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4. Présentation des terrains et méthodologies mobilisées

4.3 La Plateforme du Bâtiment : un modèle « cash and carry » où les hôtesses de caisse ont été recrutées pour « égayer la journée des clients »

4.3.2 Qu’est-ce qu’une hôtesse de caisse à la Plateforme du Bâtiment ?

4.3.3.1 Justification et modalités de l’ethnographie

L’ethnographie concerne les essais 2 et 3 de la thèse.

Dans mon ancien rôle de contrôleuse de gestion, lorsque j’ai commencé à animer des comités de performance, j’étais très souvent la seule femme dans le comité. Mais peu à peu, j’ai vu passer la nomination de certaines femmes aux postes de conseillères techniques (vendeuses) ou chef de groupe d’un secteur du commerce (maçon, menuisier, peintre, électricien, plombier, carreleur ou outillage), l’équivalent d’un chef de rayon dans la grande distribution. J’ai également vu la nomination de certaines femmes passer aux postes de directrice de dépôt. J’étais en master recherche lorsque je me suis penchée sur la trajectoire commune de ces femmes. La majorité d’entre elles avaient été recrutées dans les équipes caisses et avaient évolué parla suite à des postes initialement pensés pour les hommes.

Je me suis alors questionnée sur la comptabilité, entendu dans ce cas comme métier, comme possible tremplin dans la trajectoire de la carrière des femmes. Je souhaitais observer sur le terrain comment les femmes se saisissaient de la comptabilité comme objet d’émancipation pour atteindre des postes auxquels elles ne sont pas attendues.

Choisir une méthodologie ethnographique m’a permis d’observer autre chose que les trajectoires. La démarche inductive qui caractérise l’ethnographie (Avanza et al., 2015) m’a permis de faire émerger des pistes de recherche que je n’avais pas anticipées et tant mieux. En effet, la démarche ethnographique m’a permis de m’intéresser à un métier comptable mais aussi à des outils de contrôle qui sont genrés. L’ethnographie m’a permis de collecter les données nécessaires pour analyser la comptabilité comme instrument de domination et de résistance aux normes de genre dans une organisation.

J’ai conduit une ethnographie à la Plateforme du Bâtiment entre novembre 2016 et décembre 2017. Sur cette période, j’ai réalisé une ethnographie de 5 mois au sein d’un des dépôts de la Plateforme du Bâtiment et conduit 10 entretiens avec des directrices de dépôt, un entretien avec une directrice régionale des ventes et un entretien avec la directrice comptable.

J’ai également fait la collecte de documents des services des ressources humaines et du contrôle de gestion pendant cette période, puis j’ai participé en tant qu’observatrice à quatre groupes de travail intitulés « Caisses 2.0 ».

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Dans cette section, je reviens sur chacun de ces éléments qui s’inscrivent dans une démarche ethnographique globale. Je ne reviens pas précisément sur la collecte de documents que je développe dans les essais.

Figure 5 - Organisation temporelle de l'ethnographie

Avant de quitter mon poste de contrôleuse de gestion, en mars 2016, je me suis entretenue avec le Directeur Général de la Plateforme du Bâtiment. Je souhaitais débuter mes négociations du terrain avant de le quitter en tant que contrôleuse. Je me souviens bien du Directeur Général qui me félicitait car pour lui, j’agissais en femme « entrepreneure » en décidant de quitter la Plateforme du Bâtiment pour faire ma reconversion professionnelle tout en restant dans le Groupe. Avant que je commence à formuler mes besoins concernant le terrain, il m’a parlé quelques minutes des femmes de la Plateforme du Bâtiment, à ses yeux « exemplaires » et « battantes ».

Je lui ai demandé si elles avaient le choix de se comporter autrement, se situant en minorité dans un univers très masculin. Puis, dans sa réponse, j’ai eu l’impression qu’il attribuait ces qualités de façon intrinsèque aux femmes en général en commençant ses phrases par « Vous êtes tout de même plus organisées » ou « Vous êtes tout de même plus courageuses ».

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Je n’ai pas rebondi sur cette impression que j’ai eue car nous n’allions pas nous comprendre, et mon but était tout autre ce jour-là. Mais l’idée qu’il soit si admiratif des femmes de la société à laquelle il était à la tête était pour moi une belle opportunité.

Je lui ai donc formulé mes demandes pour effectuer une ethnographie dans un dépôt, avec cette idée initiale de m’intéresser aux parcours des femmes qui passent d’un métier comptable à un métier dit masculin. Il était très heureux de m’accueillir sous une nouvelle identité et m’ouvrait les portes de son entreprise. Lorsque je l’ai quitté ce jour-là, il m’a expliqué que ce serait la directrice des ressources humaines qui serait mon contact pour décider du dépôt et pour m’accorder les autorisations nécessaires pour mes demandes d’entretiens et collectes de documents.

Je pensais que l’accès au terrain allait pouvoir être rapide et facile, mais ce fut plus compliqué que prévu. J’avais vite pris contact avec la directrice des ressources humaines de la Plateforme du Bâtiment mais je suis restée longtemps sans réponse. J’ai patienté et l’ai téléphoné quelques temps plus tard. Lorsque j’ai réussi à l’avoir au téléphone, elle m’a expliqué que je n’étais pas sa priorité car elle devait faire face à beaucoup de problématiques liées au personnel dans l’entreprise. Quelques mois sont passés, alors, avec les personnes encadrant ma CIFRE au sein de Saint-Gobain Recherche, nous avons pris la décision de passer par sa hiérarchie pour accélérer l’accès au terrain. Un contact a été pris avec Saint-Gobain Distribution France, pôle direct auquel est rattachée la Plateforme du Bâtiment. Sans cette démarche et sans l’équipe m’encadrant chez Saint-Gobain Recherche, l’accès au terrain aurait été encore plus difficile, peut être impossible.

Lorsque le contact a été renoué avec la directrice des ressources humaines, je lui ai d’abord demandé s’il était possible d’intégrer un dépôt situé dans le sud-est parisien. Ce dépôt m’intéressait en particulier car il était grand, disposait de nombreuses lignes de caisse avec une fréquentation client importante. Son refus fut non négociable car il s’agissait d’un dépôt avec de forts syndicats qui pouvaient mal interpréter ma présence auprès des équipes. J’ai compris le malaise que ma présence pouvait créer, alors je lui ai demandé s’il était envisageable d’intégrer un dépôt que je connaissais très bien dans l’est parisien.

Je lui ai expliqué que je connaissais très bien la directrice et les équipes du dépôt, alors peut être que le contact serait plus facile. Il s’agissait par ailleurs d’un dépôt avec un bon chiffre

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d’affaires et bénéficiant d’un bon climat social. Ce dépôt présentait également l’avantage d’être proche de chez moi, me permettant d’y être facilement pour 6h00 du matin.

Je suis arrivée sur le dépôt en novembre 2016 jusqu’en mars 2017. J’ai d’abord aidé à la préparation de l’inventaire général car le dépôt manquait de main d’œuvre et c’était pour moi une opportunité pour me fondre dans le paysage.

J’ai pu faire mes observations auprès des équipes à l’accueil et en caisse, mais sans pouvoir manipuler l’argent. Je ne disposais pas des habilitations me permettant de toucher à l’argent en caisse, et cela faisait partie de ce que j’avais négocié avec la directrice des ressources humaines. J’étais très libre dans mes mouvements, n’étant pas considérée comme une stagiaire en caisse par la directrice du dépôt mais comme un « électron libre » pouvant faire ses observations où je le souhaitais dans le dépôt. J’ai eu beaucoup de chance d’être accueillie par une directrice de dépôt qui m’accordait cette liberté.

De cette façon, je pouvais facilement être avec les équipes en caisse pendant deux heures le matin puis aller dans le secteur commerce et continuer mes observations. Je suis souvent allée voir les équipes de l’enlèvement, à l’extérieur du dépôt, car elles représentaient pour moi l’opposé des équipes en caisse, dans la masculinité qu’elles portent et les injonctions à la force physique et résistance aux conditions climatiques.

J’ai également pu assister aux comités magasin, une réunion hebdomadaire réunissant tous les cadres du magasin, traitant de points comme le chiffre d’affaires, les écarts d’inventaires ou encore la vision stratégique de l’entreprise.

Afin de relater mes journées dans le dépôt, j’avais toujours avec moi un petit carnet et un stylo pouvant entrer dans ma poche. Je veillais toujours à avoir mon téléphone avec moi pour enregistrer mes impressions, des expressions ou mots prononcés par mes enquêté(e)s. Si je jugeais que ce n’était pas le moment opportun pour m’enregistrer, alors j’écrivais sur mon carnet. Dès que je sortais du dépôt, en rentrant chez moi, je retranscrivais mes observations sur format Word. Je présente trois exemples de ces retranscriptions dans les annexes de cette thèse (annexe 2 : Trois exemples de retranscriptions ethnographiques). Ces écrits font intégralement partie de ma collecte de données que j’ai intégrées au logiciel NVIVO.

Dans mes observations en dépôt, étant arrivée pendant la préparation de l’inventaire général, je me suis beaucoup focalisée les deux premiers mois sur le rôle des équipes en caisse dans la

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gestion des écarts d’inventaire. Je m’intéressais de près à leur exclusion des comités de performance alors qu’elles étaient responsables, comme tous les autres membres du dépôt, de la gestion des écarts d’inventaire. Je m’intéressais à leur condition de travail et aux différences qui pouvaient exister entre « les filles » et les autres. Elles n’avaient pas le droit de prendre leur pause à la cafétéria avec les clients alors que c’était d’usage pour les équipes au commerce. Leurs pauses étaient minutées alors que les pauses des équipes commerces étaient nombreuses et peu contrôlées. Étant à l’entrée du dépôt et faisant face aux bureaux des équipes cadres, elles étaient très observées dans l’espace qu’elles occupaient.

4.3.3.2 Entretiens

Après validation de la directrice des ressources humaines de la Plateforme du Bâtiment, j’ai rapidement pris contact avec 10 directrices de dépôt.

Je connaissais la plupart d’entre elles donc les entretiens furent obtenus rapidement. Pour celles que je ne connaissais pas, j’ai envoyé un mail transférant la validation de la directrice des ressources humaines. Ces entretiens ont été conduits entre janvier et mars 2017, au même moment où je conduisais l’ethnographie en dépôt. Pour la moitié de ces entretiens, je me suis surtout focalisée sur cette idée de trajectoires et mon but était de comprendre le parcours de ces directrices. Mais au fur et à mesure que mon ethnographie en dépôt avançait, mes questions ont commencé à changer. Je me suis moins focalisée sur les trajectoires et plus sur :

- Comment sont évaluées les équipes caisse dans leur dépôt - Les perspectives d’évolution des équipes caisse

- Le déroulement des comités de performance : les thématiques abordées, les cadres qui sont inclus et pourquoi

Ces questions me permettaient de mieux répondre à ma question de recherche qui émergeait petit à petit. Un exemple de retranscription est présenté dans les annexes de cette thèse (annexe 3 : retranscription directrice)

Puis, en février 2017 j’ai conduit un entretien avec une directrice commerciale régionale (membre du CODIR), anciennement directrice des ressources humaines et la première femme à avoir été nommée directrice d’un dépôt. Son témoignage était pour moi précieux par son expérience au sein de l’entreprise. La trajectoire de cette directrice me semblait importante car symbolique dans l’histoire de l’entreprise. Elle avait débuté comme manager en caisse, puis

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était arrivée au poste de directrice commerciale régionale sans ne jamais avoir occupé un poste au commerce. En plus de son parcours, je l’ai interrogé essentiellement sur ce qu’était la « valeur ajoutée des équipes en caisse » pour un dépôt. La retranscription de cet entretien est présentée dans les annexes de cette thèse (annexe 4 : retranscription directrice régionale)

Enfin, plus tard, en août 2017, j’ai conduit un entretien avec la directrice comptable de l’entreprise, également arrivée à la création de l’enseigne. J’ai travaillé pendant 6 années à côté de son bureau mais ne m’étais jamais intéressée à la relation privilégiée qu’elle entretenait avec les équipes caisse en dépôt. J’ai appris au cours de l’ethnographie en dépôt que c’était la directrice comptable qui avait participé à l’écriture de toutes les procédures en caisse depuis le début de la Plateforme du Bâtiment, que c’était elle qui avait mis en place le crédit pour les artisans et formée les équipes caisse à ce sujet. Pour moi, il était important que je la rencontre pour comprendre cette relation avec les équipes caisse, comprendre comment et pourquoi était né le crédit et le rôle des équipes caisse dans son déploiement. La retranscription de cet entretien est présentée dans les annexes de cette thèse (annexe 5 : retranscription directrice comptable)

Ces 12 entretiens étaient semi-directifs et ont tous été enregistrés et retranscris sur format Word afin de les intégrer au logiciel NVIVO.

Les entretiens ont duré entre 32 et 131 minutes.

Pendant la période de l’ethnographie en dépôt, j’ai également eu un entretien avec deux contrôleurs de gestion, un entretien avec une responsable des ressources humaines et le fondateur de la Plateforme du Bâtiment. Ces entretiens avaient pour but de les questionner sur les points suivants :

- Pour les contrôleurs de gestion : qui est inclu dans les comités de performance et quels outils de gestion y sont présentés

- Pour la responsable des ressources humaines : comprendre comment le personnel en dépôt est formé à la gestion des écarts d’inventaire

- Pour le fondateur de l’enseigne : comprendre comment les rôles ont été pensés à son lancement.

Ces entretiens ont duré entre 20 et 80 minutes et ont tous été enregistrés, retranscris sous Word et intégrés au logiciel NVIVO.

Page 122 4.3.3.4 Observations dans les groupes de travail « Caisses 2.0 »

Je détaille ce terrain de l’ethnographie dans l’essai 3 de cette thèse. Je reviens dans cette sous-section sur la vocation de ce groupe de travail avec beaucoup moins de détails. Je souhaite surtout exprimer en quoi ce terrain m’a permis d’aller plus loin dans ma question de recherche.

Le Pôle distribution du bâtiment du Groupe Saint-Gobain a lancé en 2017 un projet intitulé CAP 2025 visant à écrire une stratégie à 2025. Chaque business unit, dont la Plateforme du Bâtiment a dû écrire sa propre stratégie à 2025 dans une vision bottom – up. Le personnel de la Plateforme du Bâtiment, à tout niveau de la hiérarchie, avait pour mission de contribuer à l’écriture de cette stratégie. Dans ce but, l’enseigne a lancé plusieurs groupes de travail pour penser ces objectifs ; l’un de ces groupes de travail a porté sur le métier des caisses et la façon dont les services en caisses pourraient être envisagés et transformés d’ici 2025. Lors d’un entretien que j’ai conduit auprès d’une directrice janvier 2017, j’ai appris qu’elle pilotait ce groupe de travail. C’était une nouvelle opportunité de terrain pour moi dans l’ethnographie. La directrice m’a expliqué avoir réuni les meilleurs « filles en caisse » qu’elle connaissait ou qui lui avaient été recommandées pour former ce groupe de travail.

Le groupe de travail s’est réuni à 4 reprises : en mars, juin, septembre et décembre 2017. J’ai pu observer chacun de ces groupes de travail qui avaient lieu de 9 heures à 16h au siège social de la Plateforme du bâtiment.

Je n’ai pas enregistré ces groupes de travail mais j’ai noté mes observations et expressions des enquêtées qui me semblaient importantes sur un cahier. J’avais remarqué la présence de deux cadres en caisses qui étaient également déléguées du personnel, et je préférais ne pas créer de tensions ou interrogations par ces enregistrements. Toutes ces données récoltées ont par la suite été retranscrites sur Word afin de pouvoir les intégrer au logiciel NVIVO.

Ce terrain est arrivé grâce à cet entretien et a commencé au moment où je terminais l’ethnographie en dépôt. Je pense que si je n’étais pas passée par cette ethnographie en dépôt avant, je n’aurais pas eu les mêmes interprétations concernant ce terrain. Les implications de ce groupe de travail sur ma question de recherche n’auraient pas été les mêmes non plus. D’une part, après l’ethnographie en dépôt, j’avais une bien meilleure compréhension du métier des hôtesses de caisses et je pouvais donc comprendre les conversations qui avaient lieu dans le groupe de travail. D’autre part, lors de l’ethnographie en dépôt, j’observais des équipes caisse dans un contexte pour moi très marqué par une domination masculine.

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Mes observations dans le dépôt me permettaient de dénoncer cette domination masculine et d’en dévoiler les impacts sur la seule activité féminisée du dépôt. J’avais pu observer des formes possibles d’émancipation des équipes caisse par le pouvoir comptable ou dans leur connaissance client, mais je n’arrivais pas à les définir concrètement.

Ce nouveau terrain fut précieux pour le développement de ma thèse. D’abord, sortir du contexte du dépôt et participer aux réunions dans les bureaux du siège social permettait d’intégrer un environnement sans interactions avec les clients ou les collaborateurs. Je me retrouvais dans une pièce avec des membres des équipes caisse qui se saisissaient d’une opportunité pour penser leur métier. J’entrais dans un environnement où la domination masculine ne se faisait pas ressentir physiquement.

Les hôtesses de caisse ne se sont pas focalisées sur leur métier de demain ou sur les transformations nécessaires à 2025, mais plutôt sur la réécriture de leur fiche de poste et la mise en visibilité de leurs savoirs. Dans les réunions, elles ont invité des membres des services des ressources humaines, de la comptabilité, du marketing et du contrôle de gestion pour mettre leur projet en application.

Ces interactions étaient d’une toute autre nature comparée à celles que j’observais dans le dépôt entre elles et les clients ou collaborateurs. Ces interactions ont donné naissance à des actes oraux et écrits (Aggeri, 2017) prenant la forme de fiches de poste, d’outils de gestion ou encore de catalogue de vente pour les caisses. Pour moi, ces actes oraux et écrits étaient des outils permettant de résister aux normes de genre dans l’organisation par des stratégies de déviance à ces mêmes normes.