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Chapitre 4 : Eudes de Châteauroux et le Talmud

3. Dénonciation

3.1 Les juifs ne sont plus fiables

Du siècle d’Augustin jusqu’à la condamnation du Talmud, les intellectuels chrétiens tiennent pour acquis que les juifs connaissent bien la Loi orale, puisqu’ils étudient en profondeur la Bible. Il ne se fait pas rare de voir des docteurs chrétiens rencontrer des intellectuels juifs et des rabbins pour discuter et comprendre le sens littéral de l’Ancien Testament260. Les commentaires sur l’ancienne Loi qu’apportent de nombreux rabbins – tels Rachi (1040-1105)261 et Maïmonide (1135 et 1204) – sont lus et étudiés par les savants chrétiens, pour ensuite être incorporés dans leurs commentaires bibliques. Or, la découverte du Talmud au XIIIe siècle pose un problème fondamental : Eudes de Châteauroux et ses contemporains sont persuadés que les juifs ont délaissé l’Ancien Testament pour suivre désormais le Talmud comme « nouvelle loi ». Cette nouvelle conviction est vue comme un véritable scandale puisque, pour le cardinal, cela suppose que les juifs ont abandonné la Loi orale et en même temps la tradition biblique. Cette récrimination suit, comme nous l’avons dit plus haut, la logique de saint Augustin qui soutient dans ses sermons que les juifs ont pour devoir de perpétuer la tradition biblique. De ce fait, aux yeux des chrétiens, le judaïsme doit rester inchangé, puisqu’en tant que religion ancienne il ne peut y avoir d’évolution262. Depuis l’époque biblique jusqu’au XIIIe siècle une transformation constante du judaïsme se fait sentir, mais les polémistes n’ont, en fait, pas compris et même réalisé l’importance du développement de la tradition rabbinique qui structure la vie juive. Pour eux, les juifs appartiennent au passé, ils ne peuvent donc changer. Ce problème de temps et d’évolution est bien fondamental dans le discours chrétien, qui ne peut envisager d’adopter de nouveaux dogmes. Par exemple, les réformes engendrées, telle que la réforme grégorienne, ont pour but non pas d’apporter des nouveautés, mais bien de revenir à l’Église d’origine. Il s’agit, cela dit, bien ici du message chrétien, puisque le christianisme latin a construit, tout au long du Moyen Âge, des dogmes nouveaux (le purgatoire par exemple).

260 COHEN Jéremy, « Scholarship and Intolerance in the Medieval Academy : the study and Evolution of

Judaism in Europe Christendom », op. cit., p. 607.

261 Salomon de Troyes, connu sous le nom de Rachi (1040-1105) était un rabbin influent et commentateur de

l’Ancien Testament et du Talmud. Il vécu à Troyes, en Champagne. Voir LAMBERT Christian Yohanan, Le Talmud

et la littérature rabbinique, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, pp. 137-138.

Dès lors, selon eux, les juifs ne sont plus capables de les éclairer sur la Bible puisqu’ils l’ont rejetée263. Pour Eudes de Châteauroux, ils ne sont donc plus crédibles, car comment croire

aux enseignements de ceux qui se sont éloignés de Dieu ? En effet, pour le cardinal-légat, les juifs se sont écartés de Dieu dès le moment où ils ont abandonné la Loi qui leur avait été révélée au mont Sinaï. Par conséquent, lorsqu’il écrit en 1247 à Innocent IV au sujet du Talmud, Eudes blâme les juifs de s’être éloignés de la Loi donnée par Moïse :

« […] noverit sanctitas vestra, quod tempore felicis recordationis D. Gregorii pape

quidam conversus, Nicolaus nomine, dicto summo pontifici intimavit, quod Judei lege veteri quam Dominus per Moysen in scriptis edidit non contenti; imo prorsus eamdem pretermittentes, affirmant legem aliam que Thalmud, id est doctrina, dicitur, Dominum edidisse, ac verbo Moysi traditam […]264 ».

Ainsi, Eudes de Châteauroux tient à faire comprendre au pape que l’ancienne Loi ne satisfait plus les juifs et ces derniers ont résolu de l’ignorer complètement. Il faut, de ce fait bien comprendre que pour le cardinal cette « déviation » des juifs face à leur religion est inquiétante, voire menaçante. En effet, si nous suivons Augustin dans son De Civitate Dei contra paganos265 au sujet des juifs qui se convertiront au christianisme à la fin des Temps, leur rôle en tant que témoins directs du Christ n’a plus raison d’être s’ils s’égarent du judaïsme en suivant une « nouvelle Loi ». Le Talmud devient, de ce fait, un livre condamnable, et ce, pour plusieurs raisons. Par le Talmud, les juifs ont préféré délaisser une Loi donnée par Dieu, l’Ancien Testament, pour se tourner vers un livre écrit de la main d’un homme. Nous pouvons alors comprendre la détermination d’Eudes de Châteauroux, un exégète prophétique convaincu266, qui

263 CHARANSONNET Alexis, L’Université, l’Église et l’État dans les sermons du cardinal Eudes de

Châteauroux (1190?-1273), thèse cit., p. 85.

264 Lettre d'Eudes de Châteauroux à Innocent IV (1247) dans S. GRAYZEL, The Church and the Jews in the

XIIIe century : A Study of Their Relations During the Years 1198-1254, Based on the Papal Letters and the Conciliar Decrees of the Period, op. cit., p. 276.

« […] sachez votre sainteté, qu’au temps du pape Grégoire d’heureuse mémoire, un converti du nom de Nicolas fit

savoir au souverain pontife mentionné que les juifs, non satisfaits de l’ancienne Loi que le Seigneur a fait connaître à l’écrit par l’intermédiaire de Moïse, et même l’ignorant complètement, affirment que le Seigneur a fait connaître une autre loi, qu’ils nomment Talmud, c’est-à-dire enseignement, et l’a confiée oralement à Moïse […]».

265 Sur la conversion des juifs à la fin des Temps : Augustin, De Civitate Dei contra paganos, XX, 29: PL XLI,

704.

266 CHARANSONNET Alexis, « Du Berry en curie : la carrière du cardinal Eudes de Châteauroux (1190?-1273)

et son reflet dans sa prédication op. cit., p. 29. Alexis Charansonnet apporte la définition du terme exégèse prophétique comme suit : « Type d’exégèse littérale qui s’appuie en particulier sur les prophéties de l’ancien testament » (p. 29, note 75).

le pousse à jouer un rôle central dans la controverse du Talmud et à condamner les allégories trouvées dans ces écrits rabbiniques.