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CHAPITRE 3 DETERMINANTS DE LA SPECIALISATION DES

2. L’adoption des pratiques spécifiques en environnement incertain : proposition

La littérature issue de la théorie des coûts de transaction identifie des moyens pour résoudre le problème du hold-up en proposant différents choix de structure de gouvernance selon les caractéristiques de la transaction (incertitude, fréquence, actifs spécifiques). Sur cette base de l’hypothèse d’alignement, la théorie postule que lorsque le risque de hold-up est élevé du fait de l’existence d’actifs spécifiques dans la transaction, les arrangements contractuels voire l’intégration verticale peuvent être préférables aux arrangements sur le marché (Riordan et Williamson, 1985). Une large littérature empirique s’est développée pour tester les propositions exposées dans le cadre de cette théorie (voir Shelanski et Klein, 1995, pour une revue de la littérature).

Cependant dans la plupart de ces études, les actifs spécifiques sont traités comme des variables exogènes au choix de la structure de gouvernance. Or Masten (1995) souligne que le niveau de spécificité des actifs et l’échelle de l’investissement dans ces actifs spécifiques, qui déterminent la quasi-rente appropriable, sont également des variables de décision et doivent donc être traitées de manière endogène. Suite à cette proposition de Masten, Saussier (2000) intègre donc dans son modèle économétrique les variables de choix de gouvernance et la décision d’investir en actifs spécifiques comme des variables endogènes.

Tout suivant cette littérature, nous souhaitons aller plus loin en proposant que la décision de mettre en place des investissements spécifiques n’est pas seulement endogène mais également séquentielle. En effet les récents développements des théories des contrats s’inspirant de la théorie des jeux, montre que le problème de hold-up peut être résolu par la séquentialité des investissements. L’hypothèse de séquentialité des décisions apparaît alors comme un nouvel élément de compréhension dans l’étude des mécanismes d’exécution des arrangements contractuels intégrant la mise en place d’actifs spécifiques en environnement incertain.

Pitchford et Snyder (2004)67 développent un modèle dans un cadre non contractuel où seul le vendeur investit dans des actifs spécifiques à la relation. Dans ce cas, la probabilité de hold-up est extrême car l’acheteur peut capturer l’ensemble du retour sur investissement du vendeur sans offrir aucune compensation. Dans un jeu statique, le vendeur n’a aucun intérêt à investir.

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Ces auteurs s’inscrivent dans la théorie des contrats incomplets : les contrats sont incomplets mais les agents sont supposés en symétrie d’information.

En revanche lorsque l’on se place dans une analyse dynamique, les auteurs montrent qu’un schéma d’investissements séquentiel peut exister tel que l’acheteur n’a aucun intérêt à dévier de la stratégie optimale si le revenu issu d’une déviation à la première période est inférieur au revenu espéré dans la future coopération avec le vendeur. Le vendeur investit de manière séquentielle (figure 7.a) et l’acheteur paye une prime au vendeur à chaque période. Ceci implique un jeu infini pour que l’acheteur n’ait jamais à dévier à la dernière période.

En se référant à ce cadre d’analyse, le développement qui suit se situe également dans un contexte non contractuel où seule une partie de la transaction porte le coût total de l’investissement, qui est dans notre cas, la mise en place de pratiques spécifiques à la relation.

Cependant, le modèle de Pitchford et Snyder fait l’hypothèse forte de la symétrie d’information entre les parties. Ainsi la partie qui investit sait que son client n’a pas intérêt à dévier car il recherche à obtenir un retour optimum sur l’investissement que lui est en train de réaliser de manière séquentielle. A l’inverse, l’acheteur sait que le vendeur va continuer à investir et donc augmenter la quasi-rente de la relation tant que, lui, ne dévie pas son comportement.

Dans la réalité, ce calcul rationnel est beaucoup plus difficile car l’information est souvent asymétrique entre les agents. Pour tenir compte de l’asymétrie d’information bilatérale des agents, nous complétons l’approche de Pitchford et Snyder par l’apport de Watson (1999). Outre la séquentialité, ce dernier introduit dans son analyse, le niveau d’investissement à chaque période, le « gradualisme » (figure 7.b).

Ce dernier indique que dans une analyse dynamique, la répétition des transactions permet à une partie d’obtenir progressivement de l’information sur l’autre partie, dont elle ne dispose pas au départ lors de la transaction initiale. Watson montre que les comportements opportunistes peuvent être évités si l’engagement dans la relation est faible au commencement. Le faible niveau des investissements engagés permet aux parties d’apprendre l’une sur l’autre avant d’atteindre le niveau d’investissement optimum. Le type d’agent est révélé au cours des transactions et le risque de hold-up diminue : si l’acheteur montre une tendance à dévier, le vendeur s’arrête d’investir avec un coût minimisé par le faible investissement de départ; en cas contraire, il suppose que l’acheteur recherche la quasi-rente de ses investissements sur le long terme. Rauch et Watson (2003) utilisent ce modèle pour expliquer les investissements graduels dans les relations entre des acheteurs de pays développés et des vendeurs dans les pays en développement.

Si on mène jusqu’au bout le raisonnement de Watson, le faible niveau d’investissement de départ peut même être nul (au moins en termes d’investissement spécifique). Le simple fait d’engager des relations sur des produits standards permet de révéler des informations sur les acheteurs. La décision d’investir ne devient plus seulement séquentielle voire graduelle, mais aussi retardée (figure 7.c). Par cette proposition, nous rejoignons les résultats de Swinnen et Vercammen (2006) qui montrent que les investissements sont d’autant plus retardés sur certains marchés que l’incertitude est grande (par incertitude, ils entendent le risque élevé sur les prix difficiles à prévoir). C’est également le propos de Bellemare et Barrett (2006) dans une étude empirique sur le marché du bétail au Kenya et en Ethiopie. Les auteurs montrent que la décision de vendre précède la décision des volumes qui vont être vendus. En effet, les animaux sont abattus avant d’être vendus, aussi la décision du volume qui va être amené au marché pour être vendu est ensuite irréversible (spécificité temporelle des produits périssables). La proposition issue de leurs travaux indique que la décision préalable de rentrer sur le marché permet aux éleveurs d’acquérir de l’information sur l’élasticité de l’offre et de la demande sur le marché du bétail. Ensuite ces derniers prennent la décision du volume de bétail à abattre pour la mise en vente. Cette séquentialité des décisions permet aux éleveurs d’avoir un meilleur pouvoir de négociation face aux acheteurs grâce à l’information acquise précédemment. Ils diminuent leur vulnérabilité (risque de hold-up) due au fait que le volume mis à vendre est définitif dans la mesure où les animaux sont tués avant la mise sur le marché.

Notons que si l’on utilise cette approche, on fait l’hypothèse qu’il est possible de rentrer dans cette relation sans faire un investissement spécifique de départ, et donc sans créer de rente organisationnelle. Ceci peut ne pas être valable dans certaines situations.

Figure 7 : Schématisation des modèles d’investissements séquentiels dans la littérature

Nous adoptons également ce cadre théorique pour analyser les choix des commissionnaires d’adopter des pratiques spécifiques requises par les supermarchés en Turquie.

Ainsi, inversement au fameux travail de Joskow (1987) qui teste empiriquement si la durée négociée du contrat est positivement corrélée au niveau d’investissement en actifs spécifiques, notre cadre théorique nous pousse ici à avoir une démarche inverse en supposant que les entreprises de commissionnaires ont une probabilité élevée d’adopter des pratiques spécifiques une fois qu’elles sont engagées depuis longtemps dans les transactions avec les supermarchés. En fait dans notre cas, où il n’existe pas de contrats formels pour sécuriser la transaction, la crédibilité de l’engagement ne peut être évaluée qu’ex-post. Nous testons ainsi

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a. Modèle de Pitchford et Snyder (2004): investissements séquentiels

b. Modèle de Watson (1998): investissements graduels

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c. Résultats de Swinnen et Vercammen (2006) & Bellemare et Barrett (2006): investissements retardés

entre autre si l’expérience (la durée de la relation et les informations privées révélées) accumulée dans la relation avec les supermarchés est un des déterminants de cette adoption. Les décisions séquentielles leur permettraient alors d’utiliser l’information privée sur le type des acheteurs pour déterminer le niveau de pratiques spécifiques à mettre en place : gamme de variété, qualité, homogénéité...

De plus, nous supposons que les supermarchés ont intérêt à ce que les commissionnaires investissent toujours plus dans l’amélioration de la qualité afin de mettre en place ensuite des processus de traçabilité et des signes de qualité spécifique. Le jeu peut être considéré à priori comme infini.

3. Le développement des pratiques spécifiques pour l’approvisionnement des fruits et