• Aucun résultat trouvé

L’ambiguïté du silence et la chance du murmure

I. La structure de l’ambiguïté chez Blanchot (angoisse, violence, image, silence)

1.4. L’ambiguïté du silence et la chance du murmure

À nouveau, il va s’agir d’une ambiguïté essentielle du langage. Mais non plus lorsqu’on le cherche au niveau de l’angoisse où il s’invente, ou à l’endroit de sa visée conquérante, ni non plus dans le voisinage d’une image qui l’inquiète. Ici, il sera question de ce qu’il advient du langage quand la parole est mise au silence.

Imposer un certain silence peut-il être une façon de donner à la parole une chance de se faire entendre ? Interrogation paradoxale, qui ne l’est pas moins si l’on répond que c’est une chance pour la manifestation de la parole non parlante. C’est pourtant ce niveau d’appréhension de la parole qu’il nous faut approcher si l’on veut espérer dépasser une confusion qui empêche d’entendre le texte de l’Histoire de la folie, confusion entre l’imposition du silence et la condamnation au mutisme.

De nombreux textes de Blanchot sont des lieux de questionnement de cette ambiguïté du silence et de la mise au silence. Mais son approche à la fois subtile et précaire du silence de la parole non parlante – qui est bien pourtant parole – ne se laisse pas figer en quelques thèses générales qu’on pourrait extraire d’un ensemble de textes. C’est pourquoi je choisis, dans cette section, de commenter un seul article, l’article « Mort du dernier écrivain », publié en mars 1955 dans la NNRF, et repris en 1959 dans Le livre à venir. L’approche radicale du silence et surtout de la mise au silence que propose cet article justifie qu’on prenne le temps d’en déployer les indications. Bien davantage, c’est l’écriture même de cet article qui fera l’objet de mon examen : car la mise au silence ne dévoile son ambiguïté que si l’on se rend sensible à ce qui peut se dire dans l’espace du silence qu’elle ouvre, et donc au rythme des paroles qui peuvent se faire entendre dans des intervalles parfois précaires, mais au combien précieux. Autrement dit, c’est le mouvement même de l’écriture blanchotienne au moment où elle ouvre la question de la mise au silence qui nous fera le mieux aborder ce qu’est cette mise au silence.

Toutefois, pour se rendre sensible au mouvement de l’écriture en ce qu’il parvient à une pointe difficilement formulable, il me semble nécessaire de commencer le cheminement avant le texte « Mort du dernier écrivain ». Il faut en effet s’installer dans la méditation blanchotienne sur le silence, en tant que celui-ci est vu comme un point central polarisant les tendances du langage. C’est pourquoi, avant d’en venir à l’article « Mort du dernier écrivain », je propose de reprendre l’exposition de l’idée du silence central du langage. Qu’on n’oublie pas cependant qu’il ne s’agit là que d’une étape pour poser la question fondamentale de la mise au silence – question fondamentale qui n’est pas la conséquence d’une thèse

ontologique sur le langage, mais bien plutôt la traduction du pressentiment d’une exigence essentielle dont les formulations sous forme ontologique ne sont que des fixations imaginaires.

Le silence central du langage

Si l’on voulait exposer dans sa progressive constitution l’indication blanchotienne d’un silence central qui organise l’espace du langage, c’est vers son cheminement avec l’œuvre de Mallarmé qu’il faudrait se tourner. Une exposition plus succincte est possible à partir de la discussion par Blanchot de la thèse de Merleau-Ponty sur la parole et le langage qu’on trouve dans la Phénoménologie de la perception [1945].

Dans le chapitre de la Phénoménologie de la perception intitulé « Le corps comme expression et la parole », après avoir établi que la parole n’était ni un signe ni un vêtement de la pensée, mais bien plutôt la présence d’une pensée dans le monde sensible, Merleau-Ponty s’efforce de distinguer les paroles authentiques ou originaires des paroles banales ou instituées258. On sait bien ce que le geste de Merleau-Ponty doit ici au paragraphe 44 d’Être et

Temps de Heidegger, mais les énoncés mêmes de la Phénoménologie de la perception

importent, pour le déplacement qu’ils vont trouver chez Blanchot. Car l’approche de Merleau-Ponty pointe un « silence » que Blanchot discutera. En effet, on trouve, dans la

Phénoménologie de la perception, l’idée selon laquelle :

la parole constituée, telle qu’elle joue dans la vie quotidienne, suppose accompli le pas décisif de l’expression. Notre vue sur l’homme restera superficielle, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence259.

Le propos de Merleau-Ponty ne porte pas sur la parole banale elle-même. Le mouvement de son analyse consiste à régresser en-deçà de cette parole banale, afin de retrouver un niveau plus originaire, celui où se jouerait l’acte d’expression. Car il ne s’agit pas seulement de dire que sous le niveau des paroles se tiendrait un niveau du silence. Bien plutôt, Merleau-Ponty cherche à dégager un niveau où se joue la rupture du silence, niveau recouvert par le bruit des paroles quotidiennes. Ce ne sont pas les paroles quotidiennes qui sont pensées comme rompant le silence : ce que leur bruit recouvre, c’est la rupture originaire du silence par les paroles originaires. Il faut donc régresser vers ce niveau où se joue « le pas décisif de l’expression ».

Le geste vocal, l’éclat sonore de la voix, se fait signification : il est l’avènement sensible d’un sens, il est tout entier ouverture à l’être, ouverture qui s’exprime elle-même. Étant

258 Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard Tel : « parole authentique » (p. 217, note 2) ; « parole originaire » (p. 218, note 1) ; « paroles banales » (p. 224) ; parole « instituée » (p. 224). 259 Ibid., p. 224.

ouverture, elle dépasse les étants présents vers une signification globale de la situation. Elle est dépassement, négation, néantisation des étants présents vers leur sens. Mais elle est aussi rupture du silence. Comme s’il fallait supposer que le moment d’avant la signification, d’avant la néantisation, était celui du silence. Le silence est alors l’être des étants dans la pure présence non signifiante, l’être d’avant la néantisation qui introduira le sens. Autant dire qu’un tel silence ne vaut qu’en tant qu’on pense sa rupture par le geste de néantisation qu’est la parole. Il est l’absence de sens que l’avènement du sens doit supposer avant lui pour penser son propre avènement. Il n’est que l’appui nécessaire d’une pensée de la parole authentique. C’est donc en tant que silence rompu par la parole authentique que le silence est indiqué dans l’analyse de Merleau-Ponty.

On voit par là que la parole ne saurait être reconduite à ce qu’il y a de silence en elle : il n’y a pas d’ambiguïté pensée dans ce moment d’émergence de la parole authentique. S’il y a un mouvement de dissimulation dans les tendances de la parole, il n’est pas celui de son ambiguïté, mais celui d’un renvoi dialectique entre les deux formes de la parole, dans un jeu permanent d’écran et de réouverture :

on pourrait distinguer une parole parlante et une parole parlée. La première est celle dans laquelle l’intention significative se trouve à l’état naissant. Ici, l’existence se polarise dans un certain « sens » qui ne peut être défini par aucun objet naturel, c’est au-delà de l’être qu’elle cherche à se rejoindre et c’est pourquoi elle crée la parole comme appui empirique de son propre non-être. […] Mais l’acte d’expression constitue un monde linguistique et un monde culturel, il fait retomber à l’être ce qui tendait au-delà. De là la parole parlée qui jouit des significations disponibles comme d’une fortune acquise. À partir de ces acquisitions, d’autres actes d’expression authentique, – ceux de l’écrivain, de l’artiste ou du philosophe, – deviennent possibles. Cette ouverture toujours recréée dans la plénitude de l’être est ce qui conditionne la première parole de l’enfant comme la parole de l’écrivain, la construction du mot comme celle des concepts260.

Ce passage où Merleau-Ponty définit la parole parlante et la parole parlée est caractéristique de la pensée dialectique telle que Blanchot (et Foucault par la suite) l’identifie. Il y est moins question de téléologie ou de perspective totalisante que d’un mouvement incessant de renvoi – celui d’une dialectique tronquée –, qui semble prendre en compte son origine, mais manque les exigences ambiguës de celle-ci. En effet, que sont la parole parlante et la parole parlée ? La parole parlante est la parole authentique, celle qui est venue sans l’appui d’un langage déjà constitué – ou au moins sans que ce qu’elle s’apprête à dire ait jamais été déjà dit et déjà enregistré dans le langage commun. Elle naît en rompant le silence primordial qu’est l’être sans signification des étants. Merleau-Ponty dit que « c’est au-delà de l’être qu’elle cherche à se rejoindre ». Elle est l’intention qui néantise les étants, faisant ainsi advenir un sens de ces étants. Le sens n’existe que comme au-delà sensé de l’être muet et

insignifiant des étants. La parole parlante est ainsi dépassement de l’être. Mais – et c’est le premier retournement de cette dialectique tronquée – la parole parlante est l’avènement d’un nouveau mot, d’un énoncé inouï, d’une idée neuve, qui ne peuvent qu’être à leur tour intégrés, assimilés, sédimentés dans le monde linguistique (ou plus largement culturel) de la communauté dont relève le locuteur. En parlant avec authenticité, ce locuteur a aussi augmenté le stock des « significations disponibles ». Ce stock est le lieu où les paroles parlées trouvent à se définir. En effet, la parole parlée est celle qui se contente de répéter le déjà dit. Sans faire l’effort de se placer dans la situation du locuteur inventant le mot, elle réitère l’énoncé. Mais – et c’est là le deuxième retournement de la dialectique tronquée, qui retombe sur son point de départ sans qu’une synthèse supérieure ou qu’un dépassement ne soit pensable – le stock d’énoncés pouvant être répétés fournit aussi les appuis d’une nouvelle rupture avec – ou lutte contre – un silence primordial : on peut toujours revivifier une signification en retrouvant la situation où elle sonne toujours comme inouïe (Merleau-Ponty mentionne par exemple la première parole de l’enfant) ; on peut aussi parvenir à rompre un silence en un lieu de la pensée inaccessible sans un héritage linguistique et textuel (qu’on pense à ces philosophes qui surenchérissent sur leurs prédécesseurs). On voit par là que s’il ne saurait y avoir de parole parlée sans qu’il y ait eu de parole parlante, les paroles parlantes auxquelles nous avons affaire ne sont jamais issues d’un monde sans langage, donc sans paroles parlées. Bref, il y a une dialectique – sur un modèle tronqué – de la parole parlante et de la parole parlée.

Que devient le « silence primordial » dans une telle dialectique ? Dans l’abord qu’en fait Merleau-Ponty, le silence ne sert qu’à penser la singularité de la parole parlante : il n’est là que pour être nié par elle. En aucune façon il ne saurait se retrouver en elle, ni maintenir en elle l’ambiguïté d’une absence de sens. Et au niveau de la parole parlée, là où l’on ne vivifie plus les énoncés par une intention originaire, le sens perd de son intensité sans perdre sa qualité : il y est toujours question de parler, et jamais de faire silence. Pourtant, n’y a-t-il pas dans la perte d’intensité du sens, voire le devenir-absurde des paroles simplement parlées, quelque chose du silence originaire qui se manifeste ? On le voit, la pensée de la parole par Merleau-Ponty laisse impensée toute l’éventuelle tendance du silence à se manifester à même la parole. Blanchot va justement rappeler que le silence n’est pas uniquement ce dont la négation ouvre la signification.

[L’on] peut bien voir dans la recherche du silence l’un [des] soucis les plus obsédants [de la poésie], mais il faut remarquer que ce nom de silence ne convient guère ici : il n’y a à proprement parler silence que dans la vie quotidienne, dans ce que M. Merleau-Ponty appelle ‘‘parole parlée’’, où nous sommes à ce point plongés dans les mots que les mots deviennent inutiles. Au contraire, le silence du langage

créateur, ce silence qui nous fait parler, n’est pas seulement une absence de parole, mais une absence tout court, cette distance que nous mettons entre les choses et nous, et en nous-mêmes, et dans les mots, et qui fait que le langage le plus plein est aussi le plus poreux, le plus transparent, le plus nul, comme s’il voulait laisser fuir infiniment le creux même qu’il enferme, sorte de petit alcarazas du vide261.

Ce passage, explicitement référé à l’extrait que nous venons de lire, déplace largement la question de la place du silence. Si pour Merleau-Ponty le silence n’avait à être indiqué qu’en lien avec la parole parlante, et seulement pour être aussitôt oublié puisqu’on entrait alors dans le cercle des renvois entre la parole parlante et la parole parlée, pour Blanchot il en va tout autrement. Blanchot indique qu’il n’y a à proprement parler silence qu’avec la parole parlée. C’est quand la signification s’estompe de n’être plus vivifiée par des intentions de dire qu’on va vers le silence. Le silence serait alors le point d’annulation de la signification due à une répétition qui use progressivement le pouvoir signifiant des mots. Le silence se fait parce que « les mots deviennent inutiles » : d’avoir été trop dits, ils peuvent bien être dits encore ou bien être tus : c’est alors la même absence de parole signifiante qu’on entend. Ce silence-là est le silence comme absence de sens : c’est aussi bien le silence de ceux qui, par lassitude, ne font plus l’effort de parler, que celui de ceux qui, par habitude, perpétuent le bavardage vide.

Dans cette mobilisation de la parole parlée par Blanchot, il y a donc déjà l’indication d’un impensé chez Merleau-Ponty. Car c’est bien Merleau-Ponty qui définissait le silence comme l’absence de signification. Blanchot ne fait que suivre le développement spontanée de la tendance de la parole parlée : c’est bien elle, telle qu’elle est définie par Merleau-Ponty, qui tend vers une absence de signification, par érosion pourrait-on dire, donc vers le silence. Blanchot restitue l’ambiguïté au niveau de la parole parlée : celle-ci n’ouvre pas simplement, selon la logique de la dialectique tronquée dont nous avons parlé, la possibilité de paroles parlantes, mais elle tend aussi vers un silence, ce que Merleau-Ponty ne développait pas, conduit qu’il était par la logique dialectique.

Est-ce alors une façon pour Blanchot de reconduire encore davantage la parole parlée à la parole parlante – auquel cas il ne ferait que renforcer le mouvement de la logique dialectique ? Le silence que retrouve la parole parlée est-il celui dont partait la parole parlante ? Justement non. Dans l’extrait cité, Blanchot s’efforce de distinguer deux silences. D’une part, le silence que reconnaissait Merleau-Ponty, le « silence primordial » qui était l’absence de sens, convient bien – contrairement à ce que disait Merleau-Ponty – à la parole parlée, puisque par érosion elle tend vers lui. D’autre part, l’autre silence, celui à partir duquel se décide le sens (« le silence du langage créateur, ce silence qui nous fait parler » dit Blanchot) n’est pas seulement absence de parole, donc de sens, face à l’être qui serait alors

plénitude sans négativité (en attente d’une négativité pour avoir un sens). Blanchot ne retient pas ce fantasmatique silence d’avant le langage que semble postuler Merleau-Ponty. À la place, Blanchot indique le silence essentiel du langage, le silence essentiel de la parole la plus authentique : non pas une négativité des choses (ce serait un anthropomorphisme déplacé que de le nommer ainsi) mais la dispersion même des êtres, espace de la non-coïncidence, de la distance et de la différence. Cette absence essentielle de plénitude, absence de l’être essentiel des choses puisque même l’essence des choses est dispersée, peut être nommée silence – Merleau-Ponty indiquait un « silence primordial » – mais pas « à proprement parler » : elle est davantage l’ambiguïté de la parole parlante que ce à partir de quoi et contre quoi elle s’élève. Elle n’est donc pas littéralement silence, parce qu’elle est parole du silence, ou encore, pour anticiper une expression que Blanchot avancera bientôt, « parole non parlante »262. Si elle ressemble au silence, c’est parce qu’elle n’a rien à dire. Si elle s’en écarte, c’est parce que ce rien, elle le dit justement plutôt que de le taire. Manifester de façon juste l’absence de sens ce n’est pas faire silence puisqu’il y a encore une manifestation, même si c’est le rien à dire qui s’y manifeste. Telle est l’absence, absence de parole mais plus généralement de sens et même de l’être des choses, absence depuis laquelle toute parole parlante s’élève263.

Mais Blanchot ne se contente pas de nommer autrement le silence couplé à la parole parlante. La configuration du couplage est fondamentalement modifiée. Là où Merleau-Ponty voyait un silence qui valait comme silence originaire qui allait être rompu par l’éclat de la voix (ou par le geste du comportement), Blanchot voit un silence qui double le langage sur toute son étendue. Il ne s’agit plus d’un terme nié au départ, mais du versant de l’être ambigu du langage. Et même, l’idée du doublage sur toute l’étendue de la parole parlante par la parole non parlante est-elle encore trop binaire, circonscrivant trop facilement ce que l’ambiguïté exige de reconnaître dans des rapports plus mouvants. D’où l’image magnifique du « petit alcarazas du vide ».

Qu’est-ce qu’un alcarazas ? C’est une cruche de terre légèrement poreuse. Placée dans un courant d’air chaud, elle a pour propriété de rafraîchir l’eau qu’elle contient : l’eau, qui traverse la paroi poreuse et s’évapore à la surface externe de la cruche, crée en s’évaporant une légère dépression à l’intérieur de la cruche, dépression suffisante pour refroidir l’eau qui demeure à l’intérieur. En quoi l’alcarazas peut-il alors fournir une métaphore pour le langage ? Blanchot invite à comparer le rapport de l’alcarazas avec l’eau avec le rapport du

262 Blanchot M., « Mort du dernier écrivain », Le livre à venir, p. 300.

263 Sur le lien de cette « parole non parlante » et de la critique du privilège de la présence (notamment de la présence du sens), cf HARLINGUE Olivier, Sans condition, Blanchot, la littérature, la philosophie, op. cit., p. 29.

langage au vide qu’est la parole non parlante. Pas plus que l’eau n’exige un contenant, le vide de la parole non parlante n’appelle la parole parlante : c’est seulement pour nous que l’eau doit être contenue et que la parole non parlante doit trouver à se dire. De plus, on peut se représenter le langage comme étant aussi plein que doivent l’être les parois d’un récipient contenant de l’eau : pas plus qu’on ne s’attend à ce que ces parois laissent passer l’eau, on ne s’attend à ce que l’espace de la signification soit lacunaire (que le réseau du sens ait des