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CHAPITRE 1 RESTRUCTURATION DU MARCHE DES FRUITS ET LEGUMES

4. Intervention de l’Etat turc dans la régulation du marché des produits frais

L’Etat turc a longtemps été proactif dans le soutien à l’agriculture et la gestion des marchés agricoles. Dès la fondation de la République Turque en 1923, le mouvement et les principes kémalistes, inspirés de ceux des pays industrialisés, se sont appuyés sur une stratégie de développement protectionniste. Dans ce projet politique étatiste le rôle de l’agriculture a été jugé essentiel pour le développement économique du pays (Congrès Economique d’Izmir,

38 Selon Tozanli et al., (2005), 80 % des productions sous serres, globalement détenues par les grandes exploitations, sont vendues à l’exportation. Ce chiffre est obtenu à partir des bases de données des unions d’exportateurs en Turquie.

1923)39. Ces idées se sont poursuivies à l’issue de la seconde guerre mondiale et jusqu’à la fin des années 1970, au travers de politiques productivistes de modernisation des campagnes40 et de politiques agrariennes s’appuyant sur une forte intervention étatique dans la gestion des marchés41 (Le Lan, 1991).

Cependant les résultats mitigés de ces politiques et le déficit public engendré a conduit la Turquie vers la signature d’un plan d’ajustement structurel en 1980, rompant ainsi avec la tradition planificatrice et très interventionniste de l’Etat turc. D’une stratégie basée sur la substitution des importations, la Turquie passe alors à une stratégie orientée vers l’exportation, avec une dépréciation du taux de change, et la libéralisation des échanges extérieurs (auparavant régulés par des droits de douane, des quotas et des licences). Dans le secteur agricole, la mise en œuvre du plan d’ajustement structurel s’est traduite par la réduction des subventions aux intrants, la réduction du niveau des prix administrés (qui deviennent des prix planchers plutôt que des prix de soutien), et la réduction des crédits agricoles. La mise en place d’un système de taux de change variable, destiné à favoriser les exportations, a été accompagné par la création de fonds d’aide à l’exportation des produits agricoles, notamment des fruits et légumes, productions pour lesquelles le pays bénéficie d’avantages comparatifs (Tozanli, 1989). Ces changements économiques ont toutefois nécessité du temps pour se mettre en place et ce n’est réellement que lors de la crise économique de 2001, sous la pression du FMI et de la Banque Mondiale, que l’économie turque s’est orientée vers l’économie libérale, les politiques agricoles étant visées en premier lieu. A titre d’exemple, le projet ARIP (Agricultural Reform Implementation Project), initié en 1999, a pour objectifs la suppression totale du soutien des prix, la restructuration et privatisation des entreprises d’Etat et des coopératives, l’élimination totale des subventions

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En 1925 une importante taxe en nature jusque là prélevée sur les productions des agriculteurs est supprimée, et une réforme agraire est planifiée même si celle-ci sera en réalité très réduite du fait d’actions de pressions menées par d’importants groupements de grands propriétaires. De plus, la banque agricole étatique appuie les petits producteurs grâce à des crédits à coûts réduits. Enfin des coopératives de paysans, des coopératives de crédit agricole ainsi que des collèges et instituts agricoles sont mis en place à l’initiative de l’Etat (Le Lan, 1991).

40 Importation de nombreux tracteurs au travers du plan Marshall dont bénéficie après guerre la Turquie, liée au camp occidental ; grands travaux d’irrigation dont le barrage de Seyhan à l’Est ; expansion de l’utilisation d’engrais chimiques et de semences améliorées.

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Politique de prix (prix garantis, quota…) sur pratiquement tous les produits agricoles (à l’exception notable des fruits et légumes frais), administrés au travers de Monopoles, entreprises économiques et coopératives d’Etat; subventions sur les intrants et crédits agricoles ; politique budgétaire de dépenses publiques orientée vers l’agriculture et le monde rural ; politique d’industrialisation favorisant les entreprises amont et aval de l’agriculture, dans une stratégie de substitution aux importations.

aux intrants et la mise en place d’aides directes aux revenus des producteurs, s’alignant ainsi sur le modèle européen42 (Oskam et al., 2004).

Dans le cadre de ces changements radicaux, le gouvernement a dû faire face au risque d’exode rural massif alors même que les villes n’arrivaient plus à absorber l’ensemble de la population urbaine dans des infrastructures décentes et dans le marché du travail urbain43. Certaines mesures ont donc été mises en place récemment pour pouvoir soutenir indirectement le secteur des fruits et légumes frais, parce qu’il maintient une grande partie des petits producteurs et qu’il contribue largement à l’exportation des produits agricoles.

Parmi ces mesures, on note : (i) la loi des halles de gros qui stipule que tous les produits frais destinés au marché national doivent circuler par des organisations de producteurs ou par des intermédiaires commissionnaires, chargés de vendre les produits pour le compte des producteurs (ii) des subventions aux investissements collectifs pour les coopératives qui vendent des fruits et légumes frais (iii) la création d’unions professionnelles de producteurs spécialisées (UPA) afin d’augmenter la productivité des systèmes d’exploitation et la qualité des produits et de promouvoir ces produits dans les filières (iv) la récente autorisation pour les coopératives de crédit et les unions professionnelles d’intégrer la fonction de commissionnaire pour commercialiser les produits frais.

La mesure la plus importante est le décret sur loi des halles qui régule le marché des fruits et légumes frais. Une première loi en 1960 définit le fonctionnement des halles (Annexe 2), mais c’est seulement avec le décret de 1995, que le passage par les halles de gros devient obligatoire pour tous les produits frais destinés au marché national (à quelques exceptions près, énumérées par la suite) (Annexe 3).

L’autorisation de création des halles de gros revient au Ministère de l’Industrie et du Commerce, sur proposition des municipalités. Les décisions de création de halles de gros dépendent fortement de la démographie de la municipalité dans laquelle les halles sont

42 La grande différence est que l’Union Européenne a bénéficié de pratiquement deux décennies pour mettre en place ses changements de politiques agricoles (amorcés en 1992) alors que le projet ARIP a été programmé sur cinq ans seulement.

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Le taux de chômage officiel en Turquie est estimé à 10,5% de la population active (SIS, 2003). Mais d’après l’OCDE (2004) environ 50% des activités économiques sont informelles (selon, Tunali (2003), cela n’engendre cependant qu’un faible biais dans les statistiques du chômage). La régulation du travail en Turquie comprend des taxes et des charges de sécurité sociale qui rendent le marché du travail formel beaucoup moins flexible que le marché du travail informel lié à l’offre et la demande. Aussi le secteur informel s’est développé ces dernières années contribuant à contenir le taux élevé de chômage (Togan et Ersel, 2005).

demandées. Ces décisions prennent donc bien souvent plus en compte la demande en produits agricoles que la situation de l’offre, laissant aux producteurs le soin d’acheminer leur production vers des halles parfois éloignées. Face à ce problème, dans la région d’Antalya, plusieurs halles de gros ont récemment été créées sans l’autorisation du Ministère. Les municipalités qui ont pris la responsabilité de la construction de ces halles illégales sont généralement du même parti politique que le gouvernement et pensent ainsi être à l’abri de sanctions par le Ministère. Il est intéressant de remarquer que dans la région d’Izmir, il n’existe pas de halles de gros illégales, pour la raison inverse (parti de l’opposition majoritaire).

Le nombre de halles et donc de commissionnaires dans une région est un facteur important de la structuration des filières dans ces régions. Aujourd’hui, selon les chiffres du Ministère de l’Industrie et du Commerce, il existe 177 halles de gros en Turquie. On distingue des halles importantes rassemblant en moyenne une centaine de commissionnaires, et qui alimentent les grandes villes (Istanbul, Ankara, Izmir, Antalya…) et des halles plus petites rassemblant d’une dizaine à une cinquantaine de commissionnaires qui sont établis aux abords des villes moyennes (Kumluca, Sérik…) (Annexe 4).

Par cette mesure, l’Etat turc déroge peu à sa façon d’intervenir sur les marchés agricoles qui fonde en grande partie l’histoire de cette jeune république. L’instauration des halles en 1960 a pour but de créer des places de regroupement de l’offre afin de faciliter l’approvisionnement des acheteurs détaillants urbains, et d’améliorer la concurrence et la transparence sur le marché par l’organisation de la profession des intermédiaires44 et la diffusion des prix.

Par ailleurs au travers du décret de 1995, rendant obligatoire le passage par les halles, l’Etat soutient les petits producteurs en leur apposant d’office des agents commerciaux mandataires, les commissionnaires, et maintient en même temps les gros producteurs sur les marchés de l’exportation.

Dans le cadre de notre recherche, cette mesure est primordiale. En effet, elle oblige les supermarchés, de plus en plus présents sur le marché agroalimentaire, à passer par des intermédiaires imposés par l’Etat. Ceci a des implications fortes sur les modes

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Cette mesure politique ressemble à ce qui s’est passé en France après guerre : Les MIN administrés par l’Etat, sont alors utilisés comme des instruments de politiques économiques avec une mission de service public de régulation du prix par la concurrence et la diffusion de ce prix. L’Etat tend ainsi à « supprimer le désordre qui caractérise l’ancien marché, en regroupant tous les professionnels sous un même unique statut, celui de grossiste (les statuts de mandataires disparaissent à cette occasion) et en fixant les conditions de travail identiques pour tous les membres du marché » (Bernard de Raymond, 2004).

d’approvisionnement que la grande distribution tend à mettre en place. Dans la prochaine sous-section nous décrivons plus en détail cette loi.

4.2. L’impact majeur du décret de 1995 de la loi des halles de gros de produits frais Le décret de 1995 (n°552) amendant la loi sur les halles de gros a un impact majeur dans la structuration du marché des produits frais en Turquie, en établissant les commissionnaires comme des intermédiaires obligatoires dans la commercialisation de ces produits (Annexe 3). Les producteurs sont donc contraints de livrer leurs productions de produits frais sur des halles de gros où exercent ces commissionnaires. Bien qu’obligés de passer par ces intermédiaires, ils sont néanmoins libres de choisir leur agent commissionnaire et peuvent changer quand ils le veulent.

Les commissionnaires sont en charge de vendre les produits à des grossistes ou des détaillants, pour le compte des producteurs, et prélèvent au passage une commission plafonnée par la loi à 8% du prix de vente final obtenu par le producteur (Annexe 2, Article 7).

Par ailleurs, la création de halles de gros administrées par les autorités publiques permet une large transparence sur les prix établis grâce à la publication journalière des moyennes de prix négociés la veille par les commissionnaires (Annexe 3, Article 11).

Les commissionnaires établissent des factures indiquant les volumes et le prix de vente pour chaque produit : une facture est établie pour l’acheteur à chaque achat, et une autre facture est établie en fin de semaine pour le producteur récapitulant les différentes ventes et le prélèvement de la commission et des taxes. Un duplicata de chacune de ces factures est également envoyé à la direction des halles. Enfin, l’acheteur (ou son transporteur) obtient un récapitulatif de ses factures d’achat, qu’il doit nécessairement posséder pour sortir et circuler au-delà des halles(Annexe 5).

Pour le fonctionnement des halles, la municipalité prélève au montant de la vente des producteurs une taxe de 2%. Les producteurs versent par ailleurs à l’Etat 2% de T.V.A., 2% de taxe sur l’activité et 0,1% de sécurité sociale. Au total 14,1% sont prélevés sur le prix de vente final (Annexe 6).

Néanmoins la loi fait état d’un certain nombre d’exceptions qui exemptent les producteurs du passage par les halles de gros (Figure 4).

• Premièrement, les transactions directes entre producteurs et détaillants sont possibles sous condition de payer une taxe de 15% directement à la municipalité. Ceci s’applique également au cas où le détaillant lui-même souhaiterait intégrer la production.

• Deuxièmement, les producteurs peuvent vendre eux-mêmes leur production sur le marché traditionnel de rue si le volume vendu ne dépasse pas 500 kg à 1 tonne par jour, en fonction d’une règle établie par la municipalité (Annexe 3, Article 14). Cependant, d’après nos enquêtes sur les pazaar, une grande part des volumes vendus sur ces marchés proviennent des halles de gros où les vendeurs de rue s’approvisionnent.

• Troisièmement, l’obligation du passage par les halles ne concerne pas les productions destinées à l’exportation ou à l’industrie agroalimentaire (Annexe 3, Article 7 et Article 28). Ainsi, ces productions ne sont pas soumises aux différentes taxes et commissions des halles. Par cette régulation, le gouvernement soutient ces filières de commercialisation, même si les acteurs de ces filières restent nombreux à s’approvisionner sur les halles qui présentent l’avantage de rassembler une offre importante.

• Quatrièmement, afin de promouvoir également le développement des cultures biologiques, celles-ci ne sont pas non plus soumises à la loi des halles.

• Enfin, cinquièmement, la loi mentionne que les producteurs organisés en « Union de producteurs » (UP) comprenant au moins 50 membres peuvent vendre directement leur production à des détaillants imposables, et en particulier donc s’adresser aux supermarchés sans passer par un commissionnaire (Annexe 3, Article 6). Ces unions, en bénéficiant d’une exemption des charges (taxes et commission de l’intermédiaire), intègrent alors elle-même le rôle d’agent intermédiaire en regroupant et commercialisant la production des membres. L’Etat soutient ainsi les formes coopératives des agriculteurs perçues comme un outil important d’appui aux producteurs. Ce système fiscal permet aux producteurs organisés d’être plus compétitifs. Par ailleurs, par cette mesure, l’Etat incite indirectement le secteur privé à soutenir ces structures de vente en s’approvisionnant auprès d’eux. Nous verrons toutefois que peu de producteurs s’organisent pour bénéficier de cet avantage fiscal (chapitre 5), malgré le réel intérêt des supermarchés à s’approvisionner auprès de ces structures (Lemeilleur et Tozanli, 2006).

L’Etat entend donc par ce décret d’application de 1995 de la loi des halles de gros aider les petits producteurs dans la vente des produits maraîchers et privilégier certains secteurs importants dans l’économie du pays. Cependant du fait de la complexité et de la lourdeur de ce système de régulation, il apparaît extrêmement coûteux à l’Etat de contrôler l’ensemble des transactions45. Aussi, le marché informel s’est rapidement développé : selon nos entretiens, ce marché pourrait atteindre 40% des transactions effectuées. Les acteurs les plus contraints par cette régulation restent alors les supermarchés qui, obligés de fournir des factures pour leur activité, doivent nécessairement avoir recours au marché formel. Selon nos entretiens avec des représentants des supermarchés, ce système est perçu comme très rigide et illégitimement contrôlé par l’Etat46.

Figure 4 : Représentation simplifiée de la filière des fruits et légumes frais en Turquie.

(Nous n’avons pas représenté ici les multiples marchands/transporteurs qui interviennent parfois entre les producteurs et les acheteurs).

45 Les contrôles des camions de marchandises sont effectués aux abords des marchés traditionnels de rue, de 8 heures à 17 heures. Selon la direction des contrôleurs des halles d’Istanbul, il existe un transport illégal de nuit très développé.

46 Aujourd’hui plusieurs supermarchés se sont organisés en lobby auprès du gouvernement pour faire abroger cette loi.

commissionnaire Moins d’1 tonne/jour

Export

Contrat direct taxé à 15% commissionnaire

Union de producteurs

Marché traditionnel de rue (pazaar) Épicerie primeur Produits « bio » Supermarchés Exportateurs Industrie Industrie Gros producteurs Producteurs plein champs

Avec contrat

Petits producteurs

Petits producteurs

Gros producteurs

C’est donc auprès des commissionnaires que les supermarchés cherchent leurs fournisseurs privilégiés. Certains commissionnaires tendent effectivement à répondre progressivement à la demande spécifique des supermarchés, notamment en fournissant des volumes réguliers homogènes qui comprennent des gammes de variétés, et ainsi se spécialisent par rapport à ces nouveaux débouchés. Les standards publics et privés étant quasiment absents en Turquie, la qualité reste liée à la taille, la couleur, la consistance et l’apparence (Codron et al, 2004). Certains commissionnaires s’engagent également dans des processus de tri et d’emballage des produits mais là encore ces investissements restent peu nombreux.

5. Le rôle des commissionnaires a statut public dans l’intermédiation de marché en