et que nous aborderons plus loin, même si nous ferons porter l’essentiel de notre formalisation sur le niveau cognitif. On pressent, par suite, la nécessité de construire un, voire plusieurs environnements didactiques, destinés à tenir compte de ces paramètres dans le design de pédagogies conformes à ces considérations théoriques.
Une limite du modèle serait peut‐être toutefois de considérer, ou de laisser penser, que tout apprentissage nécessite une déconstruction, en supprimant totalement la dimension empiriste, behavioriste ou constructiviste traditionnelle de certaines acquisitions de connaissances ; un point sur lequel nous reviendrons.
o La stabilité des conceptions
Comme nous l’avons vu, Giordan mentionne souvent la propension des conceptions nouvellement acquises à s’effacer après quelques temps pour laisser réapparaître les anciennes. Ce phénomène pose la question de leur stabilité, qui nous semble devoir être davantage explicité que cela n’a été fait jusqu’en 2002. En particulier, une liste la plus exhaustive possible de l’ensemble des paramètres
régissant cette stabilité nous semble devoir être dressée, et leurs impacts relatifs évalués. La formalisation que nous proposerons plus loin devrait permettre de s’en acquitter. o L’environnement didactique Si le schéma de l’environnement didactique de 2002 présente l’immense avantage, par rapport à bien d’autres « méthodes » et « préceptes » pédagogiques, de ne pas proposer de recette mais un ensemble de paramètres à considérer conjointement selon une approche systémique, il souffre d’un lien trop ténu, car empiriquement construit, avec le modèle d’apprentissage auquel il est associé. Lever cette limitation constituera un objectif fort de notre étude.
3.3.5.3. Fécondité théorique
D’un point de vue théorique, la plupart des aménagements réalisés au sein du modèle allostérique ont été produits par le laboratoire où il était né ; notamment faute d’une diffusion dans la communauté scientifique internationale, qui lui aurait permis de s’émanciper en initiant de nouveaux travaux, comme ce fut le cas de la théorie du changement conceptuel. C’est probablement parce qu’il a été davantage diffusé dans les milieux enseignants que dans la communauté des chercheurs que l’on peut davantage parler « d’approche » que de « théorie » allostérique. Toutefois, nous considérons que ce modèle possède, en lui‐même, cette capacité à être développé théoriquement et à initier des recherches précises, notamment au regard des concepts qu’il est susceptible de proposer aux sciences cognitives en vue de leur explicitation expérimentale. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons choisi d’explorer cette voie en faisant de la théorisation du modèle allostérique un objectif fort de cette thèse. 3.3.5.4. Ampleur descriptive et pertinence pédagogique D’un point de vue pratique et général, en insistant sur l’importance du processus de « déconstruction‐ reconstruction » et non plus seulement sur l’idée constructiviste selon laquelle on apprend « à partir de » ce que l’on sait déjà, ce modèle est susceptible de modifier assez largement les modèles d’apprentissage implicites des enseignants et des médiateurs. Il les conduit en effet à accepter comme un phénomène normal l’idée que les savoirs acquis par l’apprenant ne soient pas déjà bien organisés, à accepter que des connaissances aient été « mal apprises », voire aillent à l’encontre de nouveaux apprentissages... A ne pas s’en inquiéter, surtout. Il conduit en quelque sorte à un petit changement de paradigme qui permet également à l’enseignant de prévoir, à nouveau comme un phénomène normal, que ce qu’il enseigne sera restitué « de travers » par l’élève lors de la prochaine évaluation.
On peut imaginer qu’il en éprouve à la fois moins de ressentiment pour l’élève et moins d’inquiétude quant à sa capacité à enseigner, tant il est vrai que si son modèle implicite est empiriste, il aura toutes les raisons de s’émouvoir de n’avoir pas su convenablement emplir les cruches dont il a la charge (pour reprendre le bon mot d’Aristophane : « Enseigner, ce n’est pas remplir des cruches, c’est allumer
des brasiers » (This, 2004)). Nous avons en effet pu constater, lors des diverses formations pour
enseignants données sur le sujet, que le modèle allostérique avait la capacité d’imprégner les praticiens d’un état d’esprit différent, à la fois plus indulgent et plus serein.
Cet impact est d’autant plus fort que le modèle allostérique possède le puissant avantage d’être non seulement explicite et imagé, mais également opératoire et fécond. On ne compte plus, en effet, les ateliers lors desquels les visages des enseignants s’éclairent et les exclamations fusent, comme autant de signes qu’ils comprennent de quoi il est question et savent immédiatement l’associer à leurs propres pratiques, et qu’ils entrevoient immédiatement de nouvelles applications pédagogiques à mettre en œuvre.
En effet, un autre avantage de l’environnement didactique associé au modèle est l’approche systémique qu’il propose. Se nourrissant des préceptes de l’ensemble des théories éducatives23, il ne
se focalise ni sur un paramètre de l’apprentissage, ni sur un outil pédagogique donné, ni ne se perd dans des objectifs éducatifs d’ordres social ou politique. En rassemblant les différents éléments facilitateurs de l’acte d’apprendre, il conduit simplement à une approche pédagogique générale, adaptable à maintes situations d’enseignement, mais sans jamais prétendre constituer une panacée (dont Giordan écrit souvent qu’en matière d’enseignement, elle n’existe pas).
Même si elle dévoile que l’apprenant est seul auteur de ses apprentissages, l’approche allostérique n’en dépossède pas pour autant l’enseignant car, sans pour autant lui construire des protocoles directifs et des recettes toutes faites, elle constitue une sorte de boîte à outils pour penser les différentes manières d’aider les élèves à surmonter leurs difficultés d’apprentissage, dont la maîtrise par l’enseignant est aussi valorisante que délicate.