• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 1 | ÉTIOLOGIE, PASSAGE À L’ACTE ET ÉLITES

1.2. Les facteurs organisationnels

Les organisations offrent elles-mêmes couramment les opportunités et motivations nécessaires à l’adoption de comportements illégaux. Pour Hochstetler et Copes (2001), prendre en compte le niveau organisationnel s’avère ainsi d’une importance fondamentale pour mieux comprendre la genèse des comportements illégaux, surtout lorsque les crimes apparaissent récurrents. Comme ils l’exposent, « here and elsewhere, when organizations repeatedly offend,

organizational conditions frequently are an important reason, and the pathologies of individuals, business cycles, and abstract market forces fail as explanation for it » (Hochstetler

et Copes, 2001, p. 211).

Plusieurs auteurs illustrent que l’accent mis sur le succès par les membres dirigeants d’une organisation peut amener les subordonnés à envisager l’emploi de solutions illégales pour atteindre les objectifs fixés par la haute direction (Sonnenfeld et Lawrence, 1978; Vaughan, 1982; Shover, 2001; Shover et Hochstetler, 2006). Dans certaines organisations, les promotions, les cadeaux, les voyages, les bonis et la mobilité occupationnelle sont d’ailleurs volontairement restreints à ceux qui se démarquent par leur productivité. Une organisation qui mise sur l’esprit

incite donc ses employés à entrevoir toutes les avenues, même illégales, pour se démarquer (Vaughan, 1982). À l’inverse, une entreprise qui s’engage dans des stratégies de conditionnements négatifs, par exemple en licenciant les travailleurs les moins productifs, peut amener les employés à enfreindre la loi pour assurer leur propre survie dans l’organisation.

La structure hiérarchique et la complexité de certaines organisations peuvent également permettre le fleurissement des pratiques illégales. En effet,

(…) la structure d’une organisation – la division du travail entre les différentes unités qui la composent, le modèle hiérarchique qu’elle choisit, les canaux de communication entre les unités et entre leurs membres, les règles formelles et informelles qui la régissent – peut également être à l’origine de comportements déviants. (Lascoumes et Nages, 2014, p. 170)

La haute direction d’une entreprise formée de multiples sous-unités peut n’avoir qu’une vue d’ensemble limitée des actions commises par des divisions déviantes, d’autant plus que les cadres et les directeurs ne disposent pas nécessairement des compétences pour superviser adéquatement les décisions des acteurs dans ces divisions (Vaughan, 1982). Les directeurs peuvent ainsi être incapables de reconnaître la délinquance au sein même de leur entreprise, tout comme ils peuvent en être conscients, mais les considérer comme un mal nécessaire au développement des affaires. Des cas récurrents de ce jeu de l’autruche touchent souvent les firmes œuvrant dans des pays reconnus pour leur niveau de corruption endémique (Braithwaite, 1984; Vaughan, 2001). Dans de tels environnements, les dirigeants de l’entreprise mère peuvent faire comprendre au directeur en place dans le pays qu’il doit obtenir un contrat ou un investissement X s’il désire conserver son emploi, même si cela implique des avenues moins conventionnelles – un incitatif à la criminalité que les dirigeants ne mentionneront toutefois jamais ouvertement, ni directement au principal intéressé.

L’influence de la culture organisationnelle16 s’avère pour bien des auteurs déterminants dans l’acceptation et l’emprunt des voies transgressives. On peut ici remonter aux travaux de Cohen (1955) ainsi que ceux de Cloward et Ohlin (1963). Combinant les théories de la tension avec celles des opportunités différentielles, Cloward et Ohlin (1963) expliquent que la disparité entre les buts valorisés au sein d’une société (réussite, succès, richesse) et les moyens légitimes disponibles pour atteindre ces objectifs peut précipiter l’action délinquante. Les acteurs ne disposant pas des opportunités financières ou sociales nécessaires à l’atteinte de buts valorisés peuvent plus facilement envisager la violation des règles pour y parvenir. Pour Coward et Ohlin, « hard work, perseverance, and honesty may lose their force as norms when there are more

persons capable of meeting these criteria than there are opportunities » (1963, p. 114). À

mesure que la transgression devient plus régulièrement envisagée par les acteurs au sein d’un même sous-groupe social, on peut voir apparaître des sous-cultures qui viennent légitimer et célébrer le passage à l’acte (Cohen, 1955).

Malgré l’association plus fréquente des théories de la tension aux agissements des classes plus pauvres, ces théories sont également utilisées dans le champ des délinquances en col blanc pour rendre compte des conflits de normes internes qui peuvent aussi affecter les puissants (Lascoumes et Nagels, 2014). Les élites expérimentent en effet cette disparité entre l’atteinte de buts valorisés dans l’organisation, et la présence d’opportunités légitimes pour y arriver. Les cibles irréalistes émises par une entreprise, l’entrée d’une firme au sein d’un marché où les barrières à l’entrée sont nombreuses, la préservation d’un emploi, les désirs de mobilité professionnelle, ou encore les possibilités d’enrichissement personnel sont autant de situations qui peuvent mener à des dilemmes entre l’atteinte peut-être moins probable de ces objectifs de manière légale, et l’atteinte facilitée de ces mêmes objectifs à travers la transgression des règles.

Lorsque les acteurs d’une même organisation ou d’une même industrie se regroupent pour discuter plus régulièrement de telles barrières au succès, la formation de sous-cultures déviantes peut progressivement s’accomplir. Dans ces conditions, les sous-cultures délinquantes

deviennent « a set of solutions produced a group of people as they interact about the situation

they face in common. These solutions become institutionalized, remembered and passed on as the rules, ritualism and values of the group. » (Vaughan, 2001, p. 244). Ce processus est par

ailleurs susceptible de se renforcer dans des milieux où des règles élastiques en matière d’éthique organisationnelle persistent (Sonnenfeld et Lawrence, 1978), et où le peu de crédit accordé aux contrôles par les hauts dirigeants peut inciter à la transgression (Braithwaite, 1984; Kramer et Michalowski, 2006). Il convient de préciser que de telles sous-cultures peuvent également se propager entre des organisations soumises à des contraintes similaires au sein d’un même marché :

The successful become models for others in their environments who, initially less vulnerable and alienated, now no longer keep to the rules that they once regarded as legitimate. Decisions to use illegitimate methods to achieve desired goals thus feed back into the social structures, effectively maintaining the pattern “unless counteracting mechanisms of social control are called into play”. (Vaughan,

1982, p. 1383)

À l’extrême, les comportements délinquants peuvent devenir à ce point courants qu’ils s’institutionnalisent dans les structures de l’organisation (Della Porta et Vannucci, 1999; Geis, 1967; Sonnenfeld et Lawrence, 1978; Vaughan, 2001). C’est de cette manière que les élites délinquantes en viennent parfois à paraître surprises de leur propre arrestation : après tout, n’agissent-ils pas comme ils ont toujours appris à le faire? Comme le mentionne ainsi un entrepreneur en construction reconnu coupable de collusion aux États-Unis : « It was a way of

doing business before we even got into the business. So it was like why do you brush your teeth in the morning or something… It was part of the everyday… It was a matter of survival »

(Benson, 1985, p. 591). Sonnenfeld et Lawrence observent le même type de raisonnement provenant d’un vice-président directeur reconnu coupable de fixation des prix au sein de l’industrie de la fabrication des boîtes :

Price agreements between competitors was a way of life. Our ethics were not out of line with what was being done in the company and, in fact, in this industry for a long time. I’ve been in this industry for 32 years, and this situation was not just a passing incident. That’s just the way I was brought to business, right or wrong.

À ce stade, il devient pratiquement impossible pour un cadre ou un gestionnaire d’aller à l’encontre des normes culturelles déviantes partagées au sein de son organisation, au risque d’y perdre son statut, sa réputation, son emploi, et même sa vie. En se référant aux stratagèmes de corruption ou de collusion se développant au sein des structures étatiques, Dupont explique :

[L]es ressources qui s’échangent entre les divers protagonistes permettent à de véritables réseaux de corruption d’émerger (Warburton 2001), de se renforcer et de se stabiliser dans le temps, en minimisant les risques de dénonciation et de défection. En effet, les normes illicites qui structurent ces réseaux se solidifient au fur et à mesure que les acteurs accumulent une quantité croissante d’informations incriminantes sur les autres participants, et dissuadent ainsi toute tentation d’abandonner le schéma de corruption. La robustesse de ces normes et les moyens parfois violents qui en permettent l’application réduisent par ailleurs les incitatifs des individus restés honnêtes à dénoncer les actes de corruption et de collusion dont ils sont victimes ou témoins. (2014, p. 15)

Pour exposer les mécanismes qui permettent aux élites d’intérioriser, puis de légitimer les composantes de sous-cultures organisationnelles délinquantes, il faut maintenant insister sur le niveau de l’interaction entre les acteurs.