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MARCHÉ COLLECTIVE DU LAIT

1. L’ ÉMERGENCE DES INSTITUTIONS

Dans le chapitre précédent, j’ai brièvement abordé la nature et le rôle institutionnels du système de mise en marché collective (cf. chapitre 3, section 3.1). À la lumière des caractéristiques des institutions d’ordre privé et public, il semblerait que les offices de commercialisation utilisent des mécanismes d’enforcement hybride combinant les deux ordres. Cette caractéristique du système de mise en marché collective est très intéressante d’un point de vue pragmatique puisqu’elle permet de mieux saisir sa nature réelle, et donc les coûts et les compétences de cette institution hybride, mais aussi d’un point de vue théorique puisque les raisons sous-jacentes à l’émergence des institutions hybrides et leur fonctionnement ne sont pas encore bien documentés dans la littérature.

La première section de ce chapitre présente brièvement les différents facteurs, tirés de la littérature, qui motivent le choix des agents d’un recours à des institutions d’enforcement d’ordre privé et public. Ces éléments théoriques serviront de base d’analyse à l’étude de cas. La section se termine par l'examen de la nature institutionnelle de la mise en marché collective au Québec. Elle sera l’occasion d’expliquer pourquoi je considère ce système de commercialisation comme une institution hybride.

1.1 Intérêt et limites des mécanismes d’enforcement privé

La littérature économique et légale sur les mécanismes d’enforcement d’ordre privé distingue deux principaux facteurs qui expliquent leur utilisation. Ces mécanismes émergent généralement parce que 1) l’enforcement d’ordre public n’est pas disponible (Clay [1997]) ou que 2) l’enforcement d’ordre public est disponible mais que les mécanismes d’enforcement privés s’avèrent plus efficaces (Bernstein [1992], Greif [2005]). Cette dernière hypothèse soulève la question de l’intérêt économique de l’utilisation des mécanismes d’enforcement d’ordre public: puisqu’il semble évident que les mécanismes privés soient plus efficaces que les mécanismes légaux, pourquoi les tribunaux sont-ils parfois préférés à l’enforcement d’ordre privé?

Cette littérature indique que certaines conditions spécifiques seraient nécessaires pour qu’un

enforcement d’ordre privé se développe. La coopération entre parties est décisive. Quelques

études mentionnent que les interactions commerciales répétées renforcent la réciprocité, qui à son tour facilite l’émergence de comportements coopératifs (Ellickson [1991], North [1990]). Pirrong ajoute qu’une distribution symétrique des gains de l’échange est plus propice au développement de comportements coopératifs et donc, au succès des institutions d’ordre privé (Pirrong [1995]). Examinant l’exemple de l’introduction d’améliorations au système de classification des grains par le Chicago Board of Trade (CBOT) après la guerre civile aux États-Unis à la fin des années 1860, Pirrong observe que cette réforme a imposé des coûts significatifs à certains agents dont la coopération était essentielle au succès du nouveau système, engendrant une distribution asymétrique des gains de la réforme40. Lorsque cette situation prévaut, des compensations ou des pénalités décidées par les agents prenant part au système sont nécessaires pour conserver la coopération entre les parties. Or, ces règles étant renforcées par un ordre privé (dans ce cas-ci par les agents prenant part au système) et ayant donc une nature de bien public, les agents avantagés sont incités à devenir passagers clandestins et à éviter de payer les compensations par exemple. En présence de coûts de transaction élevés générés par la négociation de compensations, la mise en place de règles efficaces peut s’avérer très coûteuse ce qui explique l’échec de la réforme du CBOT selon Pirrong (Pirrong [1995] p.231). Dans ce cas, la partie lésée peut être plus encline à rechercher

un enforcement d’ordre public, comme une demande de législation auprès des autorités publiques pour réguler les relations contractuelles dans le cas du CBOT.41

1.2 Le pouvoir de négociation : un facteur décisif de succès de l’enforcement privé

À partir des intuitions de Ellickson (1991), North (1990) et Pirrong (1995), le présent chapitre ajoute qu’un pouvoir de négociation symétrique entre les parties à l’échange est également un facteur critique d’émergence de comportements coopératifs et de succès des mécanismes d’enforcement privé. L’analyse du cas de l’émergence de l’office de commercialisation du lait industriel42 au Québec est utilisée pour illustrer cette proposition. L’étude de cas démontre

que la structure de marché oligopsonique de l’industrie laitière a engendré un pouvoir de négociation asymétrique entre les partenaires commerciaux à l’avantage des acheteurs. Combinée à la présence d’actifs spécifiques et à la dépendance bilatérale que ce type d’actif peut créer, la position de négociation asymétrique a amplifié la méfiance des producteurs envers les acheteurs de lait. En de telles circonstances, il semble que la confiance et la coopération entre partenaires soient plus fragiles et ce, même en situation d’interactions commerciales répétées. L’efficacité de mécanismes d’enforcement privé pour renforcer les arrangements contractuels entre les parties est alors fortement compromise.

L’inefficacité des mécanismes d’ordre privé à renforcer les accords devrait en principe mener au recours à des mécanismes alternatifs. Dans le cas présenté, le recours à des institutions d’enforcement d’ordre public s’avérait très coûteux financièrement pour le producteur de lait individuel qui devait faire appel au service d’un avocat. De plus, la littérature sur le droit et l’économie suggère que les tribunaux sont souvent inefficaces pour régler certains conflits, notamment des conflits qui impliquent des mesures de qualité de produits périssables par exemple (Richman [2004]) (cf. chapitre 3, section 3.1.1.2). Par ailleurs, le recours à des mécanismes d’enforcement organisationnels, comme l’intégration verticale ou la formation de coopératives agricoles, ne remportait pas le succès attendu comme je le montrerai plus loin dans le chapitre. La proposition théorique avancée ici est que des institutions d’enforcement hybrides peuvent émerger comme une alternative crédible lorsque les mécanismes

41 Dans le cas rapporté par Pirrong (1995), la partie lésée fit appel aux autorités de l’État de l’Illinois pour

légiférer sur le pouvoir de la partie avantagée afin de limiter l’asymétrie d’information et les actes opportunistes (Pirrong [1995] p.230-231).

d’enforcement d’ordre privé ou public « purs » s’avèrent inefficaces et les mécanismes organisationnels infructueux. Avant d’aborder l’étude de cas proprement dite, il est essentiel d’expliquer en quoi les offices de commercialisation canadiens sont considérés dans ce travail comme des institutions d’enforcement hybrides.

1.3 La mise en marché collective, une institution hybride?

Les offices de commercialisation ont toujours proposé aux producteurs agricoles un large éventail de services ayant pour but de baliser les règles du jeu du commerce entre producteurs et acheteurs et de diminuer les coûts de transaction. Ils disséminent de l’information sur les marchés, emploient des superviseurs qui participent aux opérations d’échantillonnage et d’évaluation de qualité des produits dans les entreprises de l’aval, déterminent les standards de qualité, formalisent les règles de l’échange entre partenaires contractuels et mettent en place des mécanismes de résolution de conflits. Ces services ou fonctions des offices relèvent de leur rôle institutionnel. Qui plus est, plusieurs éléments indiquent que le rôle institutionnel d’enforcement des offices, et plus largement du système de mise en marché collective, est hybride. L’examen de cette nature institutionnelle hybride est très utile puisqu’elle permet de mieux comprendre le rôle institutionnel que les offices occupent et leur efficacité globale. Le rôle institutionnel des offices n’a pratiquement pas été abordé dans la littérature et pourtant, son importance est bien réelle comme il en sera question dans la section 3 du présent chapitre.

Dans le chapitre 3 (section 3.1.1.1), j’ai mentionné que les institutions d’enforcement d’ordre privé et public se différenciaient principalement par rapport à leurs frontières d’enforcement et la nature de leurs outils de persuasion. Je rappelle que les frontières d’enforcement représentent les dispositifs de base qu’utilisent les agents pour renforcer leurs engagements (loi versus coopération volontaire des agents) et les outils réfèrent aux instruments de coercition à la disposition des agents (pénalités financières, dommage à la réputation, pertes de gains futurs). Je reviens ici sur les différences entre institutions privées et publiques afin d’appuyer la thèse de l’enforcement hybride de la mise en marché collective défendue ici.

producteurs, les offices de commercialisation améliorent la communication et permettent à des producteurs géographiquement dispersés d’agir collectivement pour punir un acheteur opportuniste à l’aide de mécanismes de réputation ou de dommages commerciaux. Plusieurs cas d’organisation de producteurs pour bloquer l’accès physique aux sites des transformateurs se sont produits par le passé. Au Québec, le dernier épisode de ce genre s’est produit en novembre 2004 durant la crise de la vache folle et concernait l’abattoir Colbex (Radio-Canada [2004]). Le recours à ce type d’enforcement privé représente cependant plus l’exception que la règle. De façon générale, les conflits sont réglés par le jeu de la négociation entre les parties. En dernier ressort, les parties se retrouvent devant le tribunal administratif prévu à cet effet et contrôlé par l’autorité régulatrice du système de mise en marché collective.

En ce qui concerne la nature de leurs outils de persuasion, les offices de commercialisation utilisent des mécanismes qui s’apparentent aux outils légaux : un tribunal ayant le pouvoir de contraindre les parties aux règles formulées grâce à une délégation de pouvoir des autorités publiques et d’imposer des compensations financières. Cependant, le tribunal administratif et les lois qui régissent les rapports contractuels sont spécifiques à ce système et à l’industrie agroalimentaire, comme dans le cas d’institutions d’ordre privé. La théorie indique d’ailleurs que cette spécialisation permettrait d’améliorer l’efficacité de l’enforcement (cf. chapitre 3, section 3.1.1.2). La mise en marché collective utiliserait donc a priori des outils d’enforcement d’ordre public mais les adapterait pour répondre aux besoins spécifiques de l’industrie ce qui est une caractéristique des institutions d’enforcement d’ordre privé.

Par ailleurs, si l’on tente de situer les offices de commercialisation sur le continuum de possibilités entre les ordres privé et public tel que défini dans le chapitre précédent, il est probable qu’ils soient plus près de l’extrémité « d’ordre public » que de celui « d’ordre privé ». Bien que la mise en marché collective semble combiner les deux ordres, les pouvoirs coercitifs délégués par l’État sont les plus utilisés pour régler les conflits. Les offices feraient donc partie du même « type » d’institutions hybrides que les institutions publiques auto- régulées (cf. figure 3.3). C’est avec cette vision néo-institutionnelle des offices que la prochaine section présente l’étude du cas de l’émergence du système de mise en marché collective au Québec à partir d’observations de l’industrie laitière.