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II. Le jour et la nuit et la folie tragique d’Oreste

2.1. Le jour, la nuit, l’autre nuit

Le texte de Blanchot qui permettra de suivre le mouvement d’indication de l’autre nuit est « Le dehors, la nuit » [1953] repris en 1955 dans L’espace littéraire. Mais – comme je l’ai fait pour la mise au silence, où le texte « Mort du dernier écrivain » ne prenait toute sa teneur qu’après l’examen de l’idée du silence central du langage, exposée notamment avec des textes précédents – l’indication de l’autre nuit ne prend sa teneur que si elle est située dans un

certain parcours critique : celui de Blanchot qui n’aborde la littérature en termes de jour et de nuit qu’en restituant l’ambiguïté dans cette opposition – ou, puisqu’il y a ici une certaine réversibilité, qui mobilise l’ambiguïté que permet le couple du jour et de la nuit pour souligner (amplifier) le mouvement essentiel de l’écriture littéraire. Bref, avant de suivre l’indication de l’autre nuit dans le texte « Le dehors, la nuit », il faut situer, dans le parcours blanchotien, la formulation de la structure de l’ambiguïté en termes de jour et de nuit – ce que je propose à partir du texte « La littérature et le droit à la mort ».

On s’étonnera peut-être qu’il faille à nouveau régresser à un prétendu point de départ pour ce deuxième chapitre, comme si le parcours du dispar blanchotien dans le premier chapitre ne pouvait pas constituer un tel point de départ. C’est sans doute ce qu’il me faut assumer dans cette proposition de lecture en écho : des lectures de textes qui, inlassablement, font résonner des structures similaires, afin que, par la vertu de cette résonance, elles s’amplifient et deviennent audibles dans d’autres textes, où l’on ne sait pas ou plus les entendre. Non pas un travail de construction, mais une sensibilisation par abandon d’attentes antérieures, par détachement quant à d’éventuels a priori, par fluidification du rapport au mouvement d’une écriture. Bref : ce deuxième parcours, s’il n’est pas la suite du premier, ne serait pas pleinement valable sans celui-ci.

L’irréductible puissance du jour, l’incessante hantise de la nuit

La formulation de la structure de l’ambiguïté en termes de jour et de nuit se trouve dès l’article « La littérature et le droit à la mort ». Conformément au caractère paradoxal de chacun des deux versants du langage littéraire, la mobilisation des termes de nuit et de jour n’est en rien une opposition facile et fixe. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une opposition, à strictement parler. Tout comme le meurtre et la résurrection n’étaient pas opposés, mais étaient des approches d’une même scène selon des exigences différentes (meurtre continué, résurrection regrettée), jour et nuit sont des qualifications réversibles de l’être du langage indiquant des exigences différentes.

On comprend le mouvement réversible que désignent le jour et la nuit en partant de ce qu’ils semblent d’abord indiquer dans l’usage courant qui en est fait pour dire l’essence du langage. Le jour serait l’ordre du langage transparent, celui dans lequel l’être même des choses serait transparent : c’est l’ordre où coïncident être du langage et être des choses, sans qu’il puisse être question d’une relation entre les mots et les choses – une telle relation supposant la non-coïncidence de leurs êtres respectifs. C’est l’ordre dans lequel expliquer et comprendre n’ont pas à être distingués : la venue à la lumière de l’être des choses est, d’un

même mouvement, la mise au jour de leur agencement et de leurs relations – constituant l’explication de leur phénoménalité, à quoi se réduit leur être – et l’expérience globale d’un recevoir auquel rien n’échappe, qui englobe tout, sans inquiétude d’un éventuel reste inassimilable – ce qu’est la compréhension. À un tel jour, on pourrait opposer la nuit. Elle serait alors entendue comme l’ordre des choses séparées des mots, de l’existence des choses dans leur opacité, d’un être des choses qui ne pourrait jamais être manifesté comme tel par le langage. Elle serait un ordre où comprendre se réduirait à pressentir, ouverture d’appréhensions imprécises où aucune explication ne poindrait. Ces acceptions du jour et de la nuit ne sont pas celles que propose Blanchot. Mais elles sont celles qui valent couramment et peuvent donc servir d’image de départ ou de point d’accroche pour faire opérer un mouvement de pensée. En effet, si l’on part de ces acceptions du jour et de la nuit, le propos de Blanchot apparaît comme leur mise en mouvement. Ainsi, plutôt que de s’interroger sur ce qu’est le jour, Blanchot examine la mise au jour et les exigences qui sont propres à ce mouvement. De même, il précise ce qu’est le pressentiment de la nuit, le geste même de désigner ce qu’on pressent comme nuit, et les exigences paradoxales qui animent ce mouvement.

[La littérature] n’est pas la nuit ; elle en est la hantise ; non pas la nuit, mais la conscience de la nuit qui sans relâche veille pour se surprendre et à cause de cela sans répit se dissipe. Elle n’est pas le jour, elle est le côté du jour que celui-ci a rejeté pour devenir lumière299.

Quand Blanchot dit que la littérature n’est ni la nuit ni le jour, il ne s’agit pas de laisser supposer que certains autres langages pourraient constituer l’expérience de la nuit ou du jour. Au contraire, il s’agit de faire valoir que nuit et jour ne sont que des images, des pôles imagés qui fonctionnent ici du seul fait que nous les ayons déjà adoptés, et qui sont donc, pour nous qui les avons adoptés, des appuis pour dépasser leur propre fixité. Encore une fois, Blanchot se livre à la restitution d’une ambiguïté, à partir de ce qui s’est figé en évidence pour nous. Cela n’empêchera d’ailleurs pas Blanchot, dans le cadre d’un autre texte, suivant une autre ligne de restauration de l’ambiguïté, de parler de l’expérience de la nuit – mais il s’agira d’y découvrir le piège de l’autre nuit. N’anticipons pas.

Ici, plutôt qu’expérience de la nuit, l’expérience du langage littéraire est celle d’une hantise de la nuit. Le langage est hanté par la nuit : en lui se manifeste une imparfaite mise au jour, comme l’indice d’une chose irréductible au jour et qu’on voudrait pourtant voir. Mais cette exigence est paradoxale : si la conscience de la nuit « veille », c’est avec une bougie qui exige sa flamme, ou au moins en ouvrant des yeux qui exigent de la lumière. C’est pour cela que l’objet nocturne de la hantise se retire, et que la « conscience de la nuit », en tant qu’elle

n’était que la hantise de cet objet nocturne, « se dissipe ». Mais l’expérience du langage littéraire n’est pas non plus expérience simple du jour : elle sait qu’à sa source, il y a le jour au moment il se décide dans la nuit, « face obscure du jour »300, qui, à peine né en l’aurore, n’est plus que lumière oublieuse. Revenir vers ce cadavre de jour (ou jour-cadavre) et le saisir avant sa résurrection en lumière (ou jour-lumière), telle est l’exigence qui anime le langage littéraire. À nouveau, comme pour la formulation de la structure de l’ambiguïté en termes de silence et de murmure, il est sans intérêt de dire que ce jour-cadavre est justement la nuit. On ne gagne rien à réduire l’ambiguïté ou l’oscillation. À rebours, on ouvre des résonances en affirmant que le mouvement vers la nuit (qui manifeste l’exigence de clarifier la hantise de la nuit) est aussi le mouvement vers le jour-cadavre (qui manifeste finalement la passivité de l’exigence de jour). Ainsi,

Quand il est lumière du monde, le jour nous rend clair ce qu’il nous donne à voir : il est pouvoir de saisir, de vivre, réponse « comprise » dans chaque question. Mais si nous demandons compte du jour, si nous en venons à le repousser pour savoir ce qu’il y a avant le jour, sous le jour, alors nous découvrons qu’il est déjà présent, et ce qu’il y a avant le jour, c’est le jour encore, mais comme impuissance à disparaître et non comme pouvoir de faire apparaître, obscure nécessité et non liberté éclairante301.

Le jour est « liberté éclairante » quand on suit son mouvement de mise au jour. Il est alors la négativité humaine qui s’étend sur le monde. Il libère, car il nie tout obstacle, toute entrave, toute détermination. La négativité du langage que suppose toute question, qui consiste à faire résider dans le langage toute chose questionnée, est en ce sens la « réponse ‘‘comprise’’ » dans la question : ce qu’est une chose ainsi déjà prise dans la négativité humaine du questionnement est ce que cette négativité en fera (en termes de système d’interprétation ou de transformation matérielle). Mais « sous le jour » compris comme cette liberté éclairante, il y a une « obscure nécessité ». Elle est « obscure » : c’est sa part nocturne. Mais ce n’est pas la part nocturne de la nuit : c’est bien celle du jour. Il s’agit de l’obscure nécessité de ce qui sera ensuite – ou par ailleurs, ou sur un autre versant – « liberté éclairante ». Idée forte, que Blanchot – et nous avec lui – ne se lasse pas de ressasser : la négativité comme puissance ne se tourne vers sa source que pour s’y trouver comme impuissance à n’être pas cette puissance. Impuissance à se nier comme négativité. Ici : impuissance du jour à disparaître, lui qui, par ailleurs, n’est que pouvoir de faire apparaître. Ne nous contentons pas de dire qu’il s’agit ici de l’exigence du jour que le jour s’applique à lui-même. Il s’agit qu’une exigence plus paradoxale : celle du jour qui, cherchant ce qui le précède et qui le hante comme ce qu’il serait essentiel de mettre au jour, ne parvient qu’à manifester son impuissance à n’être pas puissance de mise au jour. La saisie du moment de son impuissance n’est pas, à proprement

300 Ibid., p. 318. 301 Ibid., p. 318.

parler, une saisie : c’est le mouvement vers un lieu où les expériences du jour et de la nuit sont mêlées dans une irréductible ambiguïté.

Les configurations de la vraie nuit et l’infigurable autre nuit

Avec L’espace littéraire, les mentions de l’expérience de la nuit se multiplient. Comme s’il s’agissait d’approfondir l’expérience de la nuit. Mais ne cherchons pas là un déplacement par rapport à une expérience qui soulignait la réversibilité des expériences du jour et de la nuit : il s’agit toujours de sauvegarder ou de restaurer l’ambiguïté de l’expérience du langage, selon la structure de l’ambiguïté. J’ai déjà indiqué que, selon Blanchot, l’œuvre conduisait à son point d’impossibilité302. Dès l’ouverture de la section « Le dehors, la nuit » de L’espace littéraire, ce point est nommé celui de l’expérience de la nuit : « L’œuvre attire celui qui s’y consacre vers le point où elle est à l’épreuve de l’impossibilité. Expérience qui est proprement nocturne, qui est celle même de la nuit »303. Mais d’emblée, l’expérience de la nuit est équivoque : Blanchot distingue – pour indiquer un mouvement et ses possibles fixations – l’expérience de la nuit et l’expérience de l’autre nuit. Toutefois, plutôt que de chercher à définir directement l’autre nuit, comme si elle pouvait être l’objet d’un discours focalisé sur elle, c’est par la « première nuit » qu’on commencera le mouvement de décentrement qui pourra inquiéter les figures de notre pensée. En cela, on suivra le sens du mouvement que Blanchot lance dans la sous-section « Le piège de la nuit » : c’est la première nuit qui fonctionnera comme piège, nous menant à l’autre nuit malgré elle, n’étant finalement rien d’autre que le « piège de l’autre nuit »304.

La première nuit, c’est encore une construction du jour. C’est le jour qui fait la nuit, qui s’édifie dans la nuit : la nuit ne parle que du jour, elle en est le pressentiment, elle en est la réserve et la profondeur. […] Plus le jour s’étend, avec le fier souci de devenir universel, plus l’élément nocturne risque de se retirer dans la lumière même, plus ce qui nous éclaire est nocturne, est l’incertitude et la démesure de la nuit305.

Le langage dans son versant prosateur est ce qui, par sa puissance néantisante, construit. Parler, écrire, c’est construire un monde. C’est aussi construire les limites de ce monde. Construction ambiguë, bien sûr : les limites se constituent du fait qu’on construise un monde et non parce qu’on s’enquiert des limites elles-mêmes. Elles sont la passivité qui accompagne nécessairement l’activité néantisante. Elles sont les contours de ses créations, l’horizon de ses gestes, les ombres de ses idées. Mais ces limites ne sont alors que le négatif du jour, le jour non encore développé, la puissance du jour qui point. On peut bien appeler « nuit » la limite d’un langage pris dans son mouvement de mise en lumière des choses. Mais c’est ce même

302 Cf supra « L’ambigu projet d’écrire ».

303 Blanchot M., « Le dehors, la nuit », L’espace littéraire, p. 213. 304 Ibid., p. 220.

langage qui nomme sa limite, en ne l’indiquant encore que comme ce qui ne dit que lui-même : manifester cette limite, c’est manifester une limite qui ne parle que du pouvoir manifestant du langage.

Blanchot poursuit en faisant l’hypothèse d’un langage mobilisé par une pensée qui désire découvrir, affronter voire repousser ses limites : c’est l’image d’un jour qui s’étend « avec le fier souci de devenir universel ». Une telle dynamique correspond à bon nombre d’usages littéraires et philosophiques du langage, qui apparaissent alors comme les avant-gardes du mouvement néantisant du langage, mouvement qui génère le sens et ouvre la compréhension, mouvement par essence sans limite indépassable. Mais quelles sont ces limites provisoires, sa première nuit, que le langage du jour découvre, affronte et peut-être efface, maîtrise, repousse ou intègre ? N’y a-t-il pas un risque à pousser le langage prosateur jusqu’à ses limites (même si elles s’avèrent provisoires) ? Que signifie que, comme le dit Blanchot, « l’élément nocturne risque de se retirer dans la lumière même » et que « ce qui nous éclaire est nocturne, est l’incertitude et la démesure de la nuit » ? Donner à la nuit l’occasion de se manifester dans le langage, c’est faire que l’élément nocturne se retire de sa nuit pour venir à la lumière. C’est faire que la lumière soit désormais une lumière qui accueille la nuit : c’est dire que désormais la lumière qui se porte sur les choses est aussi porteuse de nuit. On pourrait penser que c’est un risque pour la lumière, et même « un risque essentiel » – comme Blanchot l’écrit immédiatement après. Toutefois, examinant comment différentes pensées risquent ce jeu avec leur limite, avec leur nuit, il indique qu’on en reste à leur première nuit. Si dans l’affrontement du risque essentiel on demeure pourtant à la première nuit, c’est sans doute que les formes présentées relèvent de pensées où l’on n’a pas compris que c’était « le risque de se livrer à l’inessentiel [qui] est lui-même essentiel »306. Ainsi, Blanchot les évalue comme des oppositions du jour et de la nuit ne faisant allusion qu’à « la nuit du jour », donc la première nuit. Pourquoi ? Parce qu’on parle de cette nuit – de ces limites, donc – comme d’une « vraie nuit », au sens où c’est une nuit qui a sa vérité ou sa loi. Mais la question de savoir ce qu’est la vérité d’un être ou celle de savoir quelle est la loi posée par une instance sont des questions du jour : elles requièrent la fixité de l’être ou l’unilatéralité d’exigences non ambiguës. L’exigence commune à ces différentes pensées est donc de vouloir fixer la nuit en sa loi ou en sa vérité, sans qu’au sein de cette exigence on saisisse que l’exigence même de fixité empêche le déploiement de l’expérience de la nuit comme autre nuit. Le désir manifeste de repousser ses limites, d’étendre le jour sur la nuit qu’on pressent, n’est pas forcément solidaire d’un mouvement qui laisse être la nuit dans son être paradoxal : au contraire, de nombreuses

figures de la pensée, où celle-ci semble affronter sa limite, ne sont que des exigences de jour dissimulées qui condamnent l’approche de la nuit entendue comme autre nuit.

Considérons à présent les trois configurations de l’expérience de la nuit – qui ne vont pas jusqu’à l’autre nuit – que Blanchot présente dans la sous-section « Le piège de la nuit ». Elles se donnent comme des expériences historiques, liées à des périodes de l’histoire et à des mouvements culturels majeurs. La brièveté de l’exposition empêche toutefois qu’on traite ce passage comme une histoire de la nuit – comme d’autres font une histoire de l’Être ou une histoire de la folie – même si l’indication des expériences de la nuit et la suggestion d’un enchaînement pourraient valoir comme l’élaboration du schéma général d’une telle histoire. Ces configurations sont autant de « décisions possibles du jour » (dans le lexique de Blanchot), bref, des figures de la raison ou de la pensée.

Il y en a plusieurs : [1] Ou bien accueillir la nuit comme la limite de ce qui ne doit pas être franchi ; la nuit est acceptée et reconnue, mais seulement comme limite et comme la nécessité d’une limite : on ne doit pas aller au delà. Ainsi parle la mesure grecque. [2] Ou bien la nuit est ce que le jour à la fin doit dissiper : le jour travaille au seul empire du jour, il est conquête et labeur de lui-même, il tend à l’illimité, bien que dans l’accomplissement de ses tâches il n’avance que pas à pas et se tienne fortement aux limites et aux bornes. Ainsi parle la raison, triomphe des lumières qui simplement chassent les ténèbres. [3] Ou bien, la nuit est ce que le jour ne veut pas seulement dissiper, mais s’approprier : la nuit est aussi l’essentiel qu’il ne faut pas perdre, mais conserver, accueillir non plus comme limite, mais en elle-même ; dans le jour doit passer la nuit ; la nuit qui se fait jour rend la lumière plus riche et fait de la clarté, au lieu de la scintillation de la surface, le rayonnement venu de la profondeur. Le jour est alors le tout du jour et de la nuit, la grande promesse du mouvement dialectique307.

Examiner la figure de pensée majeure d’une époque et prétendre en dire quoi que ce soit de pertinent en trois lignes pourrait sembler vain. Mais peut-être trois lignes suffisent-elles parfois pour indiquer l’écart entre une figure de pensée et une autre. Ainsi, on ne doit pas s’attendre ici à apprendre quoi que ce soit sur la pensée grecque, sur la raison classique ou sur la pensée dialectique, prise chacune en elle-même. Mais la page même où elles sont invitées rend manifestes ces écarts de figures quant au rapport de la pensée comme jour à la nuit que