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CHAPITRE 3 | LE CONTRÔLE DES ÉLITES ET DES ORGANISATIONS

3.1. La pénalisation des élites délinquantes

3.1.1. Conception et adoption des lois

Au stade de la conception des lois, plusieurs auteurs constatent les difficultés liées à la reconnaissance du caractère « criminel » des conduites délinquantes. Ces difficultés se répercutent à la fois sur les processus de criminalisation primaire (les conduites qui deviennent illégales dans les textes de loi), tout comme sur la prise en charge légale des délits. Des auteurs expliquent en effet que l’influence immense de la communauté d’affaires sur l’adoption de lois visant à mieux encadrer leurs conduites rend les élus et les autorités réfractaires à criminaliser les déviances (Coleman, 2005; Friedrichs, 2007). Benson et Simpson exposent d’ailleurs ce phénomène avec une certaine ironie lorsqu’ils affirment :

Have you ever heard or seen of your state legislature inviting in burglars or robbers to comment on proposed changes in the law governing burglary or robbery, such as, for example, an increase in penalties? (…) Yet, something very similar to this happens whenever legislature authorities contemplate changing the laws or implementing new criminal laws regarding business activities (…). The influence of the business community over regulatory agencies and the development of regulatory codes is even more pronounced. (2009, p. 135)

Snider (2000) remarque par exemple que le désir de renforcement des dispositions légales entourant les pratiques anticoncurrentielles au Canada s’est confronté, dans les années 1970, à la forte opposition d’une communauté d’affaires qui critique alors la nature « radicale » des changements proposés. Si la révision préliminaire de la loi en 1976 amène une augmentation de la sévérité des peines pour le truquage des appels d’offres et diverses pratiques de vente

frauduleuses, de nombreux articles sont laissés tombés en raison de la contestation des milieux corporatifs. Les révisions finales et l’adoption définitive de la Loi sur la concurrence en 1986 vont aussi, selon l'auteure, mener à des objectifs bien différents des volontés initiales de renforcement des règles aux dépens de l’industrie :

The Competition Act passed in 1986 had very distinct goals [from its original formula]: to provide a stable and predictable climate for business, to promote competitiveness, and to enhance business prosperity (…) To do this it reduced criminal sanctions from the merger/monopoly sector, deleted “public interest” as a criterion for evaluating a proposed merger/monopoly, offered business advance approval for proposed mergers or monopolies, and embraced a “compliance-centred” approach. (Snider, 2000, p. 173)

Si la communauté d'affaires peut influencer la constitution des textes de loi en amont, elle peut également influencer en aval les types de conduites à punir. L’intensité des actions réglementaires, y compris des poursuites pénales, peut dépendre du degré de consensus des milieux d’affaires quant à la nécessité d’approches plus répressives. En confrontant trois types distincts de délit financier en forte expansion dans un contexte de mondialisation des échanges, Helleiner (1999) remarque à titre d’exemple que les autorités policières et bancaires se concentrent davantage sur les activités de blanchiment d’argent « sale », alors que très peu de surveillance est accordée à l’évasion fiscale et à la fuite de capitaux. L’auteur explique cette situation par l’atteinte d’un consensus quant au caractère néfaste du blanchiment d’argent dans la facilitation des actes de terrorisme, de trafic de drogues ou d’armes à feu. La traque aux « vrais criminels » qui blanchissent leurs gains en utilisant les flux financiers légaux justifie par ailleurs la fin du secret bancaire dans de tels dossiers, de même que l’échange d’information plus soutenu entre les policiers et les banques pour repérer ces délinquants. En revanche, les délits d’évasion fiscale ou de fuites de capitaux, associés plus fréquemment à l’élite libérale, ne font pas l’objet du même acharnement. Helleiner explique en effet que « the lack of consensus within

liberal circles concerning the desirability of capital flight and international tax evasion has weakened efforts to obtain agreement within and between states to prohibit these flows in an age when liberal ideology is triumphant » (Helleiner, 1999, p. 58).

En prenant une tout autre forme de délinquance, Hansen observe de la même manière que « l’illégalité du délit d’initié a (…) un passé assez obscur » (2011, p. 174). Cette illégalité n’a jamais fait consensus auprès des investisseurs, ni des autorités. C’est pourquoi les autorités peuvent distinguer entre le « bon » et le « mauvais » délit d’initié. Un « bon délit d’initié » réfère ici à l’échange d’informations privilégiées pour alerter les acteurs sur de mauvais résultats financiers. À l’inverse, un mauvais délit d’initié renvoie à l’utilisation d’informations privilégiées pour gonfler ses avoirs personnels (Hansen, 2011). De telles conceptions ont un impact indéniable sur la nature des dossiers où des poursuites sont intentées par les autorités boursières.

Les études américaines illustrent enfin que les procureurs, qui détiennent la décision ultime de porter ou non des accusations criminelles, peinent également eux-mêmes à concevoir le caractère criminellement répréhensible des délinquances corporatives. Si les procureurs semblent accorder une plus grande attention aux crimes en col blanc dans les années 1980, c'est surtout pour les délits qui portent une atteinte grave à la vie humaine (accidents industriels, défauts de fabrication mortels, santé et sécurité au travail) que les voies plus répressives sont privilégiées (Benson, Cullen et Maakestad, 1990; Benson, Maakestad, Cullen et Geis, 1988). En région, certains procureurs paraissent également réticents à intenter des poursuites criminelles contre des entreprises actives sur leur territoire en raison des effets néfastes que de telles actions risquent d’instituer sur l’économie locale.