• Aucun résultat trouvé

Une justice électronique en devenir

La justice de demain, d’ores et déjà en préparation, sera électronique, basée sur des algorithmes, statuant à la place du juge professionnel, n’incluant pas les verdicts des jurés d’assises (A). Cette justice électronique, censée gagner en efficacité, comporte, pourtant, de nombreux risques (B).

A. La justice algorithmique n’incluant pas les jurés.

« Le droit est finalement une matière souple, vivante, qui s'apprécie in concreto et in globo, et évolue avec les méandres de la société, lesquelles ne peuvent être anticipées par un ordinateur, aussi puissant soit-il. En somme, il ne peut se réduire à une règle écrite qui entrerait dans un degré de détail suffisamment élevé pour être modélisée, sans perdre de son efficacité. C'est pourquoi le droit appliqué ne peut être déterminé que par le truchement d'un juge doté du sens de la mesure et ne peut être entièrement contenu dans la formule d'un algorithme586 ».

Vincent Vigneau, conseiller à la Cour de cassation et spécialiste en droit des nouvelles technologies, fait état des aléas qu’encourt la justice de demain avec l’introduction d’algorithmes remplaçant les juges. La question de la définition d’un juge, d’un jugement, voire même du droit, risque de se poser avec cette nouvelle justice. En somme, tous les fondements de la justice seront redéfinis, et transformés. Quels sont ces changements ? En quoi les bases de la justice française pourraient-elles être modifiées ? Quel est l’impact sur les jurés ?

La justice française est, en effet, en pleine migration. Cette métamorphose se dirige vers la digitalisation du système judiciaire. La réflexion est de plus en plus tournée vers le remplacement des juges par des algorithmes. Celui-ci peut être défini comme « une suite finie et précise d’opérations dont l’application permet de résoudre des problèmes, d’exécuter des tâches ou d’obtenir des résultats587 ». Il fonctionne selon « des entrées, des sorties en suivant des étapes

nécessitant des décisions logiques, des comparaisons ou des analogies588 ». L’algorithme est très

souvent utilisé aujourd’hui, surtout dans les moteurs de recherche, car il permet, via des mots clés, d’accéder aux pages web les plus pertinentes. Boris Barraud, docteur en droit et spécialiste en droit des nouvelles technologies et des LegalTechs, affirme que « jusqu’à présent, les algorithmes ne s’exprimaient que dans le monde de l’informatique, du traitement et classement des données589 ». Pourtant, de plus en plus, certaines entreprises cherchent à développer un

programme qui jugerait à la place des juges. C’est d’ailleurs l’expérience que raconte Boris

586 VIGNEAU Vincent, « Le passé ne manque pas d’avenir », D., 2018, p. 1095.

587 BARRAUD Boris, « Un algorithme capable de prédire les décisions des juges : vers une robotisation de la

justice ? », Les Cahiers de la justice, 2017, p. 124.

588 Ibid. 589 Ibid.

Barraud, dans un de ses articles590, réalisée par quatre chercheurs anglo-saxons spécialisés en

informatique et psychologie positive, intitulée « Predicting judicial Decisions of the European Court of Human Rights: a Natural Language Processing Perspective » et publiée le 24 octobre 2016 au Peer Journal of Computer Science. Ces chercheurs ont inventé un algorithme capable de deviner les décisions de justice prises par les juges de la Cour EDH en croisant les faits, les arguments des parties et le droit positif pertinent. Dans huit cas sur dix, le juge-robot propose la même décision que le juge-humain. Ce test prouve largement que le juge, à termes, peut être remplacé par un robot. Boris Barraud montre ensuite dans son article que cette substitution est possible par le caractère “mécanique” du raisonnement syllogistique du juge. La plupart du temps, le juge statue en opérant un syllogisme strict - dans deux cas sur dix seulement, il prend en compte des circonstances particulières, extérieures au droit pur -. Or, le jury d’assises n’inclut jamais le droit applicable dans son verdict. L’ensemble du raisonnement de chaque juré est fondé sur la subjectivité et sur des considérations qui sont propres à chacun. Il n’est donc en aucun cas mécanique, dicté par une démarche syllogistique, et n’est pas, ainsi, susceptible d’être copié par un robot. La logique du jury est donc vouée à être exclue de la procédure algorithmique mise en œuvre. Ainsi, le maintien du jury d’assises, à termes, pourrait poser un problème dans la numérisation de la justice, ce qui peut également expliquer la réforme de suppression du jury d’assises pour les crimes les moins punis.

Cette informatisation de la justice est un mouvement plus large qui concerne déjà de nombreuses procédures. Aujourd’hui, il est désormais possible de divorcer de manière contentieuse en ligne seulement, à l’aide d’outils permettant le “divorce low-cost”. Également et encore plus marquant, la procédure d’injonction de payer peut, désormais, être réalisée, de manière totalement dématérialisée, sans se déplacer et devant son ordinateur. Il suffit de remplir un formulaire, de l’envoyer par mail au greffe du tribunal du débiteur, de payer les frais en ligne et la procédure est lancée. Il reste, à ce jour, une autre possibilité, celle de déposer une requête classique au greffe, pour éviter la “fracture numérique” et permettre à tous l’accès au juge. Néanmoins, ce pas franchi marque une volonté claire de dématérialiser les procédures. À propos de la procédure d’injonction de payer, Cécile Chainais considère que ce mouvement a également pour conséquence d’évincer des questions de compétence du tribunal591. Selon elle, puisque la

compétence du tribunal en matière d’injonction de payer en ligne est nationale, il n’y a plus d’interrogation liée au lieu de juridiction, ce qui peut être un avantage. Cependant, elle n’y voit pas un atout, mais considère plutôt que cette « juridiction virtuelle est une utopie comme un bon

590 BARRAUD Boris, « Un algorithme capable de prédire les décisions des juges : vers une robotisation de la

justice ? », Les Cahiers de la justice, 2017, pp. 121-139.

591 CHAINAIS Cécile, « Perspectives » in Colloque organisé par la Cour de cassation, La fin des questions de

lieu592 » mais également « comme un non-lieu593 ». Selon elle, saisir physiquement une juridiction

aurait certes quelques inconvénients pratiques mais aurait un énorme bienfait : celui de permettre aux gens d’exister, de se mélanger, et de cohabiter. C’est également ce que pensent Laure Heinich et Basile Ader, quand ils évoquent le nouveau palais de justice de Paris, situé dans le quartier des Batignolles, « quittant la place centrale de proximité qu’il occupait au cœur de la capitale594 » et

regrettant que « dans le nouveau palais en bordure de périphérie, il est expressément prévu que les avocats ne puissent pas passer par le même couloir que les juges d’instruction alors que nous faisons le lien avec les justiciables595 ». Cette remarque appuie notamment le fait que les juges

professionnels et le personnel judiciaire n’ont clairement plus envie de fréquenter leurs justiciables. La justice, assurant autrefois la reconnexion entre les individus, devient de plus en plus morcelée et égoïste, axée davantage sur l’individu que la société en elle-même. Laure Heinich et Basile Ader constatent que « tout va dans le sens d’une justice déshumanisée, sans parole, sans rencontre596 ». Le lien entre la justice et le citoyen, matérialisé jusqu’à présent par le jury, n’est

plus souhaité par l’État, le jury ne se justifiant alors plus sur ce point. C’est aussi pour cette raison que le jury ne se retrouve pas dans les récentes réformes sur la justice puisqu’il illustre la société et le lien entre la population et la justice, absent dans la justice de demain. Cette justice électronique comporte, cependant, de nombreux risques.

B. Les risques d’une telle justice électronique.

« Mais, en réalité, la “datafication” a un effet trompeur. Elle repose souvent sur des indicateurs indirects quantitatifs résultant de choix plus ou moins arbitraires des concepteurs du logiciel, de sorte que le résultat ne peut être considéré comme dénié de biais car il dépend en grande partie des valeurs attribuées aux différentes données collectées. Il faut donc se défaire de l'idée selon laquelle l'algorithme serait un outil neutre597 ».

Vincent Vigneau désacralise ici l’idée de neutralité dans la justice algorithmique. Il explique, en effet, que celle-ci, apparaissant comme un remède à tous les maux de la justice, notamment la partialité du juge, n’est, en fait, pas dépourvue de risques. Quels sont-ils ?

592 Ibid. 593 Ibid.

594 HEINICH Laure et ADER Basile, « Réforme de la Cour d’assises : un recul insensé du droit des femmes », L’obs

[en ligne], 2018, [consulté le 8 mars 2019].

595 Ibid.

596 HEINICH Laure et ADER Basile, « Réforme de la Cour d’assises : un recul insensé du droit des femmes », L’obs

[en ligne], 2018, [consulté le 8 mars 2019].

Ce besoin d’efficacité, fondement de la mise en place de la justice algorithmique, provient de « l’européanisation du droit et de la mise en concurrence des systèmes de justice598 ». Ce

mouvement a commencé, dès la fin du XXe siècle, lors de l’entrée des pays de l’Europe centrale et

orientale (ci-après PECO) dans l’UE, en 1995. À cet égard, l’UE a demandé à ses membres de proposer un modèle de qualité de la justice aux nouveaux membres. La performance y était centrale, car les nouveaux pays entrants devaient être capable de se mettre à concurrence des instruments de l’UE, très rapidement. C’est ainsi que les systèmes judiciaires ont commencé à se comparer et à chercher à être toujours plus performants. Les appareils judiciaires sont également devenus des facteurs d’attractivité économique pour de nouvelles entreprises qui souhaitaient un accès rapide et pratique au juge, en cas de contentieux, et un règlement des différends rapide, peu cher et transparent. Par ailleurs, une augmentation considérable des affaires a été observé ainsi qu’une demande toujours plus concise du règlement des litiges. Les justiciables ont peu à peu perdu confiance dans leur système judiciaire. Toutes ces raisons expliquent un impact important sur la compétitivité de l’UE, et sur sa capacité pour les investisseurs de pays tiers à investir et à s’installer au sein de l’UE. Ainsi, le numérique est arrivée comme une solution à tous ces maux. Aujourd’hui, le rapport Doing business initié par la Banque mondiale indique que le système judiciaire français est peu attractif. C’est sans doute pour une de ces raisons que la justice algorithmique et technologique a pris tant d’ampleur ces dernières années, quitte à supprimer des institutions révolutionnaires, telles que le jury d’assises.

Néanmoins, pléthore de risques existent concernant une telle justice. Le premier réside d’abord dans la partialité de la décision. En effet, pour permettre qu’un algorithme statue à la place d’un juge, il faut introduire de nombreuses décisions dans la base de données du prototype. Une première interrogation touche à la personne qui fait le choix des décisions à insérer dans la machine. L’impartialité de la décision rendue in fine dépendra de la personne qui a placé les décisions, outils de bases de l’algorithme. Si cette dernière travaille pour un cabinet d’avocats ou pour une entreprise privée, la décision pourrait être orientée et servir les intérêts de l’entreprise pour laquelle elle travaille. La personne qui rentre les décisions en amont doit donc être impartiale et neutre. Une autre question porte sur le choix en lui-même des décisions. Pourquoi choisir cette décision et pas une autre ? Le biais se fait forcément dans le choix des décisions à insérer. Il y a donc deux risques, avant même de commencer l’expérience. Par ailleurs, l’algorithme est souvent vanté pour assurer une décision neutre et impartiale, mais si la personne qui l’alimente est elle- même partiale, la décision finale le sera aussi. Pour améliorer ce concept, il faudrait donc, à l’avenir, un robot qui trie lui-même les données pour éviter toute intervention humaine dans le procédé.

598 LACOUR Stéphanie et PIANA Daniela, « Juges augmentés, justice amputée ? Les chausse-trappes de justice

algorithmique », Conférence (Source : GALEMBERT Claire (de), Séminaire de Sociologie de la justice, Master 2 justice et droit du procès, janvier- juin 2019)

Un autre danger est la protection des données des personnes. Les logiciels d’algorithmes pourraient être piratés, afin d’obtenir les décisions en avance, il est donc nécessaire de trouver des protections adaptées à ce genre de service. En effet, sécuriser la justice, fonction régalienne de l’État, nécessite des outils plus performants que ceux utilisés pour un ordinateur classique. Ces outils sont onéreux, et, la justice fonctionnant à budget constant, il semble compliqué d’ajouter un poste de dépenses supplémentaires.

Un troisième aléa est le buginformatique. Le langage informatique, le code, est un langage totalement inconnu pour la plupart de la population. L’avènement du numérique semble, pour certains penseurs, similaire à l’invention de l’écriture. Antoine Garapon, juriste et magistrat, et Jean Lassègue, anthropologue, affirment notamment que les informaticiens d’aujourd’hui sont les seuls à détenir la “science des ordinateurs” et sont assimilables aux scribes de l’Antiquité qui étaient les seuls à savoir écrire599. Ainsi, et telle la population de l’Antiquité, les citoyens sont

perdus, lorsqu’ils ont un problème avec leur ordinateur. Les acteurs judiciaires ne s’en sortent pas mieux et considèrent qu’ils sont paralysés lorsque leur machine ne fonctionne pas. Ainsi, les situations où les greffes sont bloqués car un ou deux ordinateurs sont en panne, sont fréquentes. Toute la juridiction est ainsi figée jusqu’à l’arrivée de l’informaticien. Le tribunal est dépendant de celui-ci, détenteur du savoir.

Un dernier risque est d’aboutir à une justice rapide et mauvaise. De nombreux auteurs craignent une justice mal rendue, des erreurs judiciaires dont l’algorithme serait à l’origine. Une justice rapide n’est pas une justice sereine. Au contraire, certains auteurs considèrent que la justice en cour d’assises est une justice trop lente et qu’une bonne justice devrait aussi respecter le délai raisonnable. Par ailleurs, l’algorithme n’attache pas d’importance au cas particulier, parfois nécessaire à prendre en compte dans une affaire compliquée. Ainsi, toutes les décisions seraient identiques, bien que les situations jugées ne le soient pas. Aux dangers d’erreurs judiciaires pourraient être corrélés des risques de perte des garanties procédurales. Sous prétexte d’une justice rapide et plus performante, des droits qui sont considérés, dans une société “aboutie” comme fondamentaux, seraient bafoués, telle l’oralité.

Ainsi, les jurés d’assises sont supprimés non seulement pour des raisons budgétaires mais également car ils ne peuvent s’adapter à une justice technologique. Une dernière série de justifications, sociologiques, permet d’expliquer la suppression partielle de cette institution.

Section troisième : Les motifs sociologiques justifiant une telle

réforme.

D’autres raisons, sociologiques, semblent justifier une telle réforme. En effet, le justiciable a l’air de moins accepter qu’auparavant le juré dans le prétoire (I). Le gouvernement et les acteurs juridiques, à l’instar du justiciable, ne comprennent pas non plus le maintien de cette institution jugée archaïque, trop chère et trop indulgente (II).