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CHAPITRE 1 | ÉTIOLOGIE, PASSAGE À L’ACTE ET ÉLITES

1.3. Les facteurs interactionnels

C’est Sutherland (1949) qui, par l’application de sa théorie de l’association différentielle au monde de la délinquance d’affaires, est le premier à insister sur l’aspect déterminant des processus de socialisation dans le passage à l’acte. Par cette théorie, il explique que l'action délinquante des élites est apprise de la même manière que tout autre comportement. Ce processus d’apprentissage – qui varie en intensité, en durée et en fréquence – se réalise par ailleurs au contact de pairs délinquants qui fournissent les rationalisations, les techniques et les motivations nécessaires aux transgressions.

Fidèles aux observations de Sutherland, plusieurs auteurs avancent l’idée qu’une sous- culture organisationnelle permet à l’acteur de construire symboliquement sa réalité, en modelant

se dévoilent à lui (Hochstetler et Copes, 2001; Paternoster et Simpson, 2001; Piquero et Piquero, 2001). À cet égard, les « techniques de neutralisation » symbolisent notamment l’apprentissage délinquant. Celles-ci sont définies comme des mécanismes linguistiques et cognitifs qui permettent d’atténuer temporairement les dilemmes moraux des acteurs, en neutralisant la culpabilité morale associée à l’adoption de comportements illégaux (Hills, 1987).

Lascoumes et Nagels (2014, p. 155-157) retracent cinq techniques de neutralisation, issues des observations initiales de Sykes et Matza (1957), et qui restent couramment employées par les élites délinquantes pour justifier leurs pratiques. La première est le déni de responsabilité, par lequel l’acteur tente de diffuser son niveau de responsabilité à travers différentes unités hiérarchiques et organisationnelles, tout en minimisant sa propre propension délinquante. Une deuxième technique est le déni de la faute, neutralisation qui consiste à banaliser les conséquences d’une action illégale que l’on peut par exemple considérer comme peu dommageable et non comparable à une criminalité plus violente. Une troisième technique fréquente reste le déni de la victime, qui consiste à nier la présence d’une « vraie » victime, ou encore à affirmer que la victime mérite ce qui lui arrive. Une quatrième technique s’avère la condamnation des condamnateurs, soit lorsque les élites considèrent avec arrogance et mépris l’action des acteurs du système de justice, allant parfois jusqu’à s’en estimer les victimes innocentes (Sutherland, 1949). Une cinquième technique renvoie aux appels envers les autorités supérieures, par lequel l’acteur justifie ses actions par les visées originellement honorables de ses agissements : assurer la survie de son entreprise ou agir dans l’intérêt de sa famille. Outre ces cinq types de raisonnement, Vieraitis, Piquero, Piquero, Tibbetts et Blankenship (2012, p. 479) nous renseignent également sur d’autres types de justification, incluant notamment l’âme généreuse17 par lequel les acteurs insistent sur leurs autres comportements positifs pour réduire la portée négative de leurs gestes (« j’ai travaillé fort toute ma vie »), l’affirmation de la normalité (« tout le monde le fait »), la défense de nécessité (« je n’avais pas le choix »), la justification par comparaison (« les autres sont pires que moi ») et la revendication (« j’y avais droit ») (voir également Benson, 1985; Cromwell et Thurman, 2003; Klockars, 1974).

Si de telles justifications symbolisent l’ancrage psychosocial des motivations à agir dans l’illégalité, encore faut-il que l’acteur qui envisage cette stratégie soit en mesure de reconnaître les opportunités nécessaires à l’accomplissement de ses desseins. Tout comme la motivation, les opportunités ne se définissent pas comme quelque chose d’objectif. Dans l’éventualité où une opportunité se présente, ce ne sont pas tous les acteurs qui savent la reconnaître, encore moins l’utiliser à mauvais escient. Coleman (1987, p. 424-425) affirme que l’attrait d’une opportunité criminelle en matière de crime en col blanc est déterminé par quatre facteurs. Premièrement, cet attrait dépend de l’attente de l’acteur envers les gains financiers et matériels anticipés par l’opportunité. Cet attrait est deuxièmement influencé par la perception des risques associés à l’opportunité. Troisièmement, l’opportunité doit être conciliable avec les idées, les croyances et les rationalisations d’un acteur. Enfin, Coleman atteste qu’une opportunité illicite se doit d’être relativisée avec l’ensemble de la structure d’opportunités disponibles. Comme le dit l’auteur, ce sont au final les expériences suggestives de l’acteur avec son environnement qui lui font envisager tel ou tel comportement :

The meaning that individuals attribute to a particular situation and to social reality in general structures their experience and makes certain courses of actions seem appropriate while others are excluded or ignored. But socially created symbolic constructs not only define reality, they also allow individuals to anticipate the kinds of response their behavior is likely to bring and adjust their actions accordingly. Thus, individual motivation is seen to include a general symbolic construct of reality, definitions of various individual situations, constructions of some ends as valuable and other as undesirable, and a set of expectations about the kind of response different behaviors can be expected to evoke. (2001, p. 343)

Pour mieux comprendre ce processus d’apprentissage, on doit ici aborder le thème de la transmission des sous-cultures organisationnelles. Ott (1989) explique qu’un tel processus s’alimente à travers les informations qu’un acteur est en mesure de capter, consciemment ou non, dans son milieu d’interactions. Comme l’explique l’auteur : « every organization has

patterns of routinized activities, such as rites and rituals, which through repetition communicate information about the organization’s technology, beliefs, values, assumptions, and ways of doing things » (Ott, 1989, p. 36). Et dans ce domaine, le langage et le vocabulaire utilisé par les

Il existe diverses méthodes de transmission des composantes d’une sous-culture organisationnelle délinquante. Ott (1989) réfère en premier lieu aux mythes et légendes discutés au sein d’une organisation. Ces dernières proviennent souvent d’événements authentiques, mais qui, à plus long terme, se transforment sur la base éléments d’informations biaisées. Les mythes ne sont pas pour autant futiles : les informations révélées par ces derniers viennent traduire une certaine part de vérité dans les pratiques de l’organisation (Cohen, 1969; cité dans Ott, 1989), et réussissent à relier de manière effective le passé, le présent et le futur de celle-ci (Lévi-Strauss, 1963). Les membres d’une organisation peuvent se douter que les mythes relatés sont fantaisistes ou carrément faux, mais continuent tout de même d’en parler entre eux. Pour l’auteur, ces mythes conservent un rôle essentiel dans le maintien de la solidarité entre les membres d’une organisation, et peuvent également les amener à légitimer l’illégitime.

Une deuxième composante se retrouve dans les histoires partagées entre les membres d’une organisation : des événements, des anecdotes, des conflits ou d’autres situations réelles. Ici, les membres les plus expérimentés et les plus actifs possèdent un rôle essentiel dans la communication de ces histoires aux nouveaux arrivants. Pour l’auteur, les histoires communiquent des morales métaphoriquement. Les histoires peuvent faire passer, souvent de manière symbolique, des messages implicites et explicites sur les croyances, les valeurs, les normes, les philosophies et les comportements à privilégier par l’acteur au sein de l’organisation. Plusieurs auteurs remarquent ainsi qu’en matière de délinquance organisationnelle, l’éducation culturelle reçue par les nouveaux membres inclut souvent des histoires récurrentes à propos de guerres de prix au sein de l'industrie, ou encore de certains directeurs rétrogradés au sein de l’organisation en raison de convictions morales insuffisamment flexibles (Geis, 1967; Hochstetler et Copes, 2001; Paternoster et Simpson, 2001; Sonnenfeld et Lawrence, 1978).

Une troisième composante concerne les héros. Ott (1989) les définit comme étant des personnes disposant d’un statut privilégié au sein d’une organisation : un membre fondateur de l’organisation, un acteur au sommet de la hiérarchie ou quelqu’un qui se démarque par son niveau de succès ou de performance. Ces « modèles » agissent comme de fortes influences au

économiques et culturelles enchâssées dans l’organisation. Une quatrième et dernière composante concerne les rites et les cérémonies présents au sein d’une organisation (Ott, 1989). Pour l’auteur, ces derniers constituent des événements au cours desquels la culture d’une organisation se retrouve momentanément célébrée et glorifier à travers un événement particulier : une réunion d’affaires, une commémoration, des rencontres formelles, une soirée festive. Ces célébrations viennent faciliter la transmission de la culture d’une organisation à travers les interactions sociales.

En plus de ces quatre composantes, les signes et signaux que l’acteur est en mesure de capter de son environnement jouent également dans l’apprentissage des sous-cultures. Les élites délinquantes peuvent en effet faire face à de nombreuses difficultés dans l’accomplissement des desseins criminels : le manque de confiance envers un autre acteur, la difficulté à juger du niveau de compétence de tout un chacun dans la réalisation des actes criminels, la capacité à administrer un pot-de-vin aux bonnes personnes, l’évitement des agences de contrôle et l’incapacité de garantir le respect d’une transaction ou d’une échéance au sein d’un espace où aucune règle de droit ne permet d’encadrer légalement les échanges (Gambetta, 2009).

Comme les acteurs évitent en général de parler trop ouvertement de leurs délits, c’est souvent par les signes et les signaux provenant de leurs interactions – des rumeurs, une phrase lourde de sens, l’utilisation de métaphores, une action violente, des menaces, des paroles en l’air, l’intonation dans une voix, la gestuelle d’une personne, des codes – que ces derniers sont en mesure 1) d’identifier les personnes-ressources clés nécessaires aux échanges criminels; 2) de comprendre ce qui est attendu d’eux; et 3) transmettre les attentes culturelles à l’égard des nouveaux acteurs encore inaccoutumés aux mœurs et pratiques de l’organisation. Les codes permettent notamment aux membres d’une sous-culture déviante de se comprendre à travers une réalité symboliquement construite, mais paraissant sans réelle signification pour les acteurs extérieurs à celle-ci. Ceci explique d’ailleurs le penchant des criminels à se regrouper au sein d’environnements contrôlés tels que les parties de golf, les expéditions de pêche et les voyages organisés, où il demeure pratiquement impossible pour les autorités de capter les discussions (Gambetta, 2009).

Selon Ott (1989), il faut au final concevoir le processus d’apprentissage d’une sous- culture comme une construction cognitive en constante redéfinition. Pour l’auteur, il existe néanmoins trois niveaux à cet apprentissage. Le premier niveau constitue les artéfacts. À cette étape, l’acteur est mis en contact avec une certaine culture par le langage, le jargon, les normes, les rites et les rituels qu’il observe au sein d’une organisation. Il ne s’identifie toutefois pas encore à celle-ci. Vient ensuite le niveau des valeurs et des croyances. À cette étape, l’acteur intériorise les normes et s’identifie plus fréquemment à la culture partagée par les membres de son organisation. Enfin, le troisième niveau constitue celui des suppositions élémentaires, soit des vérités institutionnalisées et acceptées comme « the way we do things here » (Ott, 1989, p. 3).