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3. Différentes identités et leurs implications en termes de réflexivité

3.2 Faire coexister plusieurs identités

Je suis arrivée sur le terrain à un moment que je connaissais très bien dans la vie d’un dépôt, celui de la préparation de l’inventaire général. Je savais d’expérience qu’à ce moment de l’année, les dépôts souffraient de manque d’effectif pour permettre cette préparation. Pour moi, c’était une opportunité de me détacher de mon identité de contrôleuse, de ce statut de professionnel, cadre et sachant (Lambert & Pezet, 2011) venant du siège social. Je suis donc partie dans un premier temps me « salir les mains » pour aider à l’ensachage d’articles pour faciliter le comptage lors de l’inventaire général. Mon ancienne identité de contrôleuse me permettait de savoir à l’avance comment compter les articles selon la procédure, de bas en haut et de gauche à droite pour chaque rack ; noter le nombre d’articles sur un post-it sur chaque ensachage, et barrer tous les zéros pour ne pas les confondre avec un six.

Mais mon ancienne identité ne m’aidait en rien lorsqu’il s’agissait de sentir la douleur physique, surtout au dos, pour compter chaque rack, la douleur aux mains rongées par la poussière, les cervicales qui m’alertaient parce que je me penchais trop.

Mes nouveaux collègues, tous des hommes à ce moment-là, m’aidaient en me donnant leur « technique » pour « moins se flinguer le dos » et me remerciaient. Je voyais bien que j’allais beaucoup moins vite qu’eux mais j’étais « une main de plus ».

J’incarnais alors l’identité de chercheuse, d’ex contrôleuse de gestion et de femme essayant de se faire une place dans ce terrain. La coexistence de ces différentes identités (Haynes, 2008c) a donné naissance à deux postures très distinctes me concernant tout le long du travail de terrain. Lorsqu’il s’agissait de ma posture vis-à-vis de mes collègues du dépôt, j’avais une posture privilégiée : j’étais cet ex-contrôleuse qui travaille toujours dans le Groupe.

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Lors de mes échanges avec eux, le nom « Saint-Gobain Recherche » représentait pour eux un univers parallèle, très éloigné de leur réalité du terrain, une sorte d’« élite » (je reprends leur mot).

Un matin, autour d’un café, j’ai eu un échange avec un collègue masculin :

Collègue : « de toutes façons ça se voit que t’es cadre » Moi : « comment ça ? »

Collègue : « Comment tu te tiens, c’est pas pareil. Ça se voit que t’as pas galéré »

A ces yeux, mon capital physique et symbolique (Bourdieu, 1976, 1990; Haynes, 2008b) renvoyait cette idée d’une personne privilégiée qui n’a « pas galéré », me comparant forcément à d’autres membres du dépôt pour en avoir cette vision. Mais n’étant plus cadre pour la Plateforme du Bâtiment, il était très facile pour moi d’avoir avec eux des échanges informels lors des pauses café sans qu’ils craignent que je dévoile leurs pensées à la direction. Ils avaient compris que ce n’était pas mon objectif.

Ma posture était différente lorsqu’il s’agissait de ma relation avec les clients du dépôt. Je portais le même uniforme que les autres hôtesses de caisse et j’avais mon badge où mon prénom était inscrit. Je n’avais pas les habilitations pour manipuler l’argent en caisse ; alors j’étais beaucoup à l’accueil et lorsque j’étais en caisse, j’étais en observation. J’étais perçue comme une nouvelle hôtesse de caisse, ou une stagiaire en caisse. Une fois, alors que j’observais une hôtesse de caisse scanner des articles, un client a pensé que j’étais « inspectrice des caisses ». Mon capital physique de femme (Bourdieu, 1976; Haynes, 2008b) me permettait de me fondre dans ce métier du point de vue des clients. La perception de mon capital symbolique (Bourdieu, 1990) était alors tout autre car j’étais considérée comme hôtesse de caisse et ce rôle me situait différemment par rapport aux autres métiers.

J’avais lu plusieurs fois qu’en tant que chercheuse, il ne faut pas tomber dans le piège d’un « faux universalisme »15(Dill & Zinn, 1996),p.322) en incluant toutes les femmes dans une seule catégorie sans tenir compte des particularités de chacune, au risque de créer une catégorie essentialisante et de favoriser une catégorie de femmes par rapport à d’autres (Letherby, 2003). Une chose c’est de lire ce « faux universalisme » et d’en comprendre les risques de façon

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conceptuelle. Mais le vivre en endossant l’identité d’une « nouvelle fille en caisse » m’a donné un tout autre niveau de compréhension. Cette identité était celle d’un « sale boulot » (Hughes, 1962; Lambert & Morales, 2009; Morales & Lambert, 2013) aux yeux de la sphère sociale mais et aux yeux des équipes commerciales du dépôt.

J’avais moi-même une situation dominante vis-à-vis des « filles » en caisse. Elles savaient bien que ce n’était pas mon métier et elles m’ont ouvert les portes de leur métier avec beaucoup de générosité. C’est lorsque j’effectuais ce « sale boulot » que les effets de genre étaient les plus violents pour moi. Je partageais les contraintes de genre avec les enquêtées (Le Renard, 2010) et j’avais droit aux mêmes remarques sexistes et/ou dégradantes de la part de certains clients . J’avais observé comment les hôtesses de caisse répondaient à ces remarques et j’avais été étonnée de constater qu’elles répondaient par le silence car « ça passait plus vite ».

Je m’efforçais d’adopter la même stratégie de silence car l’objectif n’était pas de me faire remarquer ou de créer un scandale dans le dépôt. Mais ce silence était très violent pour moi. Mes lectures m’ont permis de comprendre qu’il s’agissait d’une autre forme de « sale boulot », non lié à l’aspect social, physique ou moral (Ashforth & Kreiner, 1999), mais celui lié aux émotions, l’« emotional dirty work »(McMurray & Ward, 2014).

Cette forme de « sale boulot » se définit comme la gestion des émotions de l’autre qui peuvent être à la fois pénibles, menaçantes et déplacées. Ces émotions ont alors un impact sur nos propres émotions (McMurray & Ward, 2014). Le silence que je m’imposais générait en moi un grand sentiment d’injustice. Alors que dans ma vie personnelle et de chercheuse j’apprenais à sortir de ce silence, dans mon terrain, je m’y soumettais.

Mais pour les hôtesses de caisse, le silence était une stratégie de défense (Dorlin, 2017) qui leur permettait de rapidement passer à un autre client. Ma façon de vivre le silence et la leur n’était pas la même, ce qui constituait une limite importante quant à mon identité de « nouvelle fille » en caisse. Pendant les pauses café, il leur arrivait de revenir sur un tel épisode et d’insulter le client entre elles pour évacuer leurs « sales émotions » :

« putain mais il se prend pour qui celui-là. On le sait qu’il part au ski dans les Alpes cet hiver et alors ? On s’en tape ! Je ne vaux pas moins que lui ».

Je ne les ai jamais entendues tenir de tels propos à un client. D’après les conversations que j’ai eues avec elles, une fois qu’elles sortaient du dépôt, elles ne souhaitaient pas repenser à ce type d’épisode engageant des « sales remarques » car la « règle d’or » était de ne pas « ramener la merde à la maison ».

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Ma limite en tant que « fille en caisse » était que les « sales remarques » m’envahissaient même en sortant du dépôt. Ces jours-là, je souhaitais quitter le terrain au plus vite pour retrouver mon univers confortable. C’est à ce moment-là de la thèse que j’ai commencé petit à petit la pratique de la musculation dans ma vie personnelle. J’avais besoin d’évacuer les méfaits de ce silence par mon corps. J’avais longtemps occupé les espaces collectifs pensés pour les femmes en pratiquant essentiellement du cardio. Je ne supportais plus être enfermée parmi les femmes alors je me suis autorisée à occuper l’espace masculin destiné à la musculation. La musculation m’avait été conseillée car elle permet d’évacuer la nervosité, notamment en travaillant sur un cycle de force où l’objectif est de gagner en force physique pure. Ce travail sur la force physique m’a permis d’avoir un nouveau regard sur mon corps et de découvrir que je pouvais davantage la développer, que mon corps avait des capacités que je ne soupçonnais pas.

« La transformation au rapport au corps qu’opère la pratique du sport s’accompagne d’une transformation profonde de leur (s’agissant des femmes) rapport aux hommes » (Bourdieu, 2002),p.233)

Reprendre possession de mon corps compensait ce que je perdais avec mon silence. Dans cet espace de musculation, j’ai eu droit à quelques commentaires sexistes, mais j’avais les outils pour y répondre. Cet espace m’a servi pour gérer cette violence et l’évacuer.

Je me suis beaucoup attachée aux « filles » en caisse. J’en suis devenue admirative. Je voyais ce qui m’avait été inconnu en tant que contrôleuse et je me rendais compte de leur rôle dans la performance dans l’entreprise. Elles « encaissaient » et le chiffre d’affaires et les remarques de certains clients (Benquet, 2009) mais restaient fortes et dignes en gardant le sourire « même à 6 heures du matin ».