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L’État en tant que producteur et consommateur

Exemple de décomposition de la croissance de la productivité du travail

MODULE 2 Politique industrielle : un cadre

4. Quelques exemples de politiques industrielles

4.3 L’État en tant que producteur et consommateur

Le rôle de l’État en tant que producteur est pro-bablement le plus controversé dans la littérature.

Les États ont souvent décidé de produire directe-ment les biens ou technologies qu’ils jugeaient stratégiques pour leur développement industriel.

Dans certains secteurs, les niveaux minimum d’efficacité exigent de la part des entreprises d’énormes investissements en capital fixe, avec tous les risques qui y sont associés. Si l’État juge une industrie particulièrement stratégique, il peut estimer intéressant d’y investir en mettant en place des entreprises publiques (entreprises détenues par l’État). Il peut aussi agir en tant que consommateur, par l’intermédiaire des marchés publics. À cet égard, l’intervention de l’État peut se justifier par les externalités  : en fournissant des biens offrant de nombreuses externalités (par exemple des infrastructures, l’éducation et la santé, la science et l’innovation), le gouver-nement peut rétablir le taux socialement sou-haitable d’investissement dans ces secteurs. Les marchés publics peuvent également servir à pro-mouvoir une entrée stratégique sur un marché, par exemple dans le cas des marchés de la

défense. Nous allons maintenant examiner indi-viduellement ces deux instruments politiques.

4.3.1 Les entreprises publiques

Les entreprises publiques sont des instruments de politique industrielle qui ont suscité de nombreuses controverses dans la littérature.

Certains observateurs, essentiellement de tra-dition néolibérale, ont critiqué le recours aux entreprises d’État en raison de leurs coûts élevés, qui aggravent les déficits budgétaires des pays en développement, et de leur inefficacité. Cette inefficacité serait liée, d’après certains, à l’ab-sence d’ayant droit résiduel clairement établi, personne n’ayant véritablement intérêt à ce que l’entreprise publique génère des profits (per-sonne ne peut prétendre à des bénéfices à la fin des opérations). En l’absence d’un marché pour les actifs des entreprises publiques, les respon-sables ne sont pas menacés par des prises de contrôle extérieures. Ce défaut de concurrence se traduit par un manque d’autodiscipline, ce qui au final n’incite pas à l’efficacité (Alchian and Demsetz, 1972 ; Grossman and Hart, 1986). Autre argument contre les entreprises publiques : elles supplantent l’investissement privé, c’est-à-dire qu’elles soustraient des portions excessives de crédit aux entrepreneurs privés, alors que ceux-ci obtiendraient de bien meilleurs résultats que les gouvernements dans la gestion des entreprises.

En effet, dans l’exploitation des entreprises publiques, les agents de la fonction publique risquent d’être confrontés à des objectifs contra-dictoires, d’où des risques de corruption et de favoritisme. En outre, certains ont argué de l’inef-ficacité des entreprises publiques parce qu’elles privilégient les intérêts nationaux, et non la maximisation du profit (Bennedsen, 2000  ; Buchanan et al., 1980  ; Niskanen, 1971  ; Shleifer and Vishny, 1994 ; voir aussi Floyd, 1984 ; Shleifer, 1998 ; Shirley, 1999 ; et World Bank, 1995).

D’autres ont relevé que, dans certains cas, les entreprises publiques ont agi en tant que moteurs du développement et du transfert tech-nologiques. Les données empiriques montrent que, si les entreprises publiques ont parfois creusé les déficits publics et sont devenues des fardeaux pour l’État, dans d’autres situations elles ont été à l’avant-garde de la transformation structurelle et de la modernisation industrielle (Amsden, 2007). Les entreprises publiques ont également joué un rôle crucial dans le renforce-ment de la gestion professionnelle, l’investisse-ment en R-D et ont contribué à la formation de personnels techniques et d’entrepreneurs passés plus tard dans l’industrie privée (Amsden, 2001:

214). Le rôle que peuvent jouer les entreprises d’État n’est pas une nouveauté en Europe, surtout

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78 L’acier, le pétrole et l’aéronautique sont des industries à forte intensité de capital, où les économies d’échelle et les échelles d’efficacité minimum sont primordiales.

Airbus, un exemple du rôle positif des entreprises publiques en matière de politique industrielle Encadré 13

5N SECTEUR AUTREFOIS DOMINm PAR DES SOCImTmS AMmRICAINES LA CONSTRUCTION AmRONAUTIQUE EXIGE DE DISPOSER DE ressources considérables, de perfectionner, voire de transcender les technologies de pointe, de faire preuve d’un état d’esprit innovateur porté sur l’expérimentation et de pouvoir compter sur un réseau solide de PME capables DEFABRIQUERDESPRODUITSD´UNETRnSGRANDEPRmCISION0OURDESRAISONSPOLITIQUESSmCURITAIRESETmCONOMIQUES L´5NIONEUROPmENNES´EST½XmPOUROBJECTIFDECRmERUNEINDUSTRIEAmRONAUTIQUECAPABLEDECONCURRENCERLESSOCImTmS AMmRICAINES#´ESTAINSIQU´ESTNmELASOCImTm!IRBUSEND´UNCONSORTIUMCOMPOSmINITIALEMENTDELA&RANCEDE L´!LLEMAGNEDU2OYAUME5NIETDES0AYS"AS,ASOCImTm!IRBUSAFAIT®UVREDEPIONNIERDANSDESFORMESDEPARTAGE TRANSFRONTInREDESCONNAISSANCESETDESINFORMATIONSQUIAURAIENTmTmIMPOSSIBLESSANSLAMmDIATIONDESDIFFmRENTS bTATS %LLE A mLABORm DE NOUVELLES TECHNOLOGIES COMME LES COMPOSITES g BASE DE CARBONE ET LES TECHNOLOGIES DE COMMANDESDEVOLmLECTRIQUES%N½N!IRBUSADmVELOPPmUNSOLIDERmSEAUDESOUSTRAITANTSQUIABmNm½CImD´UN APPUI TECHNIQUE DU SInGE ET DES ½LIALES 5N SOUTIEN D´ENVERGURE ET CONTINU DES POUVOIRS PUBLICS A PAR AILLEURS mTm FOURNI PAR TOUS LES MEMBRES DU CONSORTIUM A½N D´ASSURER LA RmUSSITE DU PROJET ,ES SPmCIALISTES ONT mVALUm FAVORABLEMENTL´IMPACTD´!IRBUSSOULIGNANTLESEXTERNALITmSTECHNOLOGIQUESPOSITIVESAUPRO½TD´AUTRESACTIVITmS mCONOMIQUES.EVENAND3EABRIGHT

Source : Auteurs.

si leurs activités sont liées aux grands projets de développement industriel (voir encadré  13 pour un exemple). En Autriche et en France d’après guerre par exemple, les entreprises d’État ont pris l’initiative de transférer des technologies et d’introduire des innovations dans les industries lourdes. Au Royaume-Uni, au cours de la même période, les entreprises privées qui n’investis-saient pas suffisamment ont été remplacées par des entreprises publiques afin d’améliorer l’effi-cacité et renforcer la R-D et les investissements dans des technologies de pointe.

Chang (1994) signale que l’expérience de poli-tique industrielle de la République de Corée est étroitement liée aux entreprises privées (chaebols), mais que chaque défaillance d’entre-prise privée a systématiquement été compen-sée par la création d’une entreprise publique (Chang, 1994  ; voir aussi Chang, 2002  ; Chang and Grabel, 2004). Cela a par exemple été le cas pour POSCO, la Pohang Iron and Steel Company créée en 1968 (Amsden, 1989 ; Sohal and Ferme, 1996). D’autres expériences réussies sont à citer, dont PEMEX, Petrobras, et la China Petroleum Company, les compagnies pétrolières du Mexique, du Brésil et de Chine, respectivement, ainsi que Embraer au Brésil (Goldstein, 2002)78. Les retombées des investissements en technolo-gie et en capital humain entrepris par les entre-prises publiques ont grandement bénéficié aux entreprises locales, leur offrant une main-d’œuvre qualifiée, des gestionnaires profes-sionnels et des connaissances dans le domaine de l’ingénierie et de l’équipement des usines pétrochimiques (Amsden, 2001). En Inde, pays à revenu plus faible, les pouvoirs publics ont par exemple créé deux entreprises publiques, Hindustan Antibiotics Limited et Indian Drugs and Pharmaceuticals Limited, afin de créer des

capacités de production dans l’industrie phar-maceutique (Guadagno, 2015b). En Éthiopie, sous le régime du Conseil administratif militaire provisoire (1974-1991), les entreprises publiques ont élaboré un certain nombre de technologies adoptées et développées par la suite par des entreprises privées (Vrolijk, à paraître).

L’appropriation par l’État a également été une pierre angulaire de la politique industrielle chinoise  : si la part de la valeur ajoutée pro-duite par les entreprises publiques a diminué en raison des réformes des années 1990, elle n’a cessé d’augmenter depuis les années 2000, atteignant 38  % en 2010 (Lo and Wu, 2014). La plupart des entreprises publiques chinoises sont des sociétés de grande envergure, à forte intensité capitalistique, reflétant bien le carac-tère stratégique des investissements publics. Le rôle des entreprises d’État chinoises est parfaite-ment illustré par l’industrie des trains à grande vitesse, où les principaux vecteurs de dévelop-pement des technologies d’avant-garde sont les entreprises publiques (Lo and Wu, 2014: 320).

Dans ce secteur, le Gouvernement chinois s’est rendu compte qu’il ne pouvait pas compter sur les sociétés transnationales pour mettre au point des innovations décisives. Bien que leur présence dans le pays ait facilité l’assimilation et l’accumu-lation des connaissances et compétences par les entreprises locales, les sociétés transnationales ne sont pas suffisamment motivées pour lancer des projets innovants dans le pays. En l’espace de quelques années, les entreprises publiques ont été capables d’importer et d’absorber les techno-logies utilisées par ces sociétés transnationales et de les améliorer, ce qui a abouti en 2009 au développement d’un train intégralement fabri-qué en Chine et capable d’atteindre la vitesse de 500 km/h.

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Le rôle des entreprises publiques dans le développement local : le cas de Medellin Encadré 14

La société Empresas Publicas de Medellín (EPM), créée par la municipalité régionale de Medellín, en Colombie, a JOUm UN RxLE CENTRAL DANS LA STIMULATION D´UNE CROISSANCE mCONOMIQUE ATONE DEPUIS LES ANNmES $E PAR SA CONTRIBUTION LA VILLE DE -EDELLqN A mTm mLUE EN ¦ #APITALE MONDIALE DE L´INNOVATION § EN RAISON DE SES AVANCmES EN MATInRE DE DmVELOPPEMENT URBAIN D´INCLUSION SOCIALE ET D´UTILISATION CRmATIVE DES TECHNOLOGIES

%0-AmGALEMENTFACILITmLAMISEEN®UVRED´UNEPOLITIQUEINDUSTRIELLE!LLOUANTPRnSDE DESESRECETTESgDES programmes de développement économique et social, l’entreprise a contribué à la modernisation technologique de la ville, assouplissant les contraintes budgétaires auxquelles étaient confrontées la plupart des autres villes colombiennes. Le programme « Medellín Cluster City », un vaste programme d’incubation d’entreprises, a été initié ET½NANCmPAR%0-)LCOMPORTESIXPxLESSTRATmGIQUESmNERGIEmLECTRIQUETEXTILESHABILLEMENTETCONFECTION construction ; tourisme ; services médicaux et dentaires ; et technologies de l’information et de la communication 4)# %NOUTRESESRELATIONS¾UIDESAVECLES0-%ETSOUSTRAITANTSLOCAUXONTFACILITmLESTRANSFERTSDECONNAISSANCES et de technologies, amélioré la qualité des biens et des services fournis par les sous-traitants et optimisé son impact sur l’économie locale.

Source : Élaboré par les auteurs d’après Bateman et al. (2011).

79 Pour un examen récent de ces expériences, voir Hoeren et al. (2015), Mowery (2015), et WIPO (2015).

Les entreprises publiques peuvent également jouer un rôle important dans la mise en œuvre d’une politique industrielle au niveau régional ou local, comme le montre le cas de Medellin, en Colombie (encadré 14). En particulier, la volonté et la capacité d’une entreprise de soutenir un réseau local de PME sous-traitantes est un atout précieux pour la communauté, même si la mondialisation

et les chaînes de valeur mondiales rendent cette approche de plus en plus difficile. Les entreprises privées sont beaucoup plus susceptibles d’aban-donner la communauté locale et la chaîne de sous-traitance locale que les entreprises publiques locales, qui suivent généralement des objectifs stratégiques autres que l’optimisation des profits (McDonald and Ruiters, 2012).

Malgré ces succès indéniables, l’histoire regorge de cas d’entreprises publiques inef-ficaces. Certains illustrent les erreurs com-mises par les pouvoirs publics lors de la créa-tion ou de l’exploitacréa-tion de ces entreprises.

Lorsqu’elles sont gérées de manière inefficace, elles conduisent à une sous-utilisation des capacités et des pertes financières, et au final à une faillite, comme ce fut le cas de nombreuses entreprises publiques africaines (par exemple, l’usine de chaussures tanzanienne Morogoro, créée pour stimuler les exportations mais qui n’a jamais fonctionné à plus de 4 % de sa capa-cité installée  ; voir Easterly, 2001). Le manque de compétences managériales peut retarder la production et engendrer un fonctionnement inefficace au quotidien, comme au démarrage d’Altos Hornos, une entreprise sidérurgique créée au début des années 1940 au Mexique (Amsden, 2001). Des intérêts contradictoires peuvent donner lieu à des incitations conflic-tuelles  : ainsi, dans le contexte d’un mono-pole de raffinage du sucre au Bangladesh, le Gouvernement a imposé aux fermiers de vendre la canne à sucre à des prix inférieurs à ceux du marché. Les agriculteurs se sont de ce fait rabattus sur d’autres cultures, provoquant une pénurie de canne à sucre et, par voie de conséquence, une augmentation des prix du sucre (World Bank, 1995).

4.3.2 Les marchés publics

Par l’intermédiaire des marchés publics, les gouver-nements et organismes d’État acquièrent des biens et des services pour leur propre utilisation, garantis-sant une demande suffigarantis-sante. En fixant des normes et les caractéristiques techniques dont doivent dis-poser ces biens, les pouvoirs publics peuvent aussi stimuler le changement technologique et agir en consommateurs avertis, avec lesquels les entreprises peuvent interagir et coopérer. De toute évidence, cet instrument politique exige que les gouvernements ou, mieux encore, les organismes d’État, disposent des connaissances et capacités techniques indispen-sables pour s’acquitter de cette tâche.

Des exemples typiques de marchés publics effi-caces proviennent de l’industrie des ordinateurs et des semi-conducteurs, où le Gouvernement américain et ses agences militaires ont orienté les efforts des entreprises scientifiques et tech-nologiques en spécifiant les caractéristiques et exigences techniques des biens qu’ils souhai-taient acquérir. Des stratégies analogues ont également conduit à des innovations et investis-sements fructueux, par exemple dans l’aéronau-tique79. Les marchés publics jouent par ailleurs un rôle crucial en Europe, où ils représentent selon les estimations près de 16  % du PIB de l’Union européenne, soit le double du montant des dépenses de santé publique (Farla et al., 2015).

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L’utilisation de clauses de compensation dans les marchés publics de défense : Le cas de l’Inde

Encadré 15

!½NDESTIMULERLESEXPORTATIONSINDIENNESLE'OUVERNEMENTINDIENAINTRODUITENUNECLAUSEDECOMPENSATION DANSLESMARCHmSPUBLICSDEDmFENSE#ESCLAUSESCOURANTESDANSCETYPEDEMARCHmSAMnNENTLESFOURNISSEURS étrangers à compenser le coût de l’opération par un soutien de l’économie nationale. Elles sont généralement

½XmESENPOURCENTAGEDUMARCHm%NDROITINDIENPOURLESACHATSSUPmRIEURSgMILLIARDSDEROUPIESLAPOLITIQUE DECOMPENSATIONEXIGEDESENTREPRISESmTRANGnRESQU´ELLESRmINVESTISSENT AUMOINSDELAVALEURDUMARCHm DANSDESINDUSTRIESINDIENNES#ERmINVESTISSEMENTPEUTPRENDREDIFFmRENTESFORMESACHATSDIRECTSDEBIENSOU DE SERVICES NATIONAUX OF½CIELLEMENT CONSIDmRmS COMME DES COMMANDES g L´EXPORTATION PARTICIPATIONS DANS DESCOENTREPRISESAVECDESSOCImTmSINDIENNESACCORDSDETRANSFERTDETECHNOLOGIEETOUFOURNITUREDEMATmRIEL AUXENTREPRISESINDIENNESOUAUXINSTITUTIONSPUBLIQUES'RhCEgCESCLAUSESDECOMPENSATIONCHAQUEFOISQU´UN FOURNISSEURmTRANGERCOMPENSELESMARCHmSDU'OUVERNEMENTINDIENPARL´ACHATD´INTRANTSDEBIENSINTERMmDIAIRES ou de services de sociétés indiennes, ces achats sont considérés comme des exportations, renforçant d’autant la production intérieure. Compte tenu de la forte intensité de capital de l’industrie aérospatiale, le montant des CONTRATSDEMARCHmSPUBLICSESTGmNmRALEMENTTRnSmLEVmCEQUIIMPLIQUELERmINVESTISSEMENTDESOMMESIMPORTANTES par les fournisseurs étrangers.

Source : Élaboré par les auteurs d’après Guadagno (2015b).

Des expériences plus récentes de marchés publics nous sont venues de République de Corée et de Malaisie. En Corée, les marchés publics sont utilisés depuis les années 1970 pour garantir aux entreprises la stabilité de la demande et leur assurer une source de revenus. En Malaisie, le Gouvernement a imposé aux bénéficiaires d’un soutien public d’acheter une partie des intrants de leur production dans le pays, par le biais de

prescriptions concernant la teneur en éléments locaux (Felipe and Rhee, 2015). Ces exigences de contenu local ou national ont souvent été liées aux accords de marchés publics, mais aujourd’hui, leur utilisation est limitée pour des raisons de concurrence par les règlements de l’OMC (voir la section 5.2.3 pour plus de détails). L’encadré 15 montre comment les marchés publics peuvent servir à accroître la production intérieure.