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CHAPITRE 1. LA REVUE DE LITTERATURE ET LA PROBLÉMATIQUE

1.5 Les interprétations socioanthropologiques des excisions et des infibulations

1.5.5 L’apport des théories féministes

1.5.5.1 Les excisions et les infibulations : phallocratie ou oppression des femmes ?

Les excisions et les infibulations sont interprétées par les courants féministes des 1970 et 1980 comme un mécanisme d’oppression sociale patriarcale qui vise non seulement le contrôle de la sexualité féminine, mais aussi la reproduction (Latoures, 2008). Aujourd’hui, beaucoup d’autres féministes dénoncent cette dimension de domination que revêtent ces pratiques culturelles (Tenenbaum, 2014 ; Salmona, 2013 ; Dorée, 2012 ; Carbonne, 2011). Dans la société, la reproduction est en partie monopolisée par les femmes qui en ont le contrôle physique. Néanmoins, ce sont les hommes qui sont les chefs de famille, puisque ce sont eux qui marient les femmes et les font venir chez eux (Dorée, 2012 ; Latoures, 2008 ; Jonkers, 1986). Cette réalité est mise en évidence dans les articles 316 et 319 du Code des personnes et de la famille au Mali :

Article 316 « Dans la limite des droits et devoirs respectifs des époux consacrés par le présent Code, la femme doit obéissance à son mari, et le mari, protection à sa femme » (Assemblée Nationale, 2011).

Article 319 « Le mari est le chef de famille. Il perd cette qualité au profit de la femme en cas : d’absence prolongée et injustifiée ; de disparition ; d’interdiction ; d’impossibilité de manifester sa volonté. Le choix de la résidence appartient au mari. La femme est tenue d’habiter avec lui, et il est tenu de la recevoir. Les charges du ménage pèsent sur le mari. La femme

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mariée qui dispose de revenus peut contribuer aux charges du ménage » (Assemblée Nationale, 2011).

Ces données certifient que l’autorité masculine au Mali est un fait établi dans les foyers, et la reproduction devient un pouvoir que les hommes vont chercher à exercer directement ou indirectement par le biais de la sexualité. La réflexion de Tenenbaum (2014) corrobore cette idée de domination des hommes, car selon elle, sous la domination masculine, une femme appartient à son père puis, lorsque celui-ci la donne en mariage à son mari, elle

appartient à ce dernier. Les hommes « prennent » des femmes, les « possèdent », les femmes

« cèdent », « s’abandonnent » (Tenenbaum, 2014).

Les excisions et les infibulations s’érigent donc en termes de contrôle de la sexualité féminine, voire même de la sexualité tout court. Elles n’en demeurent pas moins des outils de maintien de la cohésion sociale, censée être respectée uniquement par les femmes qui doivent porter dans leur chair le poids de cet ordre public, institué par les hommes (Dorée, 2012). Ainsi, dans certains idiomes, « copuler » et « se marier » se disent par le même mot. L’acte sexuel étant chargé de ce pouvoir de procréation, il est à la fois cadré par les hommes par rapport au lieu, au temps et à la manière de l’accomplir, car il est « noble et sacré, dangereux et souillant » (Diarra, 2002).

Avec la juriste MacKinnon (1989), le féminisme de la domination est donc amené à confondre genre et sexualité, puisque la violence sexuelle n’est pour elle que l’instrument d’une police des sexes : la sexualité est un rappel à l’ordre du genre, et l’oppression des femmes en est une forme dans et par la sexualité, ou plutôt l’hétérosexualité (Dorée, 2012 ; MacKinnon, 1989). Les différents mécanismes de contrôle de cette sexualité se retrouvent, selon Bourdieu (2002), dans toutes les sociétés sous différentes formes, que ce soit à travers

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des objets, des instruments ou des institutions, comme les rites d’initiation qui introduisent la maturité sexuelle, ou le mariage qui définit le cadre exclusif de la sexualité. La domination masculine trouve ainsi réunies toutes les conditions de son plein exercice. Elle n’est en rien passagère ou accidentelle, elle fut instaurée de façon universelle dans toutes les cultures et les sociétés, les influences les plus prégnantes étant d’ordre religieux (Tenenbaum, 2014).

Mais au-delà de la simple volonté de participer au processus reproductif en tant que tel, le contrôle de la reproduction par les hommes vise aussi à s’assurer de la paternité de leur progéniture : sans ce contrôle, la paternité ne serait jamais certaine (Latoures, 2008). Dorée (2012) soutient cette réflexion en renvoyant la certitude de la filiation jusqu’à la période nubile où la virginité est exaltée, car c’est elle qui garantit que les rejetons à venir seraient bien issus des hommes. Pour cette auteure, c’est dans le domaine de la sexualité que les brimades furent les plus répandues, et les plus sévères pour les femmes (Dorée, 2012).

Que les excisions et les infibulations soient pratiquées pour des raisons culturelles ou religieuses, c’est de la violence faite aux femmes, et c’est toujours pour affirmer et renforcer la domination masculine (Salmona, 2013). Suivant cette logique, ces pratiques sont donc à replacer dans le contexte d’une organisation lignagère des sociétés, dans lesquelles les hommes veulent en priorité avoir des héritiers issus de leur sang. Ces rites traditionnels participent ainsi de cette recherche, par le biais du contrôle de la sexualité des femmes, et partant de la lignée. Ces analyses s’articulent autour de la phallocratie ou du patriarcat : les excisions et les infibulations sont insérées dans ce système patriarcal, considéré comme un principe universel d’organisation des sociétés humaines (Tenenbaum, 2014, Salmona, 2013 ; Dorée, 2012 ; Latoures, 2008 ; Bourdieu, 2002).

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Malgré la pertinence de cette approche féministe, elle a été par la suite remise en cause et vivement critiquée par des femmes/féministes africaines (Latoures, 2008). Ces critiques reprochent surtout à ces analyses de présenter les femmes africaines comme des femmes mutilées, des femmes victimes et des femmes dominées par les hommes (Dorée, 2012). Ces analyses sont ainsi perçues comme une forme déguisée d’ethnocentrisme, et fondées sur une vision universaliste et monolithique du patriarcat qui opprime les femmes de la même façon dans le temps et dans l’espace, seul le degré d’oppression variant (Latoures, 2008).

Butler (2006) soutient cette réflexion quand elle remarque que le postulat, selon lequel il faut au féminisme une base universelle à trouver dans une identité transculturelle, va souvent de pair avec l’idée que l’oppression des femmes aurait une forme spécifique, identifiable au niveau de la structure universelle ou hégémonique du patriarcat ou encore de la domination masculine. Selon l’auteure, cette théorisation féministe du patriarcat ou de la phallocratie a été considérée comme une tentative de colonisation et d’appropriation de culture non occidentale, parce qu’elle défendait des idées éminemment occidentales d’oppression (Butler, 2006).

Les femmes/féministes en Afrique, s’inscrivant dans le courant de critique postcolonial du féminisme, soutiennent par contre que les excisions et les infibulations ne bénéficient pas exclusivement aux hommes dans la société, les femmes aussi en tirent un pouvoir important. Pour beaucoup d’entre elles, les excisions et les infibulations, selon les cultures et les régions, sont plutôt perçues comme une étape nécessaire pour accéder à un certain statut personnel, social, religieux, légal et même économique au sein de la communauté et de la société (Tenenbaum, 2014 ; Dorée, 2012).

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Mais cette réflexion est nuancée par la pensée de Butler (2006), une philosophe féministe de la « troisième vague ». Elle ne traite pas des excisions, mais, selon son analyse dans son ouvrage « Trouble dans le genre », elle trouve que le féminisme continue d’être régi par la présomption d’hétérosexualité qu’il faut remettre en cause. Il ne s’agit pas de penser l’opposition entre sexe et genre sur le modèle de l’opposition entre nature et culture dans les années 1970, ce qui revient à fonder, selon elle, la construction sociale sur une identité biologique. Récusant l’opposition des féministes et le partage des sexualités, il s’agit pour elle de penser la sexualité dans son ensemble. Autrement dit, comment définir une politique féministe qui ne soit pas fondée sur l’identité féminine ? (Butler, 2006).

Avec la réflexion de Butler (2006), l’approche « genre », des excisions et des infibulations, permet de prendre en compte la complexité des différents facteurs qui président à leur maintien et leur reproduction dans la société. Cette analyse invite donc à abandonner la représentation des pratiques des excisions et des infibulations comme répression patriarcale pour la perspective de l’empowerment des femmes.

1.5.5.2 Les excisions et les infibulations : contrat de genre et empowerment des femmes ?

À travers les écrits féministes, d’autres approches différentes du patriarcat se sont développées, en postulant l’existence des rapports sociaux inégalitaires mais dynamiques, dont les excisions et les infibulations sont une manifestation socio-culturelle particulière (Latoures, 2008). Ce type d’inégalité ne peut se comprendre en dehors de son contexte, c’est-à-dire des conditions sociales, religieuses, politiques et économiques dans lesquelles ces pratiques s’insèrent et qui créent une sorte de réseau d’inégalité (Latoures, 2008).

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Si les femmes contribuent souvent elles-mêmes à la perpétuation des excisions et des infibulations, ce n’est pas tant parce qu’elles sont mentalement castrées (Daly, 1978), ou aveuglées par un patriarcat universalisant dont elles ignorent tout, mais aussi et surtout parce qu’elles évoluent dans un univers de choix restreint (Dorée, 2012 ; Latoures, 2008). Elles ne pourront pas se marier si elles ne sont pas excisées ou infibulées, elles doivent se marier pour acquérir un statut social et économique car elles n’ont pas d’autonomie financière (Latoures, 2008).

Les excisions et les infibulations, dans ce contexte, se pratiquent de mère en fille et obéissent à la pression exercée par la tradition. Pour Dorée (2012), c’est comme une confiance placée dans une capacité à agir sur sa fille, une sorte d’autorité ou de loi du sang. Dans une société où la polygamie est une pratique très courante, les femmes obéissant aux maris, il va de soi que la mère devra se soumettre à la volonté du père et faire exciser ou infibuler sa fille. C’est uniquement de cette manière que, plus tard, la jeune femme deviendra responsable, à l’image de sa propre mère. Elle sera reconnue en tant que jeune fille, prête à être épousée et à enfanter. Ses pairs contribuent, par cette légitimation, à lui accorder une place honorable dans la société et à faire d’elle un être affranchi (Dorée, 2012). Ainsi, elle accède à la connaissance et au pouvoir comme le témoigne Diallo (1978) à travers la chanson des jeunes excisées.

Nyano (2012) abonde dans ce sens car, selon lui, la pratique des excisions est conforme au système local de représentation, tant sur le plan simplement social que culturel ou métaphysique (Nyano, in Éthica, 2012). Ainsi, cette pratique est ce qu’une fille est tenue de subir pour être bien vue de son entourage, et être acceptée par sa communauté. Ayant enduré l’épreuve, la jeune fille devient membre à part entière (Nyano, in Éthica, 2012). Elle gagne en

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statut dans la mesure où elle quitte le groupe des petites filles et accède au cercle des femmes. Elle est considérée comme vertueuse, citée éventuellement en exemple pour les autres. De plus, sa famille sera considérée comme honorable car satisfaisant aux canons locaux de la moralité sociale (Nyano, in Éthica, 2012).

Dorée (2012) signale qu’au-delà de cette satisfaction de la moralité sociale, les pratiques des excisions recouvrent une dimension économique et même matérielle dont bénéficient aussi les parents de la famille élargies et souvent les amis des filles excisées, si elles sont vierges le jour de leur mariage :

« La virginité de la jeune fille ne représente pas seulement une vertu morale. Elle est aussi une source de richesse pour la famille de celle-ci, dans la mesure où le mari, fier et heureux d’épouser une jeune femme vierge, doit accorder des largesses non seulement envers sa future épouse en la couvrant de cadeaux, mais aussi en direction de sa famille qu’il se doit d’honorer (…) L’homme est tenu de verser sa dote à sa nouvelle épouse et aussi aux parents de celle-ci (…) La virginité représente par le fait un coût (…) L’excision permet aux parents de la jeune fille de recevoir le prix qui leur est dû : celui d’avoir respecté le rite » (Dorée, 2012).

Van Der Kwaak (1992) confirme cette dimension économique en mettant en évidence que les excisions et les infibulations ne bénéficient pas exclusivement aux hommes mais aux femmes aussi, et en particulier aux praticiennes plus âgées, qui en tirent un important pouvoir de la maîtrise de ces pratiques. Et de manière générale, les femmes accèdent au savoir, au pouvoir et à la nourriture à travers ces rites. Au Mali, les exciseuses traditionnelles issues de la caste des forgerons, reconnues comme détentrices « de secret du fer »,16 bénéficient des avantages et privilèges tant sur le plan social et financier que matériel. La pratique des excisions leur attribue un respect et une considération sociale, donc un pouvoir.

16 Secret du fer fait allusion à l’habilité des femmes forgeronnes qui savent manipuler le couteau pour exciser ou

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Ces différentes approches nous montrent le lien étroit entre ces pratiques traditionnelles et le statut des femmes dans une société où ces rites constituent une norme sociale. Il est indéniable que les excisions et les infibulations ouvrent la voie aux mariages, assurent le respect dû aux femmes et leur permettent d’acquérir un certain pouvoir dans la société. L’approche genre et l’empowerment des femmes invitent donc à abandonner la représentation de ces pratiques comme des répressions sexuelles pour la perspective de pratiques à travers lesquelles les femmes « existent » dans la société. Ces différents points de vue ont illustré la complexité des pratiques traditionnelles des excisions et des infibulations. Cependant, avec l’évolution des sociétés et l’avènement de la biomédecine et des nouvelles technologies dans les sociétés dites exotiques, un autre regard se porte sur ces pratiques. Ce qui nous amène à la problématique de notre recherche.