• Aucun résultat trouvé

LIMITES DE SES MESURES JUSTIFIANT

2.1 Le caractère multidimensionnel de l’alimentation

2.1.2 L’alimentation est multifonctionnelle

Si la consommation alimentaire a indéniablement une fonction biologique de satisfaction des besoins nutritionnels en fournissant des calories, des protéines, etc., « l’homme

n’est pas qu’un ventre » (D’Iribarne, 1972). La consommation alimentaire est un acte humain

total, dans lequel s’inscrivent aussi des questions hédoniques, sociales ou culturelles par exemple (Poulain, 2001).

La fonction hédonique de l’alimentation tient { la dimension de plaisir, d’agrément ou de désagrément que suppose la consommation d’un aliment. Le fait que la gastronomie soit célébrée depuis des siècles illustre d’ailleurs bien ces « plaisirs de manger », au delà de la seule nutrition (Macht et al., 2005).

Les expériences hédoniques de consommation alimentaire sont une part substantielle de la vie d’un homme, c’est ce qui explique qu’elles ont été étudiées de différents points de vue : biologique, psychologique ou sociologique.

En biologie par exemple, Steiner (1979) et Rosenstein et Oster (1988) ont montré que des signes de plaisir pouvaient se lire sur les visages de nouveau-nés en réaction { l’application d’un stimuli

21 La Tabaski est le nom donné, dans les pays francophones d’Afrique de l’Ouest, { l’Aïd al-Kebir, fête religieuse la plus importante du calendrier musulman. Dans les familles musulmanes, cette occasion est marquée par le sacrifice d’un animal, le plus souvent un mouton, selon les règles du culte en vigueur.

40 sucré sur leur langue. La stimulation gustative, ou, plus largement, sensorielle, provoquée par la consommation alimentaire entraîne une réponse affective simple – il s’agit avant tout d’une sensation de plaisir ou de déplaisir – et puissante, puisqu’elle peut entraîner une acceptation immédiate, voire une recherche de la saveur ressentie comme agréable, ou un rejet instantané allant parfois jusqu'au vomissement (Chiva, 1996).

En psychologie, des recherches récentes sur les émotions positives soulignent la place prépondérante des expériences hédoniques de consommation parmi les stimuli qui jouent sur le bonheur individuel (Berembaum, 2002).

Les sociologues, de leur côté, ont étudié le fait que les plaisirs relatifs à l'alimentation sont un phénomène très commun. Une étude réalisée sur la population allemande montre par exemple qu’un « bon repas » est ainsi considéré comme une « source majeure de bonheur » (Westenhöfer et Pudel, 1993). Si on ne sait pas clairement quelles sensations, quels sentiments et cognitions sont des constituants essentiels de l'expérience de consommation, quelles activités sont accomplies pour expérimenter ces plaisirs alimentaires, et comment les individus diffèrent dans leurs expériences et leurs comportements par rapport à un repas agréable, on reconnait cependant aujourd’hui la place déterminante de l’alimentation dans le bien-être de chacun (Macht et al., 2005).

L’alimentation a aussi une dimension « sociale » puisque la hiérarchie et les rapports sociaux sous-tendent le rapport { l’alimentation et que, de façon symétrique, les sociétés humaines reposent sur une régulation sociale de l’accès aux aliments et de la prise alimentaire (D’Iribarne, 1972 ; Fischler et Masson, 2008). Mainbourg (1986) explique comment, au Mali, cette régulation sociale des biens alimentaires s’apprend : « la veille de la circoncision […] les

enfants sont mis { l’épreuve. […] Si l’un deux dit ce qu’il préfère, (des arachides par exemple), on l’oblige { en manger beaucoup devant les autres pour lui faire honte et donner une leçon à tous. Ils partent ensuite { la chasse […] et leurs prises seront préparées par la femme du chef ». Cet exemple

rappelle bien aussi que l’organisation des hommes en « sociétés » résulte avant tout d’une question alimentaire puisque l’accès { certains aliments nécessitait la participation de plusieurs personnes (pour la chasse par exemple).

La nourriture elle-même – dans son sens « physique » – peut servir de support aux relations sociales. Les « dons alimentaires » très répandus au Mali sont, par exemple, autant destinés à créer une situation de dépendance entre deux personnes pour désamorcer des conflits, qu’{ reconnaître socialement l’autre ou { s’assurer une réputation sociale – dimension très importante dans la société malienne (Mainbourg, 1986).

41 Les consommations alimentaires sont aussi l’occasion d’événements sociaux. Le cercle social du repas est un lieu où peut se jouer toute la gamme des rapports sociaux : rivalité et coopération, partage et compétition, hiérarchie et égalité, agressivité et empathie (Fischler et Masson, 2008). Le partage de la nourriture est un moment d’échanges et l’occasion de transmission des pratiques éducatives par exemple22. Au Sénégal, un enfant n’aura jamais son propre plat, de crainte que cette pratique, considérée comme « antisociale », ne le rende égocentrique (N'Doye, 1980).

Plusieurs auteurs se sont penchés sur le sens de la commensalité. Pour Makarius L. et R. (1961), la commensalité porte en elle le « pouvoir de créer un lien d’interdépendance organique entre

personnes ou entres groupes ». Ce lien d’interdépendance est tout autant craint – manger

ensemble, c’est « s’exposer aux autres membres du groupe et donc au pouvoir de chacun » – que recherché puisqu’il écarte les dangers – « le mal fait { l’un ferait mal { l’autre ».

La commensalité est aussi un moyen d’inclusion et d’exclusion sociale : les convives du repas forment un cercle social privé, duquel sont exclues toutes les personnes non intimes ou non invitées (Fischler et Masson, 2008). Comme le rapporte Mainbourg (1986) dans son étude sur la consommation alimentaire à Bamako, « inviter quelqu’un { sa tasse, c’est l’admettre dans son

groupe, c’est l’intégrer au cérémonial du repas ». Le repas est donc le lieu de la convivialité mais

aussi l’occasion de reconnaître et de sceller les liens qui unissent les commensaux. « C’est en

mangeant régulièrement ensemble qu’on devient « parent par la bouillie » » (Mainbourg, 1986).

A ce titre, il est évident que l’alimentation a aussi une dimension identitaire puisqu’elle est le support des identités individuelles et collectives.

L’alimentation et la cuisine remplissent un rôle semblable { celui du langage (Chiva, 1996). Elles permettent de créer un espace commun de communication et donc des liens d’appartenance entre les membres d’un même groupe. Elles fournissent une grille commune pour considérer le monde et s’y situer. Les individus qui appartiennent à une même culture partagent cette grille de lecture ou d’analyse à laquelle ils se réfèrent de façon implicite. « Les aliments s’utilisent

22 Amadou Hampâté Bâ, dans son célèbre livre autobiographique « Amkoulell, l’enfant peul » (Bâ et Gheerbrant, 1991) raconte comment les 7 règles impératives que doivent suivre les enfants quand ils mangent servent { transmettre, plus largement, tout l’ « art de vivre » et les valeurs à respecter : « Tenir les yeux baissés en présence des adultes, […] c'était apprendre { se dominer et { résister { la curiosité. Manger devant soi, c'était se contenter de ce que l'on a. Ne pas parler, c'était maîtriser sa langue et s'exercer au silence […]. Ne pas prendre une nouvelle poignée de nourriture avant d'avoir terminé la précédente, c'était faire preuve de modération. Tenir le rebord du plat de la main gauche était un geste de politesse, il enseignait l'humilité. Eviter de se précipiter sur la nourriture, c'était apprendre la patience. Enfin, attendre de recevoir la viande à la fin du repas et ne pas se servir soi-même conduisaient à maîtriser son appétit et sa gourmandise. » (p249-250).

42

conformément { des représentations et des usages qui sont partagés par les membres d’une classe, d’un groupe, d’une culture. La nature de l’occasion, la qualité et le nombre des convives, le type de rituel entourant la consommation constituent autant d’éléments { la fois nécessaires, signifiants et significatifs. Les aliments s’agrègent eux-mêmes en repas ou occasions de consommation qui, à leur tour, permettent de structurer les situations et le temps » (Fischler, 1990).

Dans certaines situations de migration ou de minorités culturelles, cette identité alimentaire peut être préservée, soit par tradition, soit par ignorance de la cuisine de la culture d’accueil et des habitudes alimentaires de l’environnement (Ezembé, 2008), ce qui peut compliquer l’intégration dans la nouvelle société. Calvo (1982) a remarqué que certains traits culinaires peuvent persister même lorsque la langue d’origine a été oubliée, ce qui montre encore une fois la force de l’identité culturelle alimentaire.

L’alimentation et la cuisine peuvent aussi être envisagées comme un moyen de se distinguer des autres, d’affirmer sa propre identité collective { travers le respect de certaines règles d’inclusion ou d’exclusion alimentaire ou de certains codes sociaux par exemple. Fischler (1990) illustre ce phénomène d’affirmation de la spécificité alimentaire par des exemples (souvent ironiques) de peuples définis par ce qu’ils mangent ou sont censés manger : « pour les Français, les Italiens sont

des « macaronis », les Anglais des « rosbifs », les Belges des mangeurs de frites ; pour les Anglais, les Français sont des « frogs » (grenouilles) ; les Américains appellent « krauts » (de Sauerkraut, choucroute) les Allemands, et ainsi de suite. ». Chacun « devient » ce qu’il mange et en acquiert,

sur le plan réel comme sur le plan idéel, les propriétés : c’est ce que Fischler (1990) qualifie de « principe d’incorporation ». L’incorporation fonde l’identité.

Les religions comportent toutes une dimension alimentaire. Les « interdits alimentaires », les modalités du sacrifice ou la distribution des catégories du pur et de l’impur sont autant de règles qui participent { l’identité religieuse (Fischler et Masson, 2008).

A travers l’alimentation, les personnes peuvent aussi exprimer aussi leur identité individuelle et affirmer leur place dans la société. Elle peut en effet être utilisée comme un moyen de revendiquer son statut, de « se situer et être situé dans la société » en marquant les différentes étapes de la vie (le sevrage, la circoncision, le mariage, le baptême, les funérailles) par un certain nombre de rituels alimentaires (Mainbourg, 1986). Puisqu’elle peut être envisagée comme ayant un rôle de « représentation sociale », la consommation alimentaire peut aussi être ostentatoire : l’alimentation est dans ce cas destinée { « être vue des autres » pour « se distinguer » ou « (se) faire croire qu’il est possible de s’assimiler { une classe sociale supérieure ». Mainbourg (1986) cite l’exemple de la viande servie aux invités au Mali qui privera, par derrière, d’autres membres « invisibles » de la famille d’un repas minimum.

43

2.1.3 Une hiérarchie des fonctions de l’alimentation propre { chaque