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Les jeux et la fondation

Avant propos

5.4 Les jeux et la fondation

L’épisode s’inscrit, lui aussi, dans cette perspective. Et ce sont bien les navires qui retiennent toute notre attention. Ils sont désignés du nom de l’animal fabuleux qui était figuré en proue. L’ensemble de ces proues pourrait être une évocation de l’hiver.

Pristis est la latinisation du mot grec. On retrouve le terme sous la forme pistrix. La pistrix

est, selon Ernout et Meillet383, une sorte de monstre marin, une scie ou encore une espèce de squale. C’est aussi le nom donné à la constellation de la baleine qui se situe sur un alignement

379

Açvas = cheval. Voir LASSEN, C. Indische Alterthumskunde, I, p.762

380

Voir Yâska, XII et OLDENBERG, H. La religion du Véd , Paris, 1903

381

THOMAS, J., Structures de l'imaginaire dans l'Énéide, p.303.

382

ELIADE, M., le chamanisme, p. 119

383

138 qui atteint Fomalhaut du Poisson austral. Le Centaure est bien un hiéroglyphe du Sagittaire et la Chimère, par son aspect caprin et associé à la mer ici, est un hiéroglyphe du Capricorne. Les navires, dans la course, arrivent dans l’ordre des signes qu’ils représentent. Sergeste et son Centaure arrivent derniers, Gyas et sa Chimère sont troisièmes, Mnesthée et sa Pristis deuxièmes, Cloanthe et sa Scylla premiers. Scylla est aussi un hiéroglyphe des Poissons. Le quatrième signe de l’hiver est le Verseau qui n’apparaît pas au travers des navires, mais bien dans l’étoffe qui est remise au vainqueur puisqu’on y retrouve la figure de Ganymède. Ainsi donc, Virgile, dans son évocation de la Sicile et de ces régates en l’honneur d’Anchise, marque les deux solstices et la course symbolique que doit effectuer Énée au travers de l’année. À l’image de Cloanthe, il sortira victorieux et sera, comme nous l’avons déjà écrit, le

nouveau Ganymède. C’est un des sens que prend le lusus Troiae.

Aux vers 588 et suivants, Virgile décrit les circonvolutions des cavaliers troyens. Comme le souligne Alain Deremetz384, la comparaison que Virgile fait entre le lusus Troiae et le labyrinthe, trouve sa source dans les liens mythiques qui unissaient la Crète et Troie et que nous avons détaillés précédemment. Nous retrouvons dans l’épisode virgilien, les deux motifs centraux du mythe de Thésée, mis en évidence par M. Detienne385 à la suite de l’iconologue F. Johansen : la danse et le labyrinthe. Ainsi les vases corinthiens du VIe siècle avant Jésus-Christ illustrent-ils le mythe de Thésée et du Minotaure par le combat et la danse. Celle-ci est le geranos ou danse de la grue et ce motif n’a certainement pas échappé à Virgile. Selon M. Detienne386, la danse se rattache à l’image de l’animal intelligent que les bestiaires antiques reconnaissent à cet oiseau. C’est aussi un « navigateur d’une habileté merveilleuse qui vole d’une extrémité du monde à l’autre ». Les danseurs, tout comme l’oiseau qui essaie de relier les deux bouts de la terre, tenteraient de faire rejoindre l’entrée et la sortie du labyrinthe, “de faire coïncider la fin et le début”, pour provoquer une nouvelle naissance, motif que l’on retrouve fréquemment dans les mythes liés aux Dioscures. Mais curieusement, Virgile n’associe pas la danse du labyrinthe à la grue, mais au dauphin. Nous sommes d’accord avec A.Deremetz : la substitution n’entraîne pas de changements fondamentaux dans la valeur référentielle. Le dauphin, comme il l’écrit387, était le compagnon des navigateurs antiques qu’il charmait par sa beauté et son intelligence. Il faisait aussi partie de l’environnement

384

DEREMETZ, A., "Virgile et le labyrinthe du texte," Uranie 3 (1993), p.55

385

DETIENNE, M., L'écriture d'Orphée, ch. 1, la grue et le labyrinthe, p.25

386

Op. cit., p.23

387

139 familier romain et de la décoration des riches villas campaniennes et latines. Le dauphin est également un motif zodiacal que Virgile associe au motif commun. Aratus de Solus plaçait le Dauphin dans le voisinage du Capricorne. De nombreuses monnaies qui faisaient figurer l’animal sur l’avers ont été retrouvées dans les régions placées dans le signe du Capricorne. Il faut ajouter à cela les motifs des statues d’Aphrodite dites “du Capricorne”388 dont les décors s’inspirent d’une statue retrouvée à Aphrodisias, en 1961. La déesse est voilée et le décor de son épendyte est assez évocateur : un collier pectoral et un croissant de lune, les Charites, Hélios et Sélénè et enfin une Aphrodite Pelagia sur un animal marin, accompagnée d’un dauphin et d’un Triton. Les statues de ce type présentent toujours une Aphrodite Pélagia sur une chèvre marine avec le dauphin. A. Deremetz souligne encore389 que les cavaliers du lusus imitent un combat armé (pugnaeque cient simulacra sub armis…585) et nous savons que la plupart des combats des Troyens sont encore à venir. Le lusus pourrait donc annoncer les guerres qui vont jalonner les six derniers livres de l’Énéide. Mais nous partageons aussi l’analyse de M. Putnam390 qui voit dans le lusus, l’annonce des grands conflits de l’histoire de Rome. L’association des chevaux391 et des Gémeaux, rappelle évidemment les Dioscures, mais annonce aussi Romulus et Rémus. La comparaison avec les dauphins, hiéroglyphes du Capricorne, prédit Auguste et la bataille d’Actium qui était, comme nous le savons, une bataille navale. Par le carrousel, Virgile associe clairement la cosmologie et le pouvoir392. Il nous donne, en même temps, la vision qu’il a de Rome, à la fois terrestre et temporelle, céleste et éternelle.

Une fois les jeux terminés et après s’être entretenu avec l’ombre de son père, Énée fonde une nouvelle ville qu’il confie à Aceste (…interea Aeneas urbem designat

aratro…Gaudet regno Troianus Acestes vv.755 et sqq.). Si l’on prend Cumes comme omphalos, le mont Éryx se situe dans le signe des Gémeaux, ce qui n’est pas sans rappeler le

contexte de la fondation par Énée, de la ville de Pergamée en Crète et donc une possible anticipation du lien qui unira Rome aux Gémeaux. Après avoir fondé la ville, Énée dédie un temple à sa mère (…Erycino in uertice sedes fundatur Veneri Idaliae). Comme le rappelle

388

Voir RICHER, J., Géographie sacrée du monde romain, pp.254 et sqq.

389

Op. cit, pp.59 et sq.

390

PUTNAM, M.C.J., The poetry of Aeneid, p.87

391

Rappelons que le geranos est pédestre .

392

140 Jacques Perret393, le temple d’Aphrodite, sur le mont Éryx, est très ancien et la Vénus érycine est bien à l’origine de la Vénus romaine. Tite-Live nous précise dans quelles circonstances la Vénus érycine obtint un temple à Rome. En 217 avant Jésus-Christ, lors de la deuxième guerre punique, face à Hannibal, Rome était dans une situation critique. Le consul Cunctator fit consulter les livres sibyllins. Les oracles révélèrent que si Rome était victorieuse, il fallait que l’on s’engageât à célébrer des jeux en l’honneur de Jupiter, à dédier un temple à Vénus érycine et à Mens, à ordonner des prières publiques et à vouer un printemps sacré aux divinités (XXII, 9). Le temple dédié à Vénus fut bâti sur le Capitole, à côté du temple de Jupiter. La dédicace fut présidée par le consul Cunctator en personne, le 23 avril 215, lors des

Vinalia Priora, en l’honneur de Jupiter. Ce jour correspond, par ailleurs, à l’entrée du soleil

dans le signe du Taureau, domicile de la planète Vénus. Robert Schilling a bien noté que le culte de Vénus érycine a été dépouillé de ses attributs orientaux et que cette Vénus Astarté est devenue romaine. Virgile présente son héros comme le fondateur du temple : il justifie ainsi, les liens qui existaient entre la Vénus du mont Éryx et Rome et sa volonté de rattacher Énée à une Vénus ouranienne, puisqu’il ne reste pas en Sicile.