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Une justice de plus en plus technique

Les juges se rapprochent davantage des techniciens, les jurés s’éloignant encore des juges (A) qui, n’ayant aucune aptitude juridique, sont mal compris par les professions judiciaires qui y voient un manque de compétences de leur part (B).

A. La technicité difficile à concilier avec les jurés.

« La bataille pour le maintien du jury populaire et de la cour d’assises est essentielle car elle a pour enjeu le maintien d’une justice démocratique face à un modèle technocratique, voire corporatiste, le maintien de la délibération et de l’argumentation face à une conception technique, voire scientiste, de l’art de juger563 ».

Benoît Frydman résume parfaitement ici le dilemme auquel est confronté la procédure criminelle, celui entre la démocratie et la technicité. Quelles évolutions de la société française ont poussé la technicité à entrer dans le prétoire ? La technicité doit-elle chasser les symboles démocratiques et républicains de la justice ?

Il est vrai que la science et la technique s’invitent de plus en plus au sein de l’appareil judiciaire. La procédure criminelle n’échappe pas à cette tendance. En 1891, un avocat général, dans un discours de rentrée, estimait déjà que « le scepticisme de notre siècle scientifique réclame autre chose que cette institution du jury issue de la philosophie du siècle passé564 ». Les

positivistes italiens565 marquaient également leur opposition acharnée au jury d’assises, arguant

le fait que les jurés n’étaient pas des professionnels du droit et ne connaissaient pas cette

563 FRYDMAN Benoît, « La contestation du jury populaire : symptômes d’une crise rhétorique et démocratique »,

Questions de communication [en ligne], 2015, p. 116, [consulté le 2 novembre 2018].

564 BOUCHERY Robert, « Introduction », in Association droit et démocratie, « Le jury criminel », LPA [en ligne],

1996, p. 5, [consulté le 5 novembre 2018].

565 Le positivisme est un mouvement philosophique créé par Auguste Comte (1798-1857), qui considère que toutes

les activités philosophiques et scientifiques ne doivent d’effectuer que dans le seul cadre de l’analyse des faits réels vérifiés par l’expérience et que l’esprit humain peut formuler les lois et les rapports qui s’établissent entre les phénomènes, sans chercher à connaître leur nature intrinsèque. Le positivisme réfute la notion de cause. (Source : LAROUSSE, Dictionnaire [en ligne], « Positivisme », [consulté le 10 avril 2019]).

discipline. Selon eux, Enrico Ferri et Raffaele Garofalo566 en tête, il fallait que la science prime,

donc que seuls les juges professionnels jugent aux assises. Les jurés n’étaient donc « pas assez scientifiques567 », étaient inaptes à résoudre des problèmes psychologiques, médicaux, objectifs,

ou à comprendre les problématiques qui se posaient au regard de la personnalité du délinquant. Gabriel Tarde, bien que n’étant pas positiviste, était également contre le jury et souhaitait des « juges techniciens568 ». Ces trois auteurs ne toléraient pas que le juré, « ignorant, ait la même

voix qu’une personne savante569 ». Ces idées n’ont, cependant, duré qu’un temps, et n’ont pas

écorné l’institution. Néanmoins, cet argument est repris aujourd’hui par de nombreux auteurs, considérant, il a déjà été mentionné, que « juger est un métier570 », que les jurés ne peuvent statuer

sur la culpabilité et la peine d’un accusé, n’ayant pas les compétences techniques et juridiques pour cela. Henri Leclerc, face à ces arguments, répond que « ceux qui condamnent le jury en considérant que juger est un vrai métier font la même erreur que les positivistes571 ». Il s’interroge

sur la fonction de juger, et se demande si « juger, est-ce bien sûr que ce soit affaire de science, même juridique ?572 ». Il observe que l’erreur commise par les positivistes, et reprise par les

partisans de la suppression du jury, est qu’ils n’ont pas vu le fait que « pour dire le droit, il faut savoir, pour dire le fait, il suffit de comprendre573 ». Benoît Frydman est du même avis, affirmant

qu’il faut se garder d’« opposer efficacité et légitimité, professionnalisation de la justice et participation citoyenne, mais [qu’il faut] conserver ces deux exigences et avancer en même temps sur les deux fronts574 ». Selon lui, ni la professionnalisation de la justice, ni la participation

citoyenne n’ont à primer, ces deux pans différents de la justice pouvant plutôt être joints, la justice criminelle devant donc être rendue par ces deux types de juges. L’erreur commise est l’opposition entre ces deux juges, alors que chacun complète l’autre.

Par ailleurs, la justice devient de plus en plus technique et scientifique. Il a déjà été mentionné que les experts sont aujourd’hui vus comme relayant la vérité absolue, les juges portant une foi importante en leurs expertises. L’interprétation de ces preuves scientifiques serait, pour certains, plus compliquée pour le jury car il ne connait pas la science. Robert Vouin, déjà en 1967, répondait à cet argument que le magistrat n’a pas plus de connaissance en science que le juré.

566 Enrico Ferri (1856-1929) et Raffaele Garofalo (1851-1934) sont des criminologues du XIXe siècle, cofondateurs

de l’École italienne de criminologie avec Cesare Lombroso (1835-1909), et sont considérés comme étant membres du mouvement positiviste italien.

567 STEFANI Gaston et LEVASSEUR Georges, Droit pénal général et procédure pénale, Dalloz, 1966, p. 249. 568 TARDE Gabriel, La philosophie pénale, 1903 (Source : LECLERC Henri, « Faut-il en finir avec le jury

criminel ? », Esprit [en ligne], 1995, p. 45, [consulté le 26 novembre 2018])

569 Ibid.

570 Tel par exemple SAINT PIERRE François, Au nom du peuple français : jury populaire ou juges professionnels ?,

Odile Jacob, 2013, p. 41.

571 LECLERC Henri, « Faut-il en finir avec le jury criminel ? », Esprit [en ligne], 1995, p. 45, [consulté le 26

novembre 2018])

572 Ibid. 573 Ibid.

574 FRYDMAN Benoît, « La contestation du jury populaire : symptômes d’une crise rhétorique et démocratique »,

Mais, il concédait le fait que la formation professionnelle des magistrats permettrait de mieux comprendre les preuves scientifiques. Certains auteurs contemporains pensent le contraire et estiment que « quand il s’agit d’apprécier l’existence d’un fait et son imputabilité à une personne déterminée, rien ne prédispose un technicien du droit à une plus grande perspicacité dans l’appréhension de la vérité575 ». Chaque personne, selon cette thèse, est capable d’apprécier

l’existence d’un fait, et de l’imputer à une personne, cet arbitrage ne nécessitant pas un technicien en particulier. Robert Vouin faisait état d’un risque que courent les magistrats, celui de devenir « de plus en plus des techniciens576 » et d’être « de plus en plus loin des justiciables577 ». Ils

seraient en fait “coupés” de la justice. Or, il précisait que le juge ne doit pas être « étranger aux réactions de l’opinion publique, car comme la règle de droit, elle doit garantir la paix parmi les hommes vivant en société578 ». Il jugeait que « si le juré est, au regard du juge, un ignorant, le

juge, aux yeux du technicien ou du savant en est lui-même un autre ». Cette affirmation montre, à juste titre, que le juge est moins performant que le technicien ou l’expert, tel le juré moins efficace que le juge, et que ce dernier pourrait très bien, à termes, être remplacé par un technicien, voire par un robot. Le réel problème semble plus tenir à une “obsession” de la technicité et de la rationalité de la décision qu’à l’acteur qui rend le verdict. La justice paraît donc de plus en plus technocratique.

Aujourd’hui, la technicité est vue comme la science suprême. Le pouvoir est de plus en plus lié à la compétence technique. Cette observation ne se limite pas au monde de la justice mais à la société française dans sa globalité. Dans l’inconscient collectif, les “élites” d’aujourd’hui ne sont plus les philosophes ou les professionnels du droit, mais plutôt les ingénieurs. Le droit n’est plus source de réel pouvoir, comme il peut l’être par exemple aux États-Unis. Les présidents des États-Unis ont, notamment, pour la plupart, fait des études de droit et ont été avocat, avant d’occuper leur fonction présidentielle. En France, celui qui détient le pouvoir est aujourd’hui le technicien. C’est aussi pour cette raison que le jury est aujourd’hui vu comme « un archaïsme579 »,

une institution résultant de l’ancien temps. Ce mouvement technocratique n’est, par ailleurs, par spécifique à la France. Au Royaume Uni, un débat existait, sur la question de savoir s’il ne fallait pas faire entrer des techniciens et des experts du droit, dans la salle du délibéré, au moment où les jurés prennent leur décision. Cette proposition s’opposait à une loi qui avait interdit une telle mesure, le Contempt of Court Act de 1981. Le département des affaires constitutionnelles s’est saisi de cette question en 2005 et a rendu un rapport en février 2010, dirigé par Cheryl Thomas,

575 GERARD Karin et MORLET Pierre, « Douze jurés en quête d’avenir ? », Journal des procès, 1999, p. 5. 576 VOUIN Robert, « Le destin de la cour d’assises française », in Le jury face au droit pénal moderne, Bruylant,

1967, p. 145.

577 Ibid. 578 Ibid.

professeure à l’University College London, ayant conclu que « les jurés étaient justes et efficaces580 » et qu’il n’y avait pas besoin de faire rentrer des experts dans la salle du délibéré.

En France, par la loi 2019-2022, le gouvernement consacre, en quelques sortes, la thèse des positivistes du XIXe siècle et sous-entend que le juge, technicien du droit, est le seul habilité à

rendre correctement la justice pénale. Ce changement est un pas de plus vers le passage d’une justice démocratique à une justice technocratique.

Cependant, le manque de compétence est en réalité le réel grief fait aux jurés, peu importe qu’ils soient juges professionnels ou juges par épisodes.

B. Le grief contre le juré : le manque de compétence.

« À l’argument qui déclare que depuis que les juges sont nommé sous une “forme démocratique”, depuis la “démocratisation de la justice”, il n’y a plus besoin de jurys, qui étaient surtout présent pour protéger le peuple de l’arbitraire des juges professionnels, au nom du libéralisme politique, une partie de la doctrine répond le fait que les jurés ne sont pas les seuls magistrats non professionnels de l’ensemble de l’appareil judiciaire mais ne sont pas sans cesse remis en question pour autant581 ».

Benoît Frydman, comparant ainsi les jurés d’assises aux autres magistrats non professionnels, se demande en quoi les premiers sont moins légitimes que les seconds. En effet, plusieurs types de laïcs siègent aux côtés de magistrats dans de nombreuses instances mais ne sont pas remis en cause. Quelle est la différence entre ces juges et les jurés ? Quel est le réel reproche fait à ceux-ci ?

Le réel grief qui semble être fait au jury populaire est son manque de compétences juridiques. Le fait qu’il ne soit pas professionnel ne paraît, toutefois, pas capital. Cette justice, de plus en plus technique, s’oppose à des citoyens lambda qui jugeraient sans aucune technicité. Elle n’empêche pas, cependant, que des personnes ordinaires, ayant néanmoins les compétences, statuent sur des cas qu’ils connaissent. Ce serait alors le savoir-faire qui prime, sur le caractère professionnalisant de la fonction de juger. En comparant les jurés à des magistrats non professionnels qui siègent dans certaines instances, seuls les jurés n’ont aucune qualification juridique en droit pénal. Certains professionnels du droit remarquent que « lorsque la population intervient dans le jugement, c’est parce que généralement elle est spécialisée582 ». Célia Gissinger-

Bosse prend notamment l’exemple du tribunal de commerce, dont les juges sont des commerçants,

580 THOMAS Cheryl, Are juries fair ?, Rapport soumis au département du ministère de la Justice, [en ligne] 2010,

[consulté le 8 avril 2019].

581 FRYDMAN Benoît, « Juges professionnels et juges citoyens à la croisée des mondes » in Frydman Benoît, La

participation du citoyen à l’administration de la justice, Bruylant, 2006, p. 25.

582 GISSINGER-BOSSE Célia, Être juré populaire en cour d’assises : faire une expérience démocratique, Éditions

élus par leurs pairs pour deux ans. Ainsi, les juges, commerçants eux-mêmes, semblent plus à même de comprendre les problématiques qui seront posées devant cette juridiction. Également, le tribunal pour enfants est composé d’un juge pour enfants professionnel et de deux assesseurs, nommés par la garde des Sceaux, « reconnus pour leur niveau de compétence dans le domaine particulier de l’aide à l’enfant583». Amane Gorgorza fait d’ailleurs remarquer que ces juges n’ont

pas un rôle de “représentation populaire”584. Ils sont présents, précisément pour leur qualification

particulière, les compétences qu’ils ont acquises grâce à diverses expériences professionnelles, mais également pour leur spécialité. Les jurés d’assises, au contraire, siègent, pour la participation directe du peuple dans la justice. La valeur et le sens de l’échevinage sont, ainsi, totalement différents dans les deux types de justice.

Par ailleurs, une partie de la doctrine fait état de leur incapacité à juger dans certaines matières. En cour d’assises par exemple, la personnalité du délinquant doit être prise en compte au moment du délibéré, ce qui peut être compliqué pour le jury, du fait de sa subjectivité naturelle, mais également du fait qu’il n’a pas accès au dossier. Cette situation peut parfois être délicate et donner lieu à un verdict incomplet. Il est également reproché aux jurés d’avoir une « faible capacité à juger des affaires complexes, en matière économique surtout585 ». Cet argument

n’emporte cependant pas conviction. En effet, les juges professionnels n’ont pas tous des connaissances économiques développées, mais ils doivent également juger des affaires difficiles, particulièrement en matière économique, sous peine d’être coupable de déni de justice, et doivent donc s’adapter et s’informer. L’argument du manque de compétence était d’ailleurs celui utilisé pour justifier l’avènement des cours d’assises spécialisées, surtout en matière de terrorisme ou de trafics de stupéfiants, car souvent les affaires sont délicates et mêlent de nombreuses qualifications juridiques différentes. Cette réforme semble donc être la continuité des mesures mises en place les réformes précédentes. Ainsi, la justice étant de plus technique et spécifique, l’institution du jury populaire n’y trouve plus une place de choix. Outre cette justice davantage technique, la justice devient électronique. Les jurés ne se retrouvent pas non plus dans cette nouvelle justice algorithmique.

583 MINISTÈRE DE LA JUSTICE, « Tribunal pour enfants », Site internet [en ligne], [consulté le 4 avril 2019]. 584 GOGORZA Amane, « Jury ou justice populaire ? » in « Le jury populaire en questions », Revue pénitentiaire et

de droit pénal, 2012, p. 360.