• Aucun résultat trouvé

Une intime conviction basée exclusivement sur des sentiments ?

« La vérité judiciaire exprimée par la réponse, affirmative ou négative, des jurés aux questions relatives à la culpabilité n’est pas le produit d’une confrontation abstraite entre un organe de la vox populi et des faits bruts. Née de la contradiction, elle prend forme dans “la sincérité de la conscience” par-delà la confusion propre à tout drame humain, dans ce dépassement intérieur qu’est toute œuvre de raison110 ».

Ainsi s’expriment Karin Gérard et Pierre Morlet, tous deux avocats, défendant l’idée que l’intime conviction n’est pas seulement un ensemble de sentiments des jurés. Il est vrai que

105 LECLERC Henri, « Faut-il en finir avec le jury criminel ? », Esprit [en ligne], 1995, p. 46, [consulté le 26

novembre 2018].

106 C. pr. pén., article 81, alinéa 1 : « Le juge d'instruction procède, conformément à la loi, à tous les actes

d'information qu'il juge utiles à la manifestation de la vérité. Il instruit à charge et à décharge. »

107 Ibid.

108 Ancien juré, Entretien en 2009 (Source : GISSINGER-BOSSE Célia, Être juré populaire en cour d’assises :

faire une expérience démocratique, Éditions Msh, 2017, p. 200.)

109 Ibid.

l’intime conviction semble ne se baser que sur leur intuition et leurs impressions. Pourtant, l’argumentation n’aurait-elle pas sa place dans la salle du délibéré ?

Une critique habituelle faite aux jurés et à l’intime conviction est qu’ils ne statuent qu’avec leur opinion personnelle. Il est vrai que les sentiments des jurés influent sur leur décision. Avant d’être jurés, ils sont Hommes, ce qui les rend par définition subjectifs. Cette subjectivité peut être incomprise, notamment par les acteurs du procès pénal, qu’ils soient accusés, témoins, victimes ou spectateurs. L’incompréhension tient notamment au fait que cette part individuelle intervient au moment de juger les infractions les plus graves du système pénal français. Ainsi, certains accusés sont « contre le fait de ne pas être jugé par des preuves mais d’être jugé par des opinions émises à leur sujet, donc d’intuitions sentimentalement nourries111 ». Un autre grief émis contre

les jurés est d’être attendris. Hippolyte Bérard des Glajeux, président de la Cour d’appel de Paris au XIXe siècle, s’exprimait précisément en ce sens, dans ses Souvenirs d’un président d’assises :

« quels qu'ils soient, les jurés sont toujours impressionnés par des sentiments plus que par des raisonnements. Ils ne résistent pas à une femme donnant à téter ou à un défilé d'orphelins […]112».

Des termes certes durs mais qui résument bien la méfiance que les jurés inspirent aux juges professionnels. François Saint Pierre, avocat contemporain et réfractaire à l’institution, va même jusqu’à affirmer que c’est la « présence de jurés qui hystérise les cours d’assises actuellement113».

Il concède le fait que « ce n’est pas la faute des jurés, c’est la faute des acteurs du procès, qu’il s’agisse du président de la cour d’assises, des avocats de la défense comme de ceux de la partie civile114 ». Ces acteurs chercheraient à tout prix à influencer les jurés, “proies faciles”, qui

« discréditent115 » alors la justice criminelle. Les défenseurs du jury reconnaissent eux-mêmes

cette part de subjectivité des jurés - les détracteurs auraient parlé de sentimentalisme-. À cet égard, Ils ont une « conscience et des scrupules116» lorsqu’ils jugent, ils réalisent un « travail d’empathie,

nécessaire pour juger117».

Les jurés jugent certes en fonction de leurs intuitions mais la subjectivité est seulement une part de ce qui permet aux jurés de se forger leur intime conviction. En effet, les jurés utilisent leur bon sens, leur logique pour obtenir un raisonnement. Célia Gissinger-Bosse, chercheuse et sociologue, a analysé les comportements des citoyens siégeant en cour d’assises. Elle a, au travers

111 DAYEZ Bruno, « La cour d’assises, une foire aux monstres », Journal des procès, 1999, p. 14.

112 BERARD DE BLAJEUX, Souvenirs d’un président d’assises, 1893 (Source : BOUCHERY Robert,

« Introduction », in Association droit et démocratie, « Le jury criminel », LPA [en ligne], 1996, p. 4, [consulté le 5 novembre 2018]).

113 SAINT-PIERRE François, « La cour d’assises a perdu de son “intelligence et son âme” depuis 1941 », Dalloz

actualités [en ligne], 2018, [consulté le 8 mars 2019].

114 Ibid. 115 Ibid.

116 STEFANI Gaston et LEVASSEUR Georges, Droit pénal général et procédure pénale, Dalloz, 1966, p. 249. 117 GISSINGER-BOSSE Célia, Être juré populaire en cour d’assises : faire une expérience démocratique, Éditions

d’entretiens d’anciens jurés, essayé de comprendre comment se crée l’opinion d’un juré sur la culpabilité ou la non culpabilité de l’accusé118.

Elle remarque d’abord que les jurés, après une écoute attentive des débats, sont surpris de voir une « forme d’humanité dans la criminalité119 ». Une jurée interrogée précise notamment que

« c’est un déballage mais qui aide à comprendre le pourquoi du comment120 », qui permet ensuite

un « un assemblage d’éléments121 ». L’écoute de ces débats permet de « construire122 » une

conviction. L’auteure emploie le terme “construire” car c’est précisément cette idée. Les jurés ont évidemment un préjugé en voyant l’accusé, et ont une première impression. Leur intuition va progressivement s’estomper pour se concentrer sur des faits. Un cheminement, un raisonnement se dessine pour exclure le « jugement à l’emporte-pièce123 », jugement préconçu et voir émerger

« le doute et le questionnement124 ». Plusieurs jurés expliquent eux-mêmes que « cette décision,

elle est amenée tout doucement … Ce n’est pas comme ça, ce n’est pas ni oui ni non sans savoir de quoi il en retourne. C’est vraiment une décision qui est amenée au fil des jours, on y va vraiment en douceur125 ». Ce résultat est en effet un ensemble d’éléments ramassés qui sont mis ensemble

comme un puzzle pour en faire un jugement. La logique du juré est donc sollicitée. Une jurée l’explique avec ses mots en définissant l’intime conviction comme « la construction du raisonnement126 ». Elle estime qu’elle n’a pas « jugé n’importe comment127 », elle a jugé « par

rapport à [son] intuition et à un raisonnement128 ». L’auteure analyse également comment

« l’intime conviction réconcilie l’émotion à la raison, le ressenti et la certitude129 ». Elle énonce :

« pour cette jurée, l’intime conviction serait quelque chose de ressenti et donc d’intérieur. Mais, alors que la raison et le ressenti s’opposaient précédemment, cette jurée les pense indispensables

118 Célia Bossinger-Bosse est docteur en science de l’information et de la communication. Elle a rédigé une thèse

intitulée : Être juré populaire en cour d’assises, Faire une expérience démocratique, effectuée sous la direction de Philippe Breton, publiée et qui a fait l’objet de nombreux prix. Dans ce travail de recherche, l’auteur a interviewé de nombreux anciens jurés d’assises, ayant participé à des sessions de cours d’assises. L’auteur posait des questions, les personnes interrogées répondaient. Ces entretiens sont déjà orientés et triés par l’auteur de la thèse, dont ce travail de mémoire s’est plusieurs fois inspiré.

119 GISSINGER-BOSSE Célia, Être juré populaire en cour d’assises : faire une expérience démocratique, Éditions

Msh, 2017, p. 96.

120 Ancienne jurée, Entretien en 2009 (Source : GISSINGER-BOSSE Célia, Être juré populaire en cour d’assises:

faire une expérience démocratique, Éditions Msh, 2017, p. 109.)

121 Ancienne jurée, Entretien en 2011 (Source : GISSINGER-BOSSE Célia, Être juré populaire en cour d’assises:

faire une expérience démocratique, Éditions Msh, 2017, p. 103.)

122 GISSINGER-BOSSE Célia, Être juré populaire en cour d’assises : faire une expérience démocratique, Éditions

Msh, 2017, p. 38.

123 Ibid. 124 Ibid., p.105

125 Ancienne jurée, Entretien en 2010 (Source : GISSINGER-BOSSE Célia, Être juré populaire en cour d’assises :

faire une expérience démocratique, Éditions Msh, 2017, p. 104.)

126 Ancienne jurée, Entretien en 2010 (Source : Source : GISSINGER-BOSSE Célia, Être juré populaire en cour

d’assises : faire une expérience démocratique, Éditions Msh, 2017, p. 212.)

127 Ibid. 128 Ibid.

129 GISSINGER-BOSSE Célia, Être juré populaire en cour d’assises : faire une expérience démocratique, Éditions

à la formation de son jugement ; l’intuition n’empêchant pas le raisonnement130 ». En clair,

l’intime conviction est d’abord basée sur des intuitions. Mais elle se forme également par un raisonnement et un cheminement que réalise le juré pendant l’audience.

La rationalité dont font preuve les jurés pour juger est concédée par la doctrine. Karin Gérard et Pierre Morlet considèrent notamment que « [l’] intime conviction [est] loin d’être l’expression d’impulsions subjectives ou arbitraires, [mais] apparait au contraire comme le résultat de la mise en œuvre de deux valeurs, la rationalité et la sincérité, dans l’appréciation de la force probante des éléments (…) soumis au jury131 ». Il s’agit de « faire prévaloir la raison

commune sur la compétence technique132 ». L’acte de juger n’est alors pas conçu comme « le

produit d’un formalisme étroit, mais comme l’exercice d’une liberté fondée sur la raison, c’est-à- dire sur la capacité de soumettre des intuitions subjectives à un concept, à savoir la norme juridique133».

Cette déduction est notamment possible grâce à l’oralité des débats. De nombreux auteurs ont montré le fait que l’oralité de la procédure permet aux jurés de se forger leur intime conviction. En effet, le juré n’ayant pas accès au dossier, ne connait l’affaire que par ce qui est dit et expliqué à l’audience. Il entend d’abord l’ordonnance de renvoi devant la cour d’assises et les charges qui pèsent sur l’accusé. Il écoute ensuite l’accusé, la victime, les témoins, les débats. C’est grâce à ceux-ci qu’il pourra se construire une opinion, un doute, qui va fonder son intime conviction. Célia Gissinger-Bosse, dans sa thèse, explique comment la parole représente pour les jurés l’accès à la réalité. C’est en entendant les acteurs de ce procès pénal qu’ils comprennent leur rôle de juge. C’est par la parole qu’« ils réalisent qu’ils doivent juger un crime comme ça, et que la situation est bien réelle134 ». Selon Phèdre de Platon, « il semble que l’écriture permette une conservation

de l’information, alors que l’oral apporte une connaissance effective135 ». L’oralité du débat va

permettre d’intégrer l’information, d’autant que celle-ci est sélective. Il n’est pas possible, il est vrai, de tout dire à l’oral, et le juré n’en retient qu’une partie. Il y a donc un décalage entre les informations du président qui a accès à l’entier dossier, et les jurés qui n’ont que celles qu’ils ont entendues et retenues à l’audience. Ainsi, « le passage du dossier et dépositions au crible de la parole a pour objectif d’installer le doute critique comme principe de discussion préalable à l’intime conviction136 ». L’oralité permet donc de passer de la subjectivité au raisonnement du

130 Ancienne jurée, Entretien en 2010 (Source : GISSINGER-BOSSE Célia, Être juré populaire en cour d’assises :

faire une expérience démocratique, Éditions Msh, 2017, p. 154)

131 GÉRARD Karin et MORLET Pierre, « La cour d’assises : une œuvre de raison », Journal des procès, 2005, p. 19. 132 Ibid.

133 Ibid.

134 GISSINGER-BOSSE Célia, Être juré populaire en cour d’assises : faire une expérience démocratique, Éditions

Msh, 2017, p. 29.

135 PLATON, Phèdre, 370 av. J.C. (Source : GISSINGER-BOSSE Célia, Être juré populaire en cour d’assises : faire

une expérience démocratique, Éditions Msh, 2017, p. 29.)

136 WAECHTER Bruno, « Le jury populaire à l’épreuve de la souveraineté populaire » in Association droit et

juré. Cependant, Serge Livrozet, ancien accusé condamné à deux reprises par une cour d’assises, déplore cette spécificité. Il regrette le verdict des jurés qui ne se fonde que sur ce qu’ils ont entendu137. Ce point de vue est partagé par de nombreux professionnels du droit. Avec

l’instauration du tribunal criminel départemental, ce vœu sera exaucé puisque les juges professionnels et les assesseurs auront accès à l’entier dossier, y compris pendant le délibéré.

Ainsi, par la construction de l’intime conviction qui apparaît précisément car les jurés n’ont pas de connaissance juridique, mais tout de même par un raisonnement logique basé sur le sens commun, les jurés peuvent émettre un verdict. Une partie de la doctrine considère, cependant, que celui-ci a été influencé par de nombreux acteurs.

II. L’influence des jurés présupposée.

Outre le fait qu’ils jugent selon leur intime conviction, les jurés sont accusés d’être facilement influençables par de nombreux acteurs, notamment l’opinion publique ou encore les magistrats professionnels (A). Peut-être influencés, les jurés semblent pourtant particulièrement fiers et concernés par la tâche qui leur incombe, celle de juger leurs semblables (B).