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En progressant sur l’égalité hommes-femmes, l’entreprise progresse tout court (…)

7.1 Des dispositifs au service d’une logique économique

7.1.1 Le genre comme variable dans un « corporate gender statactivism »

Dans la présentation institutionnelle du réseau (Annexe 1, slide 3), il est mentionné que sa Présidente est la Directrice Générale des Ressources Humaines et de la Transformation Digitale. En mars 2016, j’ai pu participer à une matinée de présentation du réseau WIN, regroupant des femmes cadres du Groupe. A cette occasion, c’est la Directrice Générale des Ressources Humaines et de la Transformation Digitale qui s’est chargée de présenter le réseau WIN. Au moment de la présentation, elle ne s’est pas présentée comme Présidente du réseau mais parlait au nom de ses fonctions en tant que Directrice Générale des Ressources Humaines. Ce point me semble d’intérêt car il traduit une double symbolique : elle devient l’incarnation symbolique de la direction de l’organisation et l’incarnation symbolique de son réseau féminin. Je traduis cette double symbolique comme une hybridation des fonctions.

En portant à la fois le projet organisationnel et le projet du réseau, la Directrice Générale des Ressources Humaines est une « entrepreneuse de cause » (Blanchard et al., 2013), devant faire face à la tension économique, légale et sociale dans laquelle se situent les entreprises dans leurs politiques pour l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Les membres du comité de pilotage se retrouvent dans cette même hybridation car elles répondent à leurs devoirs managériaux tout en défendant une meilleure égalité entre les femmes et les hommes. Leur militantisme est de forme « consensuelle » (Boni–Le Goff, 2010) dans le sens où elles s’alignent sur une logique qui conçoit l’égalité pour des motifs économiques.

Il est intéressant de noter que le réseau WIN s’identifie en partie comme un réseau féministe. En effet, les présentations institutionnelles du réseau WIN expliquent que ce n’est pas qu’un

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« combat féministe » (Annexe 1, slide 12). Dans le même temps, lors de mes entretiens avec les membres du comité de pilotage, certaines d’entre elles se distanciaient du féminisme :

« On fait attention aux mots, on ne veut pas être taxées de féministes » Membre du comité de pilotage

« On ne doit pas parler que des femmes dans notre projet, sinon c’est du féminisme » Membre du comité de pilotage

Selon mes interprétations, certaines membres du réseau WIN associent le féminisme à du militantisme, un projet revendicateur faisant partie d’un passé lointain (Walby, 2011), en désaccord avec un projet organisationnel mettant en place des dispositifs pour que les femmes puissent prendre en main leur propre carrière (Gill, 2017; McRobbie, 2004; Scharff, 2016). Or, le féminisme peut prendre d’autres formes que celles de la protestation et se fondre à l’intérieur même des organisations sans que les membres qui le pratiquent ne se rendent compte qu’il s’agit de féminisme (Walby, 2011).

« Si on argumente la nécessité d’une plus grande diversité (hommes/femmes) par la performance, c’est parce que les hommes sont sensibles à ce discours. Et on a besoin d’eux pour y arriver » Membre du comité de pilotage Les membres du comité de pilotage intègrent l’idée selon laquelle les hommes seraient plus sensibles au discours de l’égalité pour des motifs de performance. Elles s’alignent sur ce discours de par leur fonction mais aussi parce qu’elles ont besoin de la mobilisation des hommes des strates hiérarchiques les plus élevées.

Les personnes qui animent le réseau, dans leur fonction hybride, sont amenées à réfléchir à la mise en nombre d’une certaine catégorie de femmes, les femmes cadres de l’organisation. Cette mise en nombre va dans le sens d’une égalité pour la performance de l’entreprise. En m’inspirant des travaux de De Rosa (2014) sur le gender statactivism, je me réfère à cette mise en nombre en la qualifiant de « corporate gender statactivism ». Cette forme de statactivism permet une mise en agenda politique de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes tout en servant les intérêts managériaux et l’image (Blanchard, 2018) du Groupe Saint-Gobain.

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Pour De Rosa (2014), le « gender statactivism » est une mobilisation sociale permettant d’encadrer des initiatives concernant le genre tout en offrant des solutions politiques pour y parvenir. Le « gender statactivism » implique de définir dans un premier temps ce qu’il faut mesurer et à partir de quels indicateurs (genrés) (De Rosa, 2014),p.319).

Dans la mise en nombre opérée par le réseau WIN, que je qualifie de « corporate gender statactivism », il s’agit d’une mobilisation organisationnelle où l’enjeu est de mesurer une catégorie sous représentée parmi une population stratégique, la population cadres. Les indicateurs mis en place vont permettre de rendre compte de la sous-représentation d’un genre (selon la terminologie organisationnelle) par rapport à un autre. Dans le cadre du gender statactivism, il est important de souligner que lorsque j’évoque le genre dans ce contexte, je me réfère au genre tel qu’il est perçu dans les statistiques du Groupe Saint-Gobain : une catégorisation sexuée femmes/hommes. Le corporate gender statactivism se nourrit d’un discours qui voit le genre comme une variable de performance dans l’entreprise et qui influence les indicateurs qui seront créés.

Pour le réseau WIN, ce « corporate gender statactivism » est l’un des dispositifs de pilotage de féminisation qu’il emploi et qui agit comme le reflet de la stratégie organisationnelle concernant la féminisation des postes. En effet, dans l’engagement de Pierre-André de Chalendar, c’est exclusivement la catégorie femme cadre qui acquiert une existence statistique. La progression statistique de la catégorie femme cadre dans la catégorie cadre globale et notamment parmi les cadres dirigeants, ne progresse pas suffisamment pour le Président Directeur Général. Si cet engagement s’adresse exclusivement à la population cadre, selon mes analyses, c’est parce qu’il s’inscrit dans une logique néo-libérale où le genre est perçu comme une variable à même d’influencer la performance financière de l’organisation. En effet les corrélations entre le genre et la performance financière ont surtout fait ces liens pour les populations du top management (Bernardi et al., 2002; Bernardi & Threadgill, 2011; Francoeur et al., 2008; Herring, 2009; Larkin et al., 2012). Dans cet engagement, il est indiqué que l’égalité homme-femme est un « facteur clé de croissance pour l’entreprise » devant être traité comme un « sujet stratégique par les comités exécutifs » et où il s’agit d’« adapter l’entreprise à la société et à ses marchés ».

La mise en nombre sert les intérêts du Groupe Saint-Gobain, mais lorsque le réseau WIN se saisit du « corporate gender statactivism » et publie des indicateurs dans son espace intranet, cela permet aussi de renforcer la mise en agenda politique de la féminisation des postes dans l’organisation. En effet, cette mise en nombre est rendue visible aux adhérent(e)s du réseau qui

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peuvent se situer à tout niveau de l’organisation. Bien que la mise en nombre permette la sauvegarde des intérêts managériaux, elle permet aussi de rendre visible une inégalité dans le partage du pouvoir.

L’une des présentations du réseau WIN (Annexe 4, slide 5) publiée dans l’intranet du réseau fait le point sur la féminisation des postes cadres dans le Groupe. Cette présentation adopte à la fois le logo du programme OPEN et du réseau WIN, renforçant l’idée que si un réseau a été créé dans un réseau plus global, c’est qu’il existe une spécificité concernant la population des femmes cadres qu’il convient de mettre en lumière par la mise en nombre.

Dans l’entreprise, la population cadre est traduite par différentes catégories cadres nommées classes Saint-Gobain, ou classes Hay. Le réseau féminin est attentif quant au suivi de l’évolution de la part des femmes dans chaque classe Hay.

Source : Intranet réseau féminin Saint-Gobain

Pour le Groupe Saint-Gobain, les cadres appartenant aux classes Hay 6 et au-delà ont un impact stratégique sur l’organisation. Le Groupe focalise son attention sur les femmes des classes 6 à 10 où l’organisation identifie un effet « plafond de verre » (Wirth, 2001).

J’ai énoncé précédemment qu’une carrière féminine est surtout envisagée sous le prisme d’une carrière de femme cadre. Au sujet du plafond de verre (Wirth, 2001), également mis en avant dans l’engagement du PDG du Groupe Saint-Gobain, il est envisagé à partir des catégories cadres dites stratégiques pour l’organisation. C’est la difficulté d’accès aux classes Hay 6 et

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plus qui constituerait le plafond de verre, soulignant les difficultés de partage de pouvoir aux postes de cadres dirigeants dans l’entreprise.

Les logiques néo-libérales et managériales impliquent la mise en place d’objectifs, indicateurs et la mise en responsabilité individuelle des cadres dirigeants (Muller, 2018). La présentation sur les plans d’action du réseau WIN (annexe 4 slides 9 et 10) exprime clairement les objectifs quantitatifs concernant la féminisation des postes cadres dans l’organisation :

Il s’agit d’atteindre un objectif de 25% de femmes dans la population cadres d’ici 2025 et 25% de femmes aux postes de senior management (classes Hay 10 et +) d’ici 2025. Pour atteindre ces objectifs, des états d’avancement sont communiqués tous les trimestres concernant le taux de femmes cadres à des postes de management, dans les recrutements, dans les cadres identifiés

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comme talents et dans les promotions. C’est ce travail de quantification qui permet la mise en agenda politique dans l’organisation, avec des limites mais aussi des opportunités.

L’une des limites dans la façon dont opère le réseau dans sa mise en nombre du genre est que se référer uniquement à l’évolution du nombre des femmes par classe Hay revient à envisager une égalité professionnelle si les femmes réussissent à calquer leur parcours professionnel sur le modèle masculin (Pigeyre & Valette, 2004). En fait, il s’agit de penser une égalité selon un modèle hiérarchique. Dans le même temps, la mise en nombre a aussi permis de penser des plans d’actions pour réduire cette inégalité et ainsi refléter un premier niveau de résistance au discours néolibéral sur l’égalité envisagée dans une logique économique.

En effet, une décision a été prise par la Directrice chargée des Ressources Humaines et de la Transformation Digitale concernant les cadres à hauts potentiels du Groupe. La mise en nombre a permis de révéler que seules 17% des femmes en 2016 étaient identifiées comme cadres à haut potentiel (Annexe 4, slide 7).

Cette mise en nombre a permis de questionner ce que signifie être un cadre à haut potentiel :

« Historiquement, l’un des critères pour être haut potentiel était la mobilité géographique. La décision a été prise de retirer la clause de mobilité pour permettre à un plus grand nombre d’être identifiés comme haut potentiel » Membre du comité de pilotage

Le retrait de la clause de mobilité a démocratisé la possibilité de devenir un haut potentiel. Il s’agit d’un exemple de plan d’action interrogeant les structures et permettant d’agir autrement que par reflet de ces structures.

Une autre limite de cette mise en nombre est de rendre invisible la majorité des femmes travaillant dans l’organisation. En effet, en 2016, selon le rapport de responsabilité sociale de l’entreprise, le Groupe Saint-Gobain déclare que parmi la population « femmes », 16,3% sont cadres, signifiant que 83,7% des femmes sont non cadres. Les postes des non cadres sont ni évalués dans des logiques de classes Hay, ni pris en compte dans les objectifs de féminisation des postes. Les femmes non cadres seraient alors « les grandes oubliées » (Meulders & Silvera, 2018) de la mise en nombre. Pourtant les problématiques de carrières se situent également aux niveaux les plus bas de l’organisation où les femmes rencontrent des carrières plates et leur propre plafond de verre se situe entre le passage du statut d’employée à cadre (Pochic, 2018).

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Dans la section suivante, j’analyserai certains dispositifs pensés par le réseau, invitant les femmes cadres à devenir des entrepreneures de soi (Brown, 2003; Chiapello, 2017; Cooper, 1992).