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CHAPITRE 2 | LA RÉACTION SOCIALE ET LES ÉLITES DÉLINQUANTES

2.1. L’ère progressiste (1890-1920)

Les premiers grands mouvements de réforme envers les pratiques entrepreneuriales émergent en Amérique du Nord à la fin du XIXe siècle. À cette époque, la présence d’un capitaliste sauvage, sans règle, ni loi, permet aux élites politiques et économiques d’agir avec arrogance, cupidité et impunité. C’est dans une société perçue inégalitaire – et sujette aux abus récurrents d’une classe corporative proche du politique – que naissent les premiers mouvements destinés à mieux encadrer la conduite des élites et des organisations. Cette première époque de transformations est connue sous le nom d’Ère progressiste aux États-Unis.

L’ère progressiste, que les historiens étalent généralement des années 1890 aux années 1920, traduit une époque de progrès social et de réformes politico-juridiques sans précédent dans l’histoire des États-Unis. Cette période voit l’apparition de nombreux partis populistes et mouvements citoyens qui font campagne contre les excès d’un système corrompu, que l’on veut rendre plus juste, moral et efficace (Gould, 2013; Chambers, 1980). Un des facteurs qui précipitent les volontés de réforme est l’arrivée des muckrakers, une nouvelle classe de

journalistes d’enquête qui sensibilise une grande partie du public à des enjeux allant des abus des monopoles à la corruption des élus locaux (Gould, 2013; Steffens, 1904; Tarbell, 1904). Les citoyens peuvent également compter sur un pouvoir exécutif à l’écoute de leurs préoccupations. Le président Théodore Roosevelt, notamment à l’origine des premiers efforts en matière de conservation de l’environnement dans les années 1900 (Kaufmann, 1998), se positionne comme un interventionniste qui cumule les réglementations et les progrès sociaux.

La concentration énorme de pouvoir par quelques grandes entreprises est un des premiers excès à faire l’objet d’une dénonciation, et ce, autant au Canada qu’aux États-Unis. Au tournant du XXe siècle, une poignée d’entreprises issues des domaines pétrolifères et ferroviaires acquièrent, en pleine expansion des territoires de l’Ouest, une concentration énorme de ressources et de pouvoir dans les deux pays. Ces monopoles industriels, appelés trusts aux États- Unis, parviennent à éliminer toute concurrence émergente par des politiques de prix très agressives, de même qu’en contrôlant les moyens de production (concentration horizontale) et de distribution (concentration verticale). Ne pouvant survivre dans un tel marché, les plus petits compétiteurs se voient rapidement écartés du jeu, laissant le champ libre aux monopoles pour y réclamer des prix beaucoup plus élevés sur les biens vendus et les services octroyés.

Aux États-Unis et au Canada, les journalistes, les petits propriétaires, les fermiers et les élus commencent à dénoncer ce qu’ils perçoivent comme une menace importante à l’idéal de saine compétition, valorisée dans un libéralisme toujours en pleine construction (Baggaley, 1991; Halladay, 2012; Handler, 1959; Tarbell, 1904). C’est dans ce contexte que le muckraker américain Henry D. Lloyd écrit, dans un livre qui critique fortement la Standard Oil Company pour ses pratiques monopolistiques : « business motivated by the self-interest of the individual

runs into monopoly, at every point it touches the social life – land monopoly, transportation monopoly, trade monopoly, political monopoly in all its forms, from contraction of the currency to corruption in office » (Lloyd, 1894, p. 512). Allant dans le même sens, l’avocat progressiste

Louis D. Brandeis tente de symboliser tout le pouvoir détenu par ces grandes entreprises lorsqu’il affirme : « relations between rival railroad systems (…) are like relations between

is like that of feudal lords to commoners or dependents » (Brandeis, 1914, cité dans Chambers,

1980, p. 21).

La prise de conscience des dommages socio-économiques associés à un libéralisme non réglementé mène les élus des deux pays à faire adopter les premières lois interdisant l’existence de monopoles ou de tout complot visant à augmenter le prix des biens et des services. L’Acte à l’effet de prévenir et supprimer les coalitions formées pour gêner le commerce est adopté au Canada en 1889, et la Sherman Antitrust Act aux États-Unis en 1890. Les lois et les agences chargées d’encadrer les pratiques anticoncurrentielles connaissent néanmoins des débuts laborieux aux États-Unis et au Canada18. L’incapacité de ces lois à freiner l’expansion des monopoles est d’ailleurs ce que critique vivement la muckraker Ida Tarbell dans son livre « The

history of the Standard Oil Company » en 1904. Par les réactions qu’il provoque, ce livre est

notamment crédité du démantèlement, en 1911, de la Standard Oil Company en près de trente- cinq plus petites compagnies, la Cour Suprême des États-Unis reconnaissant la firme coupable de pratiques monopolistiques sous la Sherman Antitrust Act19 (King, 2012).

Face aux critiques qui insistent sur la faiblesse des lois, de nouvelles dispositions légales à l’égard des trusts économiques sont aussi implantées au Canada avec l’adoption de la Loi

relative aux enquêtes sur les coalitions au Canada en 191020. Celle-ci va notamment mettre de l’avant pour la toute première fois les termes de « monopole » et de « fusion » dans la loi (Halladay, 2012). La Federal Trade Commission Act21, qui institue aux États-Unis l’instance de

réglementation du même nom, de même que la Clayton Antitrust Act22, adoptée pour renforcer

les règles de la concurrence en sol américain, vont toutes deux être adoptées pour des raisons similaires quelques années plus tard (Federal Trade Commission, s.d.). Malgré ces progrès, ce

18 Une des difficultés d’application de la loi à ses tout débuts réside dans l’ambiguïté des termes utilisés au sein des

projets de loi et, dans le contexte canadien plus particulièrement, par l’emploi des mots « unduly » et « unlawfully » dans les textes de loi. Ces manques de précision sèment la confusion au sein de la classe politique et corporative quant aux pratiques réellement considérées comme anticoncurrentielles. Suite à l’adoption de la loi, les autorités sont en conséquence réticentes à poursuivre les entreprises fautives (Halladay, 2012).

19 15 U.S.C. §§ 1–7.

20 D’autres amendements sont adoptés en 1923 et en 1935 afin d’apporter des solutions aux faiblesses originelles

de la loi de 1889.

n’est toutefois que dans le dernier quart du XXe siècle que l’action des autorités publiques envers les cartels commence à atteindre, pour plusieurs chercheurs, un certain niveau de maturité et d’effectivité dans les deux pays (Addy, Bodrug et Corwall, 2003; Connor, 2009).

Pendant l’Ère progressiste, les muckrakers s’attaquent aussi à la présence d’une corruption considérée endémique dans les grandes villes américaines. C’est le journaliste Lincoln Steffens qui, par sa collection d’articles intitulée « The shame of the cities », marque surtout l’imaginaire collectif américain. Publiée en 1904 dans le très populaire magazine

McClure’s23, Steffens cherche à sensibiliser les citoyens sur la proximité souvent grossière entre

les milieux corporatifs et politiques. À travers une enquête de terrain réalisée au sein de six villes reconnues pour leur niveau de corruption (Chicago, Minneapolis, New York, Pittsburgh, Philadelphie et St-Louis), Steffens (1904; 1906) désire renverser l’apathie des citoyens américains envers la saine administration des villes.

À travers ses récits, il insiste notamment sur la problématique des maîtres et machines politiques (political bosses and machines), ces influents réseaux d’acteurs qui entretiennent une influence politique énorme pendant la deuxième moitié du XIXe et le début du XXe siècle. Alimentés par un environnement aux institutions étatiques déficientes, ces maîtres politiques peuvent porter le double chapeau d’entrepreneur-politicien, ou encore faire la liaison entre de puissants lobbyistes et des élus à la merci de leurs directives. Ces acteurs d’arrière-plan n’hésitent pas à recourir à la violence et aux stratagèmes de corruption les plus malhonnêtes pour faire élire des dirigeants qui facilitent ensuite l’atteinte, à travers l’appareil législatif, d’objectifs corporatifs, professionnels ou plus personnels. Exposant la dépendance des élus aux donateurs privés pendant cette période, la chercheure Zephyr Teachout écrit notamment qu’à l’époque,

campaigns were still expensive, and with no government employees to fund the costs, candidates turned themselves elsewhere – to newspaper owners, wealthy individuals, and corporations with an interest in legislation. Many of the big donors were monopolists – or trusts – in railroads, oil, metals and banking.

Industry was rapidly consolidating. They donated their money to parties, which in turn took that money to buy votes at the poll. (2014, p. 177)

Si les muckrakers participent souvent par leurs textes à sensibiliser le public sur des enjeux qui resteraient sinon dissimulés, d’autres auteurs influencent, par leurs écrits, l’adoption d’avancées législatives marquantes pour leur époque. C’est notamment le cas d’un des

muckrarers américains les plus célèbres, Upton Sinclair, et de son ouvrage le plus connu, « La

jungle » (The Jungle). Le journaliste d’enquête passe neuf semaines en tant qu’employé anonyme d’une usine d’emballage de produits de charcuterie. S’il critique plus largement dans son ouvrage les conditions de vie pitoyables des populations ouvrières dans les grandes villes américaines, le public retient surtout de son texte les passages concernant les conditions d’hygiène déplorables dans l’industrie des charcuteries. Dans un passage particulièrement révélateur, Sinclair note :

(…) meat would be shoveled into carts, and the man who did the shoveling would not trouble to lift out a rat even when he saw one—there were things that went into the sausage in comparison with which a poisoned rat was a tidbit. There was no place for the men to wash their hands before they ate their dinner, and so they made a practice of washing them in the water that was to be ladled into the sausage. (…) Under the system of rigid economy which the packers enforced, there were some jobs that it only paid to do once in a long time, and among these was the cleaning out of the waste barrels (…) cartload after cartload of it would be taken up and dumped into the hoppers with fresh meat, and sent out to the public’s breakfast. (2001 [1906], p. 112)

L’ouvrage illustre au public américain jusqu’où ces entreprises semblent prêtes à aller pour épargner quelques dollars au détriment des protections sanitaires les plus élémentaires. Le livre crée à ce point de remous dans l’opinion publique qu’il amène le président Roosevelt à lire lui-même l’ouvrage et à inviter son auteur à la Maison-Blanche pour en discuter (Bista, 2005). La même année, deux lois importantes sont adoptées pour rétablir la confiance de la population envers l’industrie des charcuteries : la Federal Meat Inspection Act24 ainsi que la Pure Food

and Drug Act25, qui introduit par la même occasion la Food and Drug Administration (FDA).

Ces mesures légales et institutionnelles introduisent un encadrement plus serré de la production, de la distribution et de la publicité sur les biens provenant des industries alimentaires et pharmaceutiques (Barkan, 1985).

Ces réformes deviennent plus rares entre la fin de la Première Guerre mondiale et les années suivant la deuxième. On ne peut toutefois passer sous silence l’adoption de la Securities

Act26 (1933) et de la Security Exchange Act 27(1934) aux États-Unis. Donnant suite aux dérives spéculatives précédant la Grande Dépression, ces lois cherchent à rétablir la confiance des investisseurs en créant la Securities and Exchange Commission (SEC) qui instaure une réglementation sur le marché américain des titres financiers (Securities and Exchange Commission, s.d.). On assiste également au renforcement des dispositions sur le contrôle de qualité des produits pharmaceutiques suite à la tragédie de la sulfanilamide en 1937. Celle-ci découle de l'utilisation d'une drogue toxique fournie par les compagnies pharmaceutiques et utilisée par les médecins pour traiter les infections à streptocoques, mais dont l’utilisation se répercute, en quelques semaines, à un peu plus de 100 morts aux États-Unis. À l’époque, « the

food and drugs law did not require that safety studies be done on new drugs. Selling toxic drugs was, undoubtedly, bad for business and could damage a firm's reputation, but it was not illegal »

(Ballentine, 1981, paragr. 5). En réaction au scandale, la Federal Food, Drug, and Cosmetic

Act28 de 1937 impose de nouveaux critères de contrôle sur les drogues mises en marché

(Ballentine, 1981). Si les grandes réactions suscitées par la délinquance des élites restent pour l’instant maintenant assez sporadiques, les années 1960 voient, sous l’impulsion de la société de consommation, les demandes de réforme s’accélérer et devenir beaucoup plus régulières.