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CHAPITRE 1. LA REVUE DE LITTERATURE ET LA PROBLÉMATIQUE

1.5 Les interprétations socioanthropologiques des excisions et des infibulations

1.5.4 L’apport de la théorie psychologique

Il ressort des recherches en sciences humaines et sociales sur les excisions et les infibulations que la maîtrise de la sexualité, surtout celle des femmes, s’inscrit en continuité dans le cours de l’histoire de tous les systèmes sociaux (Tenenbaum, 2014 ; Salmona, 2013). Cette maîtrise s’exprime sous la forme d’un ensemble de règles ou même de conventions qui visent à codifier des pratiques dont l’apparente hétérogénéité à travers les cultures et le temps recouvre en fait le même substrat commun à toute l’humanité (Erlick, 1986).

À travers le prisme de la psychologie, la sexualité, selon la réflexion d’Erlick (1986), est envisagée dans sa dimension psychanalytique. La sexualité n’est pas perçue comme une série d’événements psychophysiologiques d’origine biologique qui se manifeste à partir de la puberté physiologique. Elle ne s’identifie pas non plus à une génitalité orientée vers la procréation dans la société à travers le mariage. Elle se présente par contre comme un ensemble de manifestations en lien avec l’assouvissement des besoins physiologiques fondamentaux débutant avec la vie elle-même (Erlick, 1986).

À partir de cette conception extensive commune aux deux sexes dans la société, Erlick (1986) affirme que la notion d’identité sexuelle, soulignée par beaucoup d’ethno-

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anthropologues, peut se concevoir comme la résultante du développement de facteurs biopsychiques. Ces facteurs, en fonction des cultures ou des ethnies, sont eux-mêmes soumis à l’influence de divers éléments innés et acquis. Parmi ces éléments on peut compter un certain nombre de pratiques sociales destinées à accentuer le dimorphisme sexuel, perspective dans laquelle peuvent se situer les excisions et les infibulations. La pérennité de ces pratiques, répandues dans des sociétés structurellement différentes, atteste de l’importance symbolique de ces rites, et cet aspect n’est pas perceptible dans les approches anthropologiques.

Les recherches sur la dimension psychologique de ces pratiques ne remontent véritablement qu’en 1913, lorsque Freud publie son ouvrage « Totem et Tabou », qui a donné à la psychanalyse sa dimension anthropologique, avec la théorie qui fait de « l’Œdipe » la clé de voûte de tout l’édifice culturel (Erlick, 1986). La psychanalyse s’est d’abord intéressée à la pratique de la circoncision des garçons, dont il est souvent question à travers l’œuvre de Freud, depuis le cas d’un jeune garçon patient appelé Hans (Freud, 1979). Selon la logique de Freud (1979), la circoncision est considérée comme le substitut symbolique de la castration, infligée par le père et acceptée en signe d’obéissance par le fils.

L’intérêt des excisions pour la psychanalyse remonte à Bonaparte (1948). Cette auteure est historiquement la première femme psychanalyste à avoir abordé l’étude des « mutilations sexuelles féminines » en s’intéressant tout particulièrement aux excisions (Erlick, 1986). Les conceptions de Bonaparte (1977) du développement psychosexuel de la femme s’inscrivent directement dans l’orthodoxie freudienne, dominée par la bisexualité anatomique et physiologique et l’envie du sexe masculin. En s’inspirant de l’article de Freud, « Sur la

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féminiser la femme, autrement dit comme un parachèvement de la castration biologique ou physiologique de la femme.

Le thème des infibulations a fait l’objet des études de Roheim (1940, 1932) chez les Somalis. Cet auteur découvre pendant ses recherches que ce peuple, pratiquant les infibulations, met l’accent sur la virginité comme norme sociale. Les infibulations répondraient selon lui à deux exigences : d’abord doubler l’hymen, ensuite obtenir avec la suture une surface parfaitement lisse et glabre à la place de la vulve. En s’inspirant de la théorie psychanalytique par la suite, il affirme que l’attitude psychosexuelle des Somalis renvoie à l’angoisse de castration (Roheim, 1940). Dans cette logique, les infibulations auraient pour signification, la destruction de l’objet sexuel amenant les femmes à abandonner la fixation clitoridienne pour accéder à une sexualité plus vaginale (Roheim, 1940).

Erlick (1986), dans son interprétation des excisions, va suivre cette même approche mais avec une préférence pour la méthode « ethnopsychanalyse complémentariste » de Devereux (1972). Selon cette méthode, l’explication de tout phénomène exige un « double discours » non fusionnant comportant une double analyse, respectivement ethnosociologique et psychologique, les deux systèmes explicatifs étant situés dans un rapport de complémentarité (Devereux, 1972). La réflexion de Devereux (1972), montre qu’un « fait brut » n’appartient d’emblée ni au domaine de la sociologie ni à celui de la psychologie. Ce n’est pas non plus par son explication que le « fait brut » se transforme en donnée, soit psychologique, soit sociologique. Suivant cette logique, l’auteur analyse les composantes de l’angoisse sexuelle masculine et établit une corrélation étroite entre l’angoisse de castration provoquée par la vue des organes génitaux externes des femmes et la frustration anxieuse

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résultant de l’absence d’orgasme chez la partenaire lors des rapports sexuels (Devereux, 1972). En s’inspirant de cette démarche, l’interprétation d’Erlick (1986) des excisions et des infibulations s’inscrit aussi dans la même logique dominée par l’angoisse de castration masculine.

Les excisions et les infibulations sous diverses formes sont censées marquer une double rupture ponctuelle : celle des organes érogènes considérés comme virils vestiges d’une bisexualité primordiale et celle de la relation mère-fille, rendant l’union fécondante possible et renforçant culturellement la nubilité (Erlick, 1986). Cette dimension est omniprésente quelle que soit la période à laquelle les opérations ont lieu (Erlick, 1986). L’angoisse de la castration masculine paraît se situer à l’origine de la suppression des formations érogènes phallomorphes chez la femme, processus dont nous retrouvons les équivalents dans de nombreuses cultures (Erlick, 1986 ; Bettelheim, 1971). Les pratiques traditionnelles des excisions et les infibulations exprimeraient, en Afrique, la peur que les hommes ont des femmes, et dont la crainte s’incarne dans le mépris des organes génitaux féminins (Erlick, 1986). Dans cette perspective, la vision négative des organes externes, particulièrement, du clitoris dans les cosmogonies Dogon et Bambara, pourrait ainsi être mise en parallèle avec le mythe du vagin denté, expression de l’angoisse masculine de la castration (Latoures, 1986).

Les interprétations psychologiques des excisions et des infibulations apportent des éclairages complémentaires aux approches sociologiques de ces rites. Les compréhensions effectives ou symboliques des fonctions de l’autre sexe et la maîtrise psychologique des émotions provoquées sont au cœur des efforts qu’accomplissent les hommes et les femmes dans la plupart des rites traditionnels de puberté (Bettelheim, 1971). Ces efforts sont suscités

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par le désir de maîtriser l’énigme de notre sexualité duelle dans la société. Loin de créer l’angoisse de castration, ils tentent de la dominer (Bettelheim, 1971). Dans cette logique, les pratiques traditionnelles d’excisions et d’infibulations auraient été conçues, non pas pour créer de l’angoisse sexuelle, mais pour la contrôler et l’éliminer (Bettelheim, 1971).

Malgré la panoplie des recherches socioanthropologiques et ethno-psychanalytiques en fonction des cultures ou des ethnies, toutes les études évoquent, d’une manière ou d’une autre, l’importance du concept de la bisexualité, le rôle de la virginité, de la chasteté, de la fidélité et l’angoisse de la castration dans la société (Latoures, 2008 ; Traoré, 2003 ; Erlick, 1986 ; Bettelheim, 1971 ; Dieterlen, 1951). Ces rituels permettent de comprendre les sociétés et expliquer les rapports que les populations entretiennent les uns envers les autres. Les filles, à travers ces rites, s’intègrent dans la société avec un statut reconnu qui leur ouvre l’accès au mariage : ce facteur commun permet de comprendre les mécanismes conventionnel, fonctionnaliste et psychologique qui animent et maintiennent les excisions et les infibulations (Latoures, 2008). Si cette hypothèse est vraie, quel sera l’apport du féminisme par rapport à ces pratiques ?