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Dans sa démarche d’élargissement des évaluations du bien-être individuel au delà des seuls indicateurs objectifs économiques, l’économie du bonheur a mobilisé plusieurs disciplines (psychologie, sociologie, …) pour participer { l’élaboration de mesures du bien-être subjectif. C’est ainsi que, depuis une cinquantaine d'années, de nombreuses méthodes ont vu le jour pour mesurer la qualité de vie telle qu'elle est perçue et que les résultats se sont multipliés, validés par des observations en biologie ou en neurosciences par exemple.

2.1 Définition et composition du bien-être subjectif

Le bien-être subjectif est un concept ambitieux pour lequel aucune définition ne fait aujourd'hui consensus. D’une façon générale, le bien-être subjectif se réfère à la façon dont les gens évaluent leur propre vie, c'est-à-dire aux perceptions (jugement et émotions) qu’ils retirent

38 Calandre (2002) décrit cette évolution des approches des sciences humaines et sociales (psychologie sociale, socio-économie, sociologie du risque) en s’attachant { présenter les avancées qu’elle implique par rapport au traitement des questions alimentaires. Elle montre en particulier que ces disciplines permettent d’étudier les comportements individuels en n’opposant pas les représentations (objectives) des experts, qui limitent l’alimentation { ses conséquences sur la santé et la nutrition, aux représentations (subjectives) des profanes, dans lesquelles toutes les dimensions de l’alimentation peuvent compter.

75 des expériences particulières qu’ils vivent (Diener, 1984 ; Diener et al., 1985 ; Diener et al., 1999).

Les conditions objectives ne sont pas partie intégrante du bien-être subjectif mais elles peuvent avoir une influence sur celui-ci. Comme le bien-être subjectif n’est pas observable directement, il n’est, évidemment, pas mesurable directement et son évaluation nécessite d’interroger les personnes sur leur ressenti.

Diener et al. (1997) font remarquer que le bien-être subjectif n’est qu’un aspect du bien-être psychologique. Même s’il n’est pas possible d’affirmer que le bien-être subjectif est une condition nécessaire et/ou suffisante à la bonne santé mentale, il est au moins une caractéristique désirable pour la plupart des gens.

Même si les différents composants du bien-être subjectif ne font pas l’unanimité, les auteurs s’accordent au moins sur le fait que le bien-être est multidimensionnel (Mc Gillivray et Clarke, 2006). Les travaux de l’économie du bonheur considèrent en général que le bien-être subjectif se décompose en deux parties (Andrews et Withey, 1976) :

- un jugement cognitif, la « satisfaction globale de la vie », qui correspond à la manière dont les personnes évaluent et jugent leur vie de façon générale ;

- une évaluation affective des émotions et humeurs, l’ « affect », qui renvoie au ressenti momentané des personnes, c'est-à-dire aux sentiments générés à chaque instant par les événements qu’elles vivent. Cet affect peut être positif (joie, affection, fierté) ou négatif (honte, culpabilité, tristesse, colère, anxiété) (Diener et al., 1997).

La définition du bien-être subjectif (« subjective well-being ») est souvent proche et confondue avec d’autres termes tels que « life quality, welfare, well-living, living standards, utility, life

satisfaction, prosperity, needs fulfilment, development, empowerment, capability expansion, human development, poverty, land happiness » (Mc Gillivray et Clarke, 2006). Les réponses aux questions

du type « les riches/mariés sont-ils plus heureux que les pauvres/non mariés ? » dépendent cependant de la façon dont le bonheur est défini : par la fréquence d'affect positif dans l'expérience quotidienne ou par la satisfaction rapportée par les personnes quand elles évaluent leur vie (Kahneman et al., 2010). Il est donc utile de rappeler, dans tout travail sur le bonheur ou le bien-être, ce que chaque terme employé désigne précisément.

76 Toutes les mesures du bien-être subjectif ne doivent pas être traitées de la même manière puisqu’elles renvoient { des aspects différents du bien-être : les mesures de l’affect capturent le ressenti émotionnel du quotidien tandis que les mesures d’évaluation de la vie capturent la manière dont les personnes voient leur vie. C’est la différence, d’après Kahneman et Riis (2005), entre « vivre sa vie » et la « penser ».

2.2 Les apports méthodologiques de l’économie du

bonheur

2.2.1 Méthodes de mesure validées du bien-être subjectif

La plupart des personnes évaluent ce qu’elles vivent comme « bien » ou « mal » et sont normalement capables de porter un jugement sur leur vie. En outre, chaque personne éprouve à tout moment des sentiments qui peuvent être plaisants, dans le cas d’une réaction positive, ou déplaisants, si la réaction est négative (Diener et al., 1997). Ainsi, même si les personnes ne pensent pas en permanence consciemment { ce qu’elles ressentent, elles ont toujours un certain niveau de bien-être subjectif puisque leur système psychologique évalue de façon continue ce qu’elles sont en train de vivre.

Il existe un grand nombre de méthodes de mesure du bien-être subjectif (Diener, 1984) :

- des échelles de mesure unidimensionnelles, qui mesurent directement le bonheur sur une échelle, au moyen d’une ou de plusieurs questions ; c’est par exemple le cas de la mesure utilisée pour les enquêtes de type Gallup ou de la Satisfaction With Life Scale (Diener et al., 1985) ;

- des échelles de mesure multidimensionnelles qui mesurent plusieurs composants du bien-être subjectif, comme par exemple l’Experience Sampling Method (Csikszentmihalyi et Hunter, 2003) ou la Day Reconstruction Method (Kahneman et al., 2004a), qui évaluent à la fois les dimensions cognitive et affective du bien-être subjectif ;

- et des mesures indirectes, par exemple, l’Affect Intensity Measure (Larsen, 1983) qui évalue la disposition du sujet à ressentir faiblement ou fortement ses émotions, ou les mesures de bonheur de Fordyce (1977) qui passent par des évaluations, par les personnes elles-mêmes, du pourcentage de temps où elles se sentent heureuses, malheureuses ou neutres.

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a) Mesures générales de la satisfaction ou du bonheur individuel(le)

Les questions les plus fréquemment posées dans les enquêtes qui intègrent aujourd’hui des mesures du subjectif sont des évaluations « globales » du bonheur ou de la satisfaction par rapport { la vie au moyen d’une unique question générale (Kahneman et Krueger, 2006). Ces mesures du bien-être subjectif n’évaluent que sa composante cognitive.

Dans la World Values Survey39 par exemple, la question est formulée de la façon suivante : « Tout

bien considéré, diriez-vous que vous êtes « très satisfait », « satisfait », « pas très satisfait » ou « pas du tout satisfait » de votre vie en ce moment ? »

La question générale du type de celle de l’enquête Gallup40 sur le bonheur est aussi fréquemment utilisée : « Si vous deviez réfléchir à votre vie en général en ce moment, diriez-vous

que vous êtes globalement « pas du tout heureux », « pas très heureux », « assez heureux », « très heureux » ? ».

Ces mesures reposent sur l’hypothèse que toutes les expériences vécues et les sentiments qu’elles génèrent chez un individu s’additionnent en un sentiment général de bien-être, que chacun est ensuite capable, à tout moment, de décrire avec sincérité et précision (Campbell, 1981).

De nombreux travaux empiriques remettent en cause cette hypothèse et montrent que ces mesures générales de bien-être sont, en réalité, soumises à de nombreux biais (Schwarz et Strack, 1999). Elles sont en particulier très sensibles { l’influence du contexte dans lequel elles sont posées et { l’humeur de la personne au moment de l’enquête (Kahneman et Krueger, 2006). Schwarz (1987) montre que le fait de trouver, de manière « fortuite »41, une pièce de monnaie avant de répondre à une question de ce type modifie fortement la réponse dans le sens d’un plus grand bien-être déclaré.

39 La World Values Survey (WVS) est une vaste enquête internationale mise en place par un réseau de chercheurs en sciences sociales issus de tous les continents pour étudier les changements de valeurs et de croyances individuelles au sein des sociétés et leurs impacts sur la vie sociale et politique. Cinq vagues d’enquêtes ont été réalisées entre 1981 et 2007 auprès d’échantillons d’au moins 1000 personnes issues des populations de plus de 80 pays (représentant 85% de la population mondiale). Une nouvelle enquête est en cours depuis 2010 dans plus d’une cinquantaine de pays et toutes les données issues de ces enquêtes alimentent une énorme base de données que les chercheurs utilisent largement dans les études sur le bonheur : http://worldvaluessurvey.org

40 La Gallup Organization est une entreprise américaine surtout connue pour les nombreux sondages qu’elle réalise, et en particulier pour celui, { l’échelle internationale, sur le bien-être des populations. En 2010, des échantillons de plus de 1000 personnes ont fait l’objet de cette enquête dans 124 pays : http://www.gallup.com/poll/wellbeing.aspx

41 L’expérience consistait { faire trouver « par hasard » une pièce aux personnes avant l’enquête pour voir l’impact de cet évènement sur le bien-être ou la satisfaction qu’elles allaient déclarer.

78 L’humeur de la personne au moment où la question est posée influence aussi la réponse de deux façons : directement, puisque personne n’est capable de calculer une moyenne de tous les sentiments éprouvés jusque là et que les réponses sont dépendantes des pics émotionnels les plus récents ; et indirectement, puisque l’humeur influence la sélection des évènements ou des émotions que la mémoire rendra accessibles pour évaluer sa « vie globale » (Schwarz et Strack, 1991).

Les réponses aux questions générales sur le bien-être ou la satisfaction ressenti(e) sont enfin fortement influencées par des aspects méthodologiques tenant à la conception des enquêtes dans lesquelles elles s’insèrent : l’ordre des questions, leur sens de formulation ou la présentation générale des objectifs de l’enquête peuvent jouer sur ce que la personne ressent ou sur ce qu’elle « pense qu’elle devrait ressentir », biaisant ainsi la réponse qu’elle va donner (Schwarz, 1999). Les enquêtés choisissent par exemple leurs réponses en fonction des questions précédentes de l’enquête. Ils cherchent alors { répondre en fonction de ce qu’ils pensent pouvoir intéresser l’enquêteur ou ils ont un principe de « nouvelle donnée » qui les pousse à donner des informations parfois secondaires pour ne pas se répéter et paraître redondant (Schwarz et Strack, 1991). Une autre conséquence de l’ordre des questions est le biais qu’il peut introduire en surestimant ou en « créant » une corrélation dans l’esprit du répondant qui n’existerait pas spontanément. Bertrand et Mullainathan (2001) et Schwarz (1999) citent l’exemple d’une question sur le nombre de sorties pendant la semaine : si la question est posée avant une question sur la satisfaction de la vie, alors, les réponses à ces deux questions sont corrélées, laissant penser que les sorties entre amis contribuent au bonheur tandis que si la question est posée après celle sur la satisfaction, les réponses ne sont pas corrélées.

Les indicateurs de bien-être fondés sur des auto-évaluations des conditions de vie, plutôt que sur des ressentis émotionnels, apparaissent cependant comme plus fiables et moins sensibles aux phénomènes d’adaptation, qui font que des personnes, même pauvres, peuvent déclarer des niveaux relativement élevés de satisfaction en dépit de conditions de vie extrêmement défavorables (Deaton, 2010).