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CHAPITRE 3 DETERMINANTS DE LA SPECIALISATION DES

3. Le développement des pratiques spécifiques pour l’approvisionnement des fruits et

Nous testons donc notre proposition sur le cas des commissionnaires du marché des fruits et légumes en Turquie.

Alors que les supermarchés représentent actuellement plus de 45% des parts de marchés alimentaires mais seulement 15% à 20%des parts de marchés des fruits et légumes frais, il y existe un réel enjeu pour ces acheteurs à améliorer la qualité de leur approvisionnement pour se différencier des marchés traditionnels. Ils tentent donc de proposer une large gamme de variétés de produits frais de première qualité, homogènes parfois sous emballage, de manière régulière et à un prix raisonnable pour attirer les consommateurs68. Etant donné les coûts d’intégration verticale des activités amont (non seulement en termes de gestion/supervision mais également en termes de fiscalité puisque l’intégration de la production est taxée à 15%), les supermarchés tentent d’externaliser les pratiques nécessaires à cet approvisionnement spécifique. Or, la périssabilité des produits et les exigences élevées des supermarchés impliquent une coordination particulière et des pratiques spécifiques69 de leurs fournisseurs.

En Turquie depuis la loi de 1995, les supermarchés sont obligés de passer par les grossistes commissionnaires des halles de gros. Les commissionnaires sont donc les intermédiaires

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Sur les marchés traditionnels de rue, on trouve avant tout deux catégories de qualité définies selon la taille des produits. L’homogénéité des produits reste faible, la gamme de variétés est peu développée et tous les produits sont vendus en vrac.

69 Il s’agit rarement d’actifs spécifiques non redéployables à long terme, la gamme de variétés étant liée aux semences annuelles, le tri et l’emballage pouvant se faire par l’emploi de main d’œuvre saisonnière. Les pratiques spécifiques sont donc redéployables à la fin de l’année.

désignés pour devenir, pour certains, les fournisseurs spécialisés et dédiés à l’approvisionnement spécifique des supermarchés.

L’effort spécifique du commissionnaire est d’assembler de manière régulière une large gamme de variétés, de produits homogènes nécessitant le tri, et parfois emballés. Cet effort est mieux rémunéré dans la filière des supermarchés que dans les filières traditionnelles ou les filières à l’exportation70.

Les résultats des enquêtes qualitatives soulignent cependant que les supermarchés sont encore à l’origine de 70% des tâches de tri et d’emballage dans leur centrale d’achat, même si on observe effectivement des différenciations progressives entre les commissionnaires en termes de stratégies de vente. D’après nos enquêtes, on distingue ceux qui ne vendent jamais ou occasionnellement aux supermarchés (60% des commissionnaires vendent de 0 à 10% de leur volume annuel) de ceux qui vendent régulièrement à ces acheteurs (40% vendent de 10 à 70% de leur volume annuel selon nos statistiques d’enquêtes).

Les supermarchés ont en fait des difficultés à inciter les commissionnaires pour réaliser des pratiques spécifiques. En effet, le mode de rémunération à la commission des commissionnaires n’induit qu’une rémunération marginale par rapport à l’effort fourni (nous revenons sur ce point dans le chapitre 5). De plus, les délais de paiement des supermarchés peuvent atteindre deux à trois mois (ce qui est aussi le cas pour l’exportation71) contre trois semaines sur le marché traditionnel. Enfin, les commissionnaires n’ont aucune certitude de recevoir le paiement espéré pour leurs pratiques spécifiques, ni que le paiement ne sera pas renégocié au terme des trois mois. Il arrive en effet que les supermarchés ne payent pas le montant de la facture établie trois mois plus tôt. Les commissionnaires n’utilisent pas le recours aux tribunaux dans ce cas, l’issue étant trop incertaine72. Or, en Turquie, les commissionnaires se portent « ducroire », ils payent donc les producteurs quelque soit l’issue de la transaction avec le supermarché. L’exécution du respect des paiements des producteurs par la direction des halles est beaucoup crédible (cf. Chapitre 1).

Si certains commissionnaires choisissent cependant de réaliser des pratiques spécifiques, c’est avant tout pour réduire la concurrence sur leur activité en s’assurant des débouchés de vente.

70 La Turquie exporte essentiellement vers les pays de l’Europe Centrale et de l’Est qui n’ont pas d’exigences très élevées en termes de qualité ou de gamme de variétés.

71 D’après nos enquêtes, les commissionnaires ont une large préférence pour la commercialisation avec les exportateurs car les prix sont nettement plus élevés, cependant outre un marché extrêmement irrégulier, c’est aussi un marché très risqué où les paiements sont incertains (problème d’exécution des contrats au niveau international, notamment pour l’exportation en Russie).

L’effort ne sera rémunéré que marginalement mais les volumes vendus par jour pourront être plus importants.

En Turquie, les contrats formels sont trop coûteux à mettre en place pour garantir au commissionnaire une rémunération de son effort. Les mécanismes de réputation et d’ostracisme, souvent utilisés dans les marchés informels, ne sont pas non plus très efficients dans ce secteur. En effet, les commissionnaires ne constituent pas un groupe social homogène73. D’après nos enquêtes, il existe un fort climat de méfiance entre les commissionnaires et quand des conflits apparaissent, il semble difficile d’identifier qui est fautif dans la transaction. De plus, les acteurs de la grande distribution appartiennent à une sphère économique très différente des commissionnaires, les malentendus dus à des divergences d’interprétation sont donc très fréquents.

Aussi, d’autres mécanismes doivent justifier le processus de spécialisation par l’investissement spécifique des commissionnaires vers les supermarchés.

Il semble important de noter que l’adoption de pratiques spécifiques par les commissionnaires en Turquie est également liée aux relations amont entre producteurs et commissionnaires. En effet, un certain nombre de ces pratiques relève de l’amélioration du processus de la production des fruits et légumes pour obtenir des produits de qualité et différentes variétés cultivées. Or, dans le cadre législatif turc, le commissionnaire n’est pas autorisé à produire lui-même la production qu’il se charge de vendre. La mise en place de pratiques spécifiques est donc déterminée par un investissement joint entre producteur et commissionnaire. Il faut alors tenir compte de l’effort du producteur pour garantir ces pratiques spécifiques du commissionnaire au supermarché. Au risque de hold-up aval du commissionnaire s’ajoute un risque d’aléa moral amont sur l’effort du producteur. Nous verrons dans le chapitre suivant que cet aléa moral peut être évité par les commissionnaires par des mécanismes de contrôle dans les contrats amont avec ses fournisseurs. Ceci nous permet de nous concentrer sur la relation bilatérale du contrat de vente entre commissionnaires et supermarchés, sans tenir compte de l’effort du producteur.

Dans ce contexte d’incertitude élevée, comment les commissionnaires qui adoptent des pratiques spécifiques pour l’approvisionnement des supermarchés se prémunissent-ils contre

73 Certains commissionnaires sont des anciens producteurs, d’autres sont au contraire à la base des commerçants en tout genre. Enfin les commissionnaires ont des origines très diverses, autant locale pour certain que de l’extrême Est du pays pour d’autres.

le risque de hold-up de ces derniers ? Notre raisonnement théorique exposé précédemment nous pousse à poser l’hypothèse suivante : afin de se prémunir contre le risque de hold-up sur leurs pratiques spécifiques, les commissionnaires décident dans un premier temps d’entrer dans la filière des supermarchés avec des produits peu spécifiques et peu rémunérés (t1, figure 8), puis d’adopter progressivement (t2, t3 et t4, figure 8) des pratiques spécifiques74 moins rémunérées sur les autres marchés (traditionnel ou exportation). La décision séquentielle permet aux commissionnaires de maintenir une plus grande flexibilité de décision sur ces pratiques spécifiques, au fur et à mesure que de l’information est révélée sur les types d’agents au cours de la durée de la relation, et donc de diminuer le risque de hold-up de court terme. L’effort retardé peut également être perçu comme une période de sélection du partenaire d’échange mais faisant partie intégrante du mécanisme informel d’exécution de l’arrangement.

Figure 8 : Schématisation de notre hypothèse de recherche

Dans les sections suivantes, nous décrivons le matériel (enquêtes quantitatives réalisée auprès de commissionnaires) et le modèle économétrique (modèle probit avec sélection) utilisés pour tester empiriquement notre hypothèse. Cependant nous avons fait face à une insuffisance de données sur le tri en fonction de charte de qualité privée et sur les entreprises d’emballage. Nous n’avons donc pu tester qu’une partie de cette hypothèse, c'est-à-dire la mise en place retardée des pratiques spécifiques pour l’assemblage de gamme de variétés (le passage de t1 à

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Sur la figure, les pratiques spécifiques mentionnées sont issues des enquêtes qualitatives réalisées auprès des commissionnaires, dont nous proposons un gradualisme selon l’effort croissant perçu.

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3

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4

Hypothèse de mise en place de pratiques spécifiques aux supermarchés par les commissionnaires hors contrat: investissements graduels et retardés

Conseils / gamme de variétés + Tri en fonction de la charte de qualité + Entreprise d’emballage

t2). La séquentialité des autres pratiques spécifiques sera seulement décrite par quelques données.