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CHAPITRE 2 : CADRE THÉORIQUE : LES COMMUNAUTÉS DE PRATIQUE

2.2 LES CONCEPTS MAJEURS CONSTITUANT LA THÉORIE DES COMMUNAUTÉS DE PRATIQUE

2.2.1 L’apprentissage

À la base, la théorie des CdP est une théorie de l’apprentissage. La particularité de cette théorie est que l’apprentissage se situe au niveau des interactions sociales. L’avancée majeure à ce niveau est la perspective de coopération perpétuelle présente dans l’évolution des connaissances des membres d’une communauté. Selon Angouri et Harwood (2008), les théoriciens des CdP présentent l’apprentissage comme une méthode d’acquisition de connaissances naturelle et fondamentalement sociale.

Le contexte d’apprentissage ne relève donc pas des cadres ou des contextes particuliers au cours desquels nous nous prédisposons ou conditionnons à l’avance au fait que nous allons apprendre (ex : l’école). L’apprentissage est inhérent au simple fait de vivre en tant qu’être humain. Cependant, Lave et Wenger (1991) qualifient l’apprentissage comme action située. Afin de situer l’apprentissage et de pouvoir dénoter et construire un sens derrière ce que l’on apprend, il faut se référer aux pratiques auxquelles on adhère.

L’apprentissage et la pratique sont deux termes très difficiles à dissocier car ils s’alimentent l’un et l’autre. L’apprentissage n’est pas préalable à la pratique tout comme la

pratique n’est pas préalable à l’apprentissage. Lave et Wenger (1991, p. 35) stipulent que : « learning is an integral part of generative social practice in the lived world ». De plus, leur

concept de PPL permet de bien comprendre la dynamique d’insertion et d’acquisition de connaissances dans les communautés de pratique. On apprend par l’entremise de personnes déjà « expertes » impliquées à un niveau moins périphérique que nous le sommes.

Apprendre signifie acquérir des connaissances, mais que sont ces connaissances au juste ? De quel ordre sont-elles ? La théorie générale des CdP propose sa propre vision de la connaissance (Wenger, 1998 ; Lave & Wenger, 1991), mais on retrouve une idée très intéressante par rapport à celle-ci dans le savoir produit en lien avec les bénéfices de l’usage de cette théorie dans l’étude des organisations : les connaissances explicites et tacites.

Certains chercheurs considèrent les connaissances tacites et explicites comme deux entités distinctes impossibles à joindre. Dans cette première conception de la connaissance, le côté tacite est vu comme « the expertise and assumptions that individuals develop over the years that may never have been recorded or documented » (McInerney, 2002, p. 1011). De l’autre côté, « explicit knowledge is knowledge that has been explained, recorded, or documented. When tacit knowledge has not been represented and made explicit in an organization, there could be lost opportunities in performance. » (McInerney, 2002, p. 1012). La connaissance tacite, selon ce modèle, se doit d’être institutionnalisée en des processus explicites et documentés. L’idée qu’on peut convertir ou transformer des

connaissances tacites en connaissances explicites est largement dominante dans la littérature en gestion et en gestion des connaissances.

Une autre vision de la relation entre connaissances tacites et explicites provient des travaux largement cités de Michael Polanyi (1958, 1969 et 1983). À ce sujet, Cook et Brown (1999, p. 384) proposent que les deux formes de connaissances sont distinctes, mais que les deux sont nécessaire, et non convertibles l’une vers l’autre :

« we base our claim that the explicit/tacit distinction is one between two separate forms of knowledge on practical utility: we argue that the distinction needs to be conceptually clear because, in practice, each form of knowledge does work the other cannot. […] Building on Polanyi, we argue that explicit and tacit are two distinct forms of knowledge (i.e., neither is a variant of the other); that each does work the other cannot: and that one form cannot be made out of or changed into the other ».

Pour les fins de cette recherche, je crois qu’il est préférable de concevoir ces deux dimensions dans une perspective dynamique au lieu de séparée et autonome. Qu’ils soient ou non distinctes, les connaissances tacites et explicites peuvent être mises en commun afin de créer une expérience d’apprentissage et de transmission de savoir continuelle où l’on peut clairement identifier ces deux sources de savoir. Certains auteurs se sont aussi penchés sur cette question et c’est par leur argumentation qu’il me sera possible d’offrir des explications contextualisées aux communautés de pratiques et à la dynamique d’apprentissage et de transmission de savoir dans l’action.

Les connaissances explicites, selon la perspective qui m’intéresse, représentent les savoirs pouvant être appris par cœur ou transmis aisément. Ce sont, par exemple, les fonctions d’une tâche à accomplir au travail, les noms des manœuvres exécutables sur une

planche à roulettes ou à neige et savoir aussi les reconnaître visuellement. Bref, des informations facilement accessibles. Ce type de savoir circule sans frontière et est facile à maîtriser en y mettant l’effort nécessaire. Il ne suffit que d’aller le chercher. En fait, les connaissances explicites se résument en le « quoi » d’un savoir.

Les connaissances tacites, selon la vision de celles-ci qui m’intéresse, représente le « comment ». Les connaissances explicites constituent une base, un point de départ à l’apprentissage qui doit essentiellement mener vers quelque chose d’autre, vers une augmentation de la performance dans une activité par l’acquisition de ce savoir (explicite) afin d’en développer un autre (tacite). Dans un article de Brown et Duguid (1998, p. 91) on peut lire : « A core competency requires the more elusive ‘‘know-how’’ – the particular ability to put ‘‘know-what’’ into practice ». Les deux niveaux de connaissance sont importants à maîtriser et vont ensemble. L’un n’est rien sans l’autre, ils se complètent.

Les connaissances tacites sont acquises par nul autre moyen que la pratique. Il faut s’impliquer dans une activité pour apprendre à la performer correctement et efficacement. Les savoirs explicites sont utiles, mais pour s’en servir à leur plein potentiel et pour s’octroyer un maximum de crédibilité lorsqu’on en fait usage, un savoir tacite s’y rattachant est certainement requis.

La dualité explicite/tacite sera mobilisée dans ma recherche afin d’expliquer comment, dans l’entreprise étudiée, les connaissances sont proactivement mises à contribution dans l’exercice des fonctions des employés tout comme dans leur vie à l’extérieur de l’organisation qui, ultimement, s’entrecoupe avec leurs fonctions de

travailleurs. Un passage tiré d’un article de Brown & Duguid (2001, p. 204) résume très bien les aspects discutés plus haut en lien avec les CdP :

« […] if people share a practice , than, they will share a know how, or tacit knowledge. So, as communities of practice are defined by their communal practice, they are likely to have communal know how developped from that practice. If shared know how or tacit knowledge make it possible to share know that or explicit knowledge effectively, then such communities, sharing common embedding circumtances, will also be effective at circulating explicit knowledge ».

L’apprentissage est systématiquement social. Il faut se regrouper en communautés pour faire circuler le savoir tacite acquis par la pratique et le savoir explicite qui y est inhérent. Aussi, le fait d’être en communauté rend le savoir spécifique, donc contextualisé.

Les CdP possèdent des traits uniques qui permettent de les caractériser facilement. Entre autres, il y a un langage propre, un point de vue commun et une expérience subjective commune des membres développée au fil de leurs actions et interactions dans le contexte de la CdP (Cooke & Brown, 1999). Ceci récapitule bien la perspective de l’apprentissage social des CdP. On peut y dénoter l’aspect mutuel (« langage propre », « point de vue commun » et « expérience subjective commune »), l’aspect temporel (« développé au fil de »), et l’aspect social (« actions et interactions dans le contexte de la CdP ») des CdP.

Selon les CdP auxquelles on appartient, l’apprentissage est un phénomène en constante modulation. Wenger (1998) stipule qu’on peut appartenir à plusieurs CdP en même temps car elles ne sont pas uniquement relatives aux organisations, mais comprises

dans tous les niveaux de notre vie. La notion de PPL de Lave et Wenger (1991) est encore une fois remise à l’avant plan ici. Nous pouvons être experts dans une certaine communauté et faire profiter les participants plus périphériques de nos connaissances acquises et maitrisées tout en apprenant et actualisant de nouvelles connaissances par le vent de nouveauté soufflé par les nouveaux arrivants. De plus, il n’est pas obligatoire de devenir expert dans chaque communauté. Au contraire, c’est cet amalgame de niveaux de connaissances différents dans plusieurs domaines qui contribue directement à faire d’une personne ce qu’elle est, à forger son identité. Dans les mots de Brown et Duguid (2001, p. 200) :

« Learning is inevitably implicated in the acquisition of knowledge, but it is also implicated in the acquisition of identity. People do not simply learn about; they also learn, as the psychologist Jerome Bruner (1996) suggests, to be. Learning, that is, doesn’t just involve the acquisition of facts about the world, it also involves acquiring the ability to act in the world in socially recognized ways. This last qualification, ‘‘in socially recognized ways,’’ aknowledges that it is not enough to claim to be a physisist or a carpenter; people, particularely other physicists or carpenters have to recognize you as such ».

À l’intérieur des communautés auxquelles on adhère, on apprend à propos de certaines pratiques, mais on apprend aussi à être. On développe une identité relative à la pratique des activités de la communauté jusqu'à ce qu’on obtienne l’approbation de nos pairs comme membres légitimes. Même si Lave et Wenger (1991) doutent du fait qu’il ne peut y avoir présence de participants illégitimes dans une communauté, l’approbation des autres envers un nouveau membre recherchant la légitimité reste, comme Brown et Duguid le mentionnent, primoridale.