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CHAPITRE 2 | LA RÉACTION SOCIALE ET LES ÉLITES DÉLINQUANTES

2.2. Les années 1950 à 1970 à la défense des consommateurs

George Katona écrit au milieu des années 1960 que « the past few decades have seen the

rise (…) of a new and unique phenomenon in human history, the mass consumption society »

(Katona, 1964, cité dans Angel, 2004, p. 111). Trois propriétés représentent pour l’auteur l’unicité de ce phénomène dans l’histoire. La majorité des ménages américains possèdent d’abord le pouvoir d’achat nécessaire pour obtenir des biens de consommation de plus en plus diversifiés, que seuls les plus riches pouvaient autrefois se permettre. Le pouvoir détenu par le consommateur devient ensuite énorme, l’auteur reconnaissant que « the rate of growth of the

economy all now depends to a large extent on the consumer » (Katona, 1964, cité dans Angel,

2004, p. 111). Enfin, le chercheur remarque que l’obtention de biens de consommation ne devient plus tant une question d’argent disponible que d’une envie « [that] is a reflection of

consumer motives, attitudes and expectations » (Katona, 1964, cité dans Angel, 2004, p. 111).

Il devient dès lors possible de manipuler les attentes et les motivations des consommateurs par des stratégies d’affaires plus ou moins honnêtes. Si Katona observe un phénomène avant tout américain, des pays comme le Canada, l’Europe de l’Ouest et le Japon vivent également ce tournant vers une société qui valorise, par sa structure économique, la consommation et le consommateur (Rostow, 1960, Baudrillard, 1970; Fourastié, 1979).

Cette société de consommateurs amène une réorientation majeure des enjeux dans l’espace public. À partir des années 1950, de nouvelles pratiques d’affaires commencent à être dénoncées et deviennent traitées comme de graves menaces à la sécurité d’une classe moyenne que l’on considère dorénavant, par son abondante consommation, la garante de la prospérité économique occidentale. Drogues pharmaceutiques plus puissantes, mais mal réglementées (Braithwaite, 1984), pratiques indues de concurrence ou de commercialisation (Fisse et Braithwaite, 1983; Kaiser et Nielson-Jones, 1986) et biens de consommation cancérigènes (Stoll, 2012) deviennent par exemple des enjeux publics à mieux contrôler au sein de plusieurs pays occidentaux. Les groupes de pression peuvent également compter sur une décennie propice aux changements. Les années 1960 et 1970 voient différents mouvements de contestation – celui des droits civiques, des féministes, des pacifistes – réformer les structures législatives existantes. C’est d’ailleurs dans ces années que le mouvement des consommateurs réalise, au Canada et aux États-Unis, ses avancées les plus notoires.

Au Canada, un mouvement organisé de défense des droits des consommateurs29 prend véritablement son envol à la fin des années 1940, suite à la convergence de nombreux facteurs. Tels que l’expliquent Sadovnikova, Mikhailitchenko et Shapiro :

Growing awareness about pressing consumer problems, a decline in public confidence in the goodwill of corporations, the increasing complexity of the marketplace and its inadequate regulatory framework, government inaction, and the presence of a social force both willing and able to lead a consumer movement all indicate that, by the end of the 1940s, Canadian consumerism had completed the first crusading stage of its cycle and had entered into its popular movement period. (2014, p. 384)

C’est notamment la fondation de l’Association des consommateurs du Canada en 1947 qui symbolise l’entrée du Canada dans cette ère protection des consommateurs30. Ce regroupement citoyen est impliqué dès ses premières années dans diverses actions menant à la fin de l’interdiction de la margarine et de l’étiquetage trompeur sur certains aliments, tels que le bacon. L’organisme étend toutefois réellement ses activités dans la décennie des années 1960. Dès 1961, il permet aux hommes de joindre un groupe qui n’est alors réservé qu’aux femmes (Sadovnikova et al., 2014), tout en s’associant à près de 517 groupes de consommateurs locaux, ces deux facteurs contribuant à une hausse de 360 % des adhésions face à la décennie précédente (Consumers’ Association of Canada, s.d.a). Dès 1963, on assiste à la publication des premiers

CAC Bulletins, qui deviennent quelques années plus tard le mensuel Canadian Consumer.

Jouant un rôle de diffusion des enjeux chapeautés par l’association, ces mensuels sensibilisent la population et les élus sur différentes problématiques : les pratiques d’emballage des aliments, les pratiques commerciales trompeuses, le crédit à la consommation, le droit de la concurrence, de même que la protection de l’environnement (Brobeck et Mayer, 2015; Sadovnikova et al., 2014).

29 Des mouvements de défense des droits des consommateurs tentent déjà de s’organiser au tournant du XXe siècle,

aux États-Unis et au Canada. Ces mouvements résultent toutefois d’efforts plutôt sporadiques et irréguliers, et ne connaissent pas l’ampleur de ceux engendrés à la suite de la Deuxième Guerre mondiale.

À travers les décennies 1960 et 1970, l’organisme canadien remporte ses victoires les plus marquantes. Touchant les provinces du Québec et de l’Ontario au début des années 1960, le scandale de la charogne (carrion scandal en anglais) provoque de vives réactions du public. On apprend en effet que certaines viandes consommées par les ménages se trouvent avariées avant même d’être emballées par les distributeurs (Brobeck et Mayer, 2015; Pawlick, 2006). Carburant sur telles révélations, deux membres féminins de l’organisme – Helen Morningstar et Thérèse Casgrain – soutiennent avec succès une campagne nationale pour l’établissement de normes minimales de salubrité à respecter par l’industrie (Brobeck et Mayer, 2015; Sadovnikova et al., 2014). Les efforts du lobby se répercutent également avec la création d’un ministère de la consommation au niveau fédéral en 1967 (Consumers’ Association of Canada, s.d.b; Union des consommateurs, s.d.), de même que pendant les années 1970 avec le renforcement des dispositions fédérales en matière d’étiquetage et de publicité frauduleuse (Brobeck et Mayer, 2015; Cohen, 1970; Kaiser et Nielson-Jones, 1986).

Le Québec développe également dans ces années des structures qui traduisent toute l’animosité des consommateurs envers le respect de leurs droits. Dans les années 1960, la province voit apparaître les Associations Coopératives d’Économies Familiales (ACEF) au sein de plusieurs dizaines de municipalités. Ancêtres de l’organisme aujourd’hui connu comme l’Union des consommateurs, les ACEF réclament alors d’une même voix un contrôle plus serré de la qualité des biens et services (Union des consommateurs, s.d.). La province suit l’exemple de son comparse fédéral en instaurant l’Office de protection du consommateur (OPC) en 1971, une agence gouvernementale chargée de l’encadrement de la toute première Loi sur la

protection du consommateur31 adoptée en 1978. Les mesures se multiplient à la fin des années

1970, dans ce qui est qualifié de rouleau compresseur de l’État en matière de droits des consommateurs : « nouvelle loi de la protection des consommateurs en 1978, réforme de l’OPC [qui devient indépendante], relance de la revue Protégez-vous32, création des bureaux régionaux

31 LRQ, c P-40.

32 La revue Protégez-vous, qui vise à mieux renseigner les consommateurs sur une « consommation intelligente »,

est originellement créée en 1973. Forte d’un lectorat estimé à près de 100 000 lecteurs et de 650 000 visites mensuelles sur son site internet (Brobeck et Mayer, 2015), Protégez-vous se positionne encore aujourd’hui comme

de l’OPC et d’un service de recherche, loi sur l’assurance-automobile, loi sur le recours collectif » (Union des consommateurs, 2014b, paragr. 5).

Aux États-Unis, l’auteur Ralph Nader reste le symbole de cet esprit de contestation qui rappelle les muckrakers progressistes. C’est avec la parution en 1965 du livre « Unsafe at any

speed » que Nader se fait connaître du grand public. Dans cet ouvrage, l’auteur argumente que

le constructeur automobile Chevrolet a délibérément mis en marché la Corvair33 malgré sa

connaissance de graves défauts de sécurité sur l’automobile. Ces accusations trouvent un large écho dans la population et amènent le gouvernement à adopter la National Traffic and Motor

Vehicle Safety Act34 en 1966. Cette loi prévoit le renforcement des mesures pour la sécurité des automobilistes et la création de la National Highway and Traffic Safety Administration (NHTSA), organisme de contrôle se chargeant pour la première fois d’émettre des normes obligatoires de sécurité dans l’industrie de la construction automobile (Boslaugh, 2013; Doyle, 2013; Fisse et Braithwaite, 1983).

Avec l’aide de jeunes étudiants et avocats militants surnommés les Nader’s Raiders, Nader entame dans les années 1960 et 1970 une cinquantaine d’études parfois cinglantes sur les abus du Big Business. Il écorche notamment au passage les déficiences de la Federal Trade

Commission et de la Food and Drug Administration dans leurs activités de réglementation

(Clinard et Yeager, 1980; Doyle, 2013; Fisse et Braithwaite, 1983). Jumelées à ces écrits, le nombre croissant d’organisations de défense des droits des consommateurs (Doyle, 2013) amènent dans ces années l’adoption de lois marquantes aux États-Unis. Parmi celles-ci, on retrouve la Truth in Lending Act35 (1968) confirmant les droits des consommateurs dans le

processus d’obtention de crédit, la Occupational Safety and Health Act36 (1970) visant à garantir

des environnements de travail sécuritaire à tous les employés et la Consumer Product Safety

Act37 (1972) qui créé une commission indépendante chargée de réguler la sécurité des biens de

33 De 1960 à 1963, plusieurs conducteurs américains subissent d’étranges pertes de contrôle à haute vitesse, menant

à de sérieux accidents avec tonneaux (Fisse et Braithwaite, 1983).

34 49 U.S. Code § 301. 35 15 U.S.C. ch. 41 § 1601.

consommation, et qui a notamment le pouvoir d’émettre des rappels en cas de produits reconnus dommageables à la santé du consommateur (Bobslaugh, 2013).

Dès les années 1960, plusieurs activistes commencent également à dénoncer les pratiques perçues nuisibles au plan environnemental. À une époque où les avancées de la science permettent la mise en marché de procédés chimiques plus efficaces desquels on ne connait alors que très peu les conséquences, le livre Silent Spring (1962) de l’auteure Rachel Carson amorce un mouvement environnemental plus contemporain aux États-Unis (Stoll, 2012). L’ouvrage sensibilise notamment sur la présence de polluants radioactifs très dangereux (strontium 90), relâchés dans l’atmosphère suite aux tests d’explosions nucléaires menés au pays dans la même décennie. Carson écrit notamment que ce contaminant « comes to earth in rain or drifts down

as fallout, lodges in soil, and in time takes up its abode in the bones of a human being, there to remain until its death » (Carson, 1962, p. 6). L’œuvre de l’auteure sensibilise également sur les

cours d’eau et les produits agroalimentaires contaminés aux pesticides, et qui restent consommés par la majorité des Américains.

L’ouvrage alimente l’inquiétude du public, et influence notamment l’adoption du Traité

d’interdiction partielle des essais nucléaires en 1963, entente qui oblige les deux grandes

superpuissances d’alors – États-Unis et URSS – à tester leurs bombes atomiques sous terre (Stoll, 2012). La multiplication des groupes de pression environnementaux dans la décennie influence aussi les élus à adopter la National Environmental Policy Act38 en 1969, une loi par laquelle est élaborée la première politique nationale en matière de protection de l’environnement dans ce pays (Luther, 2005). L’année suivante, la Clean Air Act39 est adoptée afin de réglementer

les polluants atmosphériques. La création de l’Environmental Protection Agency, une agence gouvernementale chargée du contrôle des lois sur la protection de l’environnement, est également ordonnée en 1970 par décret présidentiel (Environmental Protection Agency, s.d.).

Enfin, plusieurs compagnies pharmaceutiques apparaissent aussi dans ces années comme des entités hautement délinquantes. Deux événements en particulier mènent au renforcement des règles et des lois en matière de production, de contrôle et de distribution des produits pharmaceutiques un peu partout dans le monde. D’abord, celui du scandale de la thalidomide dans les années 1950. D’origine allemande, ce médicament d’ordonnance est administré aux femmes enceintes souffrant de nausées matinales. Sa consommation se répercute toutefois par de sévères anomalies congénitales sur les nouveau-nés (Braithwaite, 1984). Comme les agences de réglementation ne communiquent alors que peu entre eux, et puisque la thalidomide est vendue sous des noms différents selon les pays, les dommages se multiplient pendant des années après l’arrêt de la vente du médicament en 1961. Cette crise se répercute notamment par l’adoption des amendements Kefauver-Harris. Ces derniers instaurent des tests de sécurité préalables à la mise en marché des produits pharmaceutiques. Les fabricants doivent dès lors prouver l’efficacité des drogues avant leur mise en marché, rapporter tous les effets secondaires potentiels, et réaliser des études cliniques adéquates pour contrôler la qualité des produits, des enquêtes devant être menées sous la supervision d’experts qualifiés (FDA Consumer Health Information, 2012, p. 2).

Le second événement découle du précédent dans la mesure où, entre 1975 et 1977, une commission d’enquête sénatoriale mise en place par le sénateur Edward Kennedy va illustrer que les fraudes sont récurrentes dans les programmes de contrôle de qualité des produits pharmaceutiques. Les accusations touchent une des plus grandes multinationales pharmaceutiques de l’époque, G.D. Searle Co. Des résultats biaisés ou dissimulés, de faux échantillons et des expérimentations déficientes vont ainsi mener la commission à conclure que « the cumulative findings of problems within and across the studies we investigatd reveal a

pattern of conduct which compromises the scientific integrity of the studies » (cité dans Fisse et

Braitwhaite, 1983, p. 138). Les travaux de la commission sénatoriale poussent la FDA à établir un guide de « Bonnes pratiques de laboratoire » (Good Laboratory Practices en anglais), celles- ci se devant d’être respectées par les unités chargées de tester les médicaments au sein des compagnies pharmaceutiques. Une violation des règles peut ainsi mener à des poursuites criminelles ou des actions civiles, procédures qui peuvent ensuite disqualifier les études

voir refuser les approbations gouvernementales nécessaires à la mise en marché de ses produits (Fisse et Braithwaite, 1983, p. 142).

2.3. Le durcissement des jugements publics envers les élites