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À titre de pratiques plus ou moins radicales prenant forme autour des schèmes de l’alimentation et de l’agriculture alternative, les systèmes locaux alimentaires visent non seulement à offrir une alternative consumériste, mais également un renouvellement du mode de régulation de la société à travers un ensemble de solutions alternatives solidaires. Ces pratiques solidaires, qui se définissent comme étant des « […] actions collectives visant à approfondir le processus de démocratisation de la société », portent des caractéristiques telles que l’entraide mutuelle et l’expression revendicatrice, l’auto-organisation tout comme le mouvement social (Fontan et al., 2010, pp. 83-85). En tant que pratique sociale s’étant développée en collaboration avec de nombreux acteurs du milieu, une des caractéristiques importantes du Marché de solidarité tient à son affiliation avec le groupe écologiste les AmiEs de la Terre. Cet élément important permet de situer cette initiative agroalimentaire à l’intérieur d’une mouvance plus globale du mouvement vert et ainsi voir son évolution en tant que marché socialement structuré à l’intérieur des nouveaux mouvements sociaux économiques.

Les systèmes d’échange en tant qu’outil convivial

Le passage d’une ère industrielle entamée au XIXe siècle à celle du risque industriel de la fin du XXe siècle n’est pas sans nous ramener à la dynamique économique agroindustrielle décrite au deuxième chapitre. Cette « société du risque » qui caractérise notre époque, pour reprendre l’expression de Beck (2001), coïncide avec l’élévation de l’armature technologique. Dans ce contexte, un double phénomène se produit. Il y a premièrement une aliénation progressive du contrôle des forces de production et des outils techniques par les communautés qui doivent bénéficier du produit de cette production. De manière simultanée, nous constatons la menace de disparition des milieux naturels fournissant les matières premières nécessaires à l’économie de la nature et l’économie humaine.

Dans sa critique du système industriel, Yvan Illich (1973) met de l’avant l’idée selon laquelle les activités de l’humain au sein de sa société acquièrent un équilibre en regard des divers outils utilisés pour la faire fonctionner. Or, « au stade avancé de la production de masse, une société produit sa propre destruction » (Illich, 1973, p. 11). À la lumière de notre époque, il devient pertinent d’envisager la critique de l’économie politique sur la base du productivisme induit. Pour Illich, cette critique passe par une façon de concevoir la société qui se ferait sur une base antiproductiviste où l’usage de l’outil sera au service de l’humain, au sens où il ne vient pas aliéner l’homme en le rendant esclave de son outil.

Ainsi, le projet politique d’Illich est d’inverser le rôle des outils afin que ceux-ci permettent aux humains d’avoir un contrôle collectif sur leur destiné, dans une optique de coopération volontaire, d’épanouissement et de souveraineté des communautés. Pour lui :

Le monopole du mode industriel de production fait des hommes la matière première que travaille l’outil. Et cela n’est plus supportable. Peu importe qu’il s’agisse d’un monopole privé ou public: la dégradation de la nature, la destruction des liens sociaux, la désintégration de l’homme ne pourront jamais servir le peuple (Illich, 1973, p. 11).

Par outil convivial, nous pouvons ainsi nous représenter autant le tournevis que le vélo, le téléphone que le bureau de poste ou le marché public. Il ne constitue plus seulement un objet technique, mais devient un projet qui permet aux humains d’entrer en relation entre eux afin d’améliorer leurs vies respectives sans avoir recours à un appareillage techno-scientifique qui pose l’expert au centre d’un rapport social de dépendance à l’outil. L’outil convivial devrait ainsi intégrer les caractéristiques suivantes.

• Il doit être utilisé et contrôlé à l’échelle des communautés de voisinage ; • Il doit favoriser l’autonomie économique de ces collectivités ;

• Il doit être non destructeur du milieu de vie : l’environnement pour l’humain et les écosystèmes ;

• Il doit être « […] compatible avec le pouvoir que producteurs et consommateurs associés doivent exercer sur la production et les produits » (Gorz, 1978, p. 27).

L’outil devient « inhérent à la relation sociale » (Idem, p. 44), rejoignant en cela les prémisses de la sociologie économique qui analyse le marché en tant qu’institution régie par des relations humaines, en fonction des pressions économiques qui déterminent les couleurs de l’encastrement social propre à chaque dynamique de marchés. À cet effet, nous pouvons, par extension, réfléchir à l’instauration de divers mécanismes sociaux basés sur l’outil convivial comme moyen pour réaliser un objectif de transformation des rapports sociaux. Le rapport social constitue, selon Fontan (2011), « un filtre hiérarchisant qui vient définir à l’avance les termes ou les conditions dans lesquelles un échange social prend place » (p. 31). À cet effet, le rapport social implique des éléments de privation et d’aliénation chez les individus qui y sont soumis, au sens où le rapport de pouvoir qui s’institue entre les personnes permet de tirer un avantage à l’un pour le transférer à l’autre : comme c’est le cas dans les rapports sociaux que peuvent entretenir les agriculteurs face aux distributeurs et transformateurs.

La perspective analytique de l’outil convivial n’offre pas de méthodologie précise. Elle nous offre des balises analytiques à partir desquelles nous pouvons déceler un amenuisement des rapports sociaux nuisibles en même temps qu’une diminution des impacts écologiques destructeurs. Elle permet par la même occasion d’aborder la création d’un système local alimentaire en tant qu’outil convivial. C’est à partir de ce dernier que les innovations sociales ont la place nécessaire pour transformer les rapports sociaux en relations sociales nourries par des liens interpersonnels conviviaux.

Cette composante critique fondamentale de la dynamique productiviste industrielle fait écho aux critiques environnementales qui émergent au sein des années 1960-1970 en Occident. Elle se positionne ainsi en tant que perspective propre à l’écologie politique faisant son apparition à cette époque. La section suivante vise ainsi à mieux situer cette perspective, dans l’objectif de mieux situer son évolution actuelle au sein des nouveaux mouvements sociaux économiques.

L’encastrement « socio-écologique » des nouveaux mouvements sociaux économiques

Dans son schéma explicatif de l’éco-sociologie du mouvement vert québécois, Jean-Guy Vaillancourt (1981, 2010) dresse un tableau des différentes tendances idéologiques des groupes étant apparues depuis les années 1970 au Québec. Il élabore son analyse à partir d’une classification des différentes organisations en fonction d'un indicateur idéologique partant d’un pôle conservateur allant jusqu’à sa polarité progressiste (de droite à gauche). Ce schéma lui permet de caractériser un ensemble d’organisations appartenant soit à la tendance « environnementaliste » (de verts conservateurs à verts modérés), soit à la tendance « écologiste » (de verts modérés à verts radicaux) (Vaillancourt, dans Gendron et al., 2010).

Pour sa part, Michel Jurdant (1984) identifie quelques caractéristiques propres aux groupes écologistes qui ancrent l’affiliation des AmiEs de la Terre de l’Estrie au sein de ce courant de pensée, soit : anti-productivisme, technologies douces, citoyenneté critique et participative, souveraineté des communautés de base, autogestion et échanges égalitaires hommes-femmes (Jurdant, 1984).

C’est au tournant des années 1990 que de nombreux groupes sociaux et environnementaux prennent le pari d’utiliser des leviers économiques à l’intérieur de leurs stratégies revendicatrices afin de s’investir dans une sphère jusque là peu connue. Ces « nouveaux mouvements sociaux économiques » sont ainsi le reflet de l’évolution du discours sur le développement durable et visent à introduire un « référentiel éthique » dans le monde industriel et marchand (Audet et al., 2010). Face à la dynamique des firmes multinationales, les acteurs de la société civile décident donc de mettre de l’avant des mécanismes visant à faire respecter des principes de production responsable autant pour les sociétés que pour les écosystèmes qui les abritent.

Une des caractéristiques majeures de ces nouveaux mouvements sociaux économiques tient de la participation des consommateurs au sein de ces projets. Cet engagement éco-citoyen vise à rejoindre le consumérisme politique qui prend le devant de la scène environnementale :

au prix parfois de l’oubli d’une critique plus globale de la consommation responsable. Il vise à faire pression sur la production des entreprises afin que celles-ci intègrent des pratiques plus durables. La mise en relation entre le mouvement social, le consumérisme politique et la production responsable caractérise ces mobilisations. Ces dernières intègrent ainsi des objectifs sociaux et environnementaux, favorisant une économie ancrée dans le développement durable (Ouellet, 2005).