• Aucun résultat trouvé

Entre César et Auguste

Avant propos

3.4 Entre César et Auguste

Notre interprétation solsticiale de l'ekphrasis pourrait trouver un écho dans la configuration du forum d'Auguste en général et du temple de Mars Vltor en particulier. Ce temple fut d'ailleurs à l'origine du forum, suite à une promesse faite par le futur empereur alors qu'il allait combattre Brutus et Cassius dans les champs de Philippes en 42 avant Jésus-Christ. Ce n'est que 40 années plus tard qu'Auguste concrétisa son projet : en effet, le forum fut dédicacé le 12 mai de l'an 2 avant Jésus-Christ et fut construit dans le prolongement, sur des terrains personnellement acquis par l'empereur, ce qui lui laissa toute latitude dans l'agencement des monuments. L'ensemble se compose du temple en lui-même, de portiques et d'exèdres qui entourent l'édifice et enfin d'une place au centre de laquelle se trouvait le quadrige d'Auguste. L'analogie avec le forum de César est assez frappante si l'on observe la répartition des masses architecturales, mais le choix iconographique est tout aussi riche que déroutant.

Le temple de Mars Vltor, dont l'architecture s'inspirait largement du temple de Vénus

Genitrix, situé sur le forum de César, s'avançait beaucoup plus vers le centre de la place. Cet

agencement favorisait une vision centralisatrice, rehaussée par la présence d'une statue de l'empereur en aurige, dans l'alignement de l'entrée du temple. Le naos était clos par une abside qui abritait trois statues : Vénus, Mars et César divinisé. L'exèdre nord comprenait une statue d'Énée, portant Anchise sur son dos et tenant Ascagne par la main. La statue du héros occupait la niche centrale tandis que les rois d'Albe et les Julii remplissaient d'autres niches de l'hémicycle et du portique, mais elles étaient plus petites. Dans l'exèdre sud, la statue de Romulus répondait à celle d'Énée. Le fondateur de Rome portait les dépouilles opimes. Il était entouré de tous les plus grands généraux de la République353. Trente Cariatides s'alignaient de

353

Pour la synthèse de notre description, nous avons lu avec attention l'ouvrage de L. Duret et J.P. Néraudau, Urbanisme et métamorphoses de la Rome antique, Paris, 1983 et particulièrement les pages 102 à 114.

126 part et d'autre des portiques qui s'étendaient sur les longs côtés de l'esplanade. Entre ces statues, figuraient vraisemblablement des médaillons à l'effigie de Jupiter Ammon354.

L'ensemble du décor offre une richesse symbolique particulièrement dense. On peut y voir, bien sûr, le rapprochement entre l'histoire de la Gens Julia et celle de Rome, spécialement la période républicaine qui transparaît au travers des statues des summi uiri. Auguste y tient une place centrale, entouré d'Énée dont il possède la pietas et de Romulus dont il détient la uirtus. Cette position est renforcée par la présence de Mars, père de Romulus, entouré de Vénus, ancêtre divine de la gens Julia et de César divinisé, son père adoptif. Il apparaît donc comme un nouvel Énée et un nouveau Romulus, homme d'essence divine, incarnation tant de la uirtus que de la pietas. Mais, comme le fait remarquer Jean Richer355, il ne faut pas oublier l'importance que l’empereur accordait à l'astrologie.

Le prologue des Géorgiques paraît utile à notre propos. Virgile y propose à Auguste une demeure astrale comme lot d'immortalité. Ces vers sont largement analysés par Jean Bayet : le signe dévolu à Auguste sera celui de la Balance, entre Érigone et les Pinces. Il présidera ainsi au mois qui a été celui de sa naissance ; on sait que l'empereur était né le 23 septembre (ou le 22) et que le mois zodiacal de la Balance était à cheval entre septembre et octobre. Ainsi, comme le note Jean Bayet356, Auguste est venu au monde en même temps que le soleil entrait dans la Balance. Mais nous savons que le futur empereur avait choisi le Capricorne comme signe protecteur de son destin. À ce sujet, les remarques formulées par Bouché-Leclercq, Cramer et d'autre encore, relayées par Jean Richer (GSMR, p. 171) nous semblent intéressantes : lorsque la Balance est le signe du domicile du soleil au moment de la naissance, le Capricorne a été le signe de la conception. Cette théorie, vraisemblablement antique357, pèche par son imprécision. Mais pour Jean Bayet, cette méthode, attestée par Antiochos de Comagène, peut avoir été empruntée par Octavien. Deux signes étaient donc dévolus à l'empereur et les pièces de monnaie en attestent : c'est le cas de cistophores en argent frappés à Pergame entre 31 avant Jésus-Christ et 14 après Jésus-Christ 358, représentant

354

ANDREAE, B., L'art de l'ancienne Rome, Paris, 1973, fig.250 : il s'agit de restitutions partielles d'après des fragments retrouvés.

355

RICHER, J., Géographie Sacrée du Monde Romain, p.171

356

BAYET, J., "L’immortalité astrale d’Auguste ou Manilius commentateur de Virgile, REL N° 17 , 1939, pp.152

357

voir à ce sujet CUMONT, F., "Zodiacus" in Charles Daremberg, Edmond Saglio et Edmond Pottier) éds., Dictionnaire des antiquités grecques et romaines

358

127 à l'avers, la tête nue d'Auguste et au revers le Capricorne avec la corne d'abondance sur le dos ; c'est aussi le cas de monnaies frappées à Éphèse sur lesquelles figurent deux cervidés en vis-à-vis, sur un autel, animaux évocateurs de la Balance. Enfin, nous savons par Suétone (Vie

d'Auguste, 50) que le cachet qu'Auguste apposait aux actes publics fut d'abord un sphinx,

autre symbole de la Balance. Ainsi, nous pensons que l'espace du forum, conçu par Auguste, est lui aussi, à l'image de son concepteur, empreint de toute une symbolique zodiacale.

Les deux exèdres, nord et sud, pourraient symboliser l'axe Verseau-Lion. En effet, nous pouvons supposer que les trente cariatides, situées de part et d'autre de ces exèdres, renvoient aux trente degrés du signe de chacune d'elles. Celle de gauche est dans le signe du Verseau par la présence d'une part d'Énée, dont nous avons dit qu'il pouvait en être un avatar et d'autre part par celle des statues des rois d'Albe : la ville d'Albe est dans le 3e décan du Verseau dans un système dont l'omphalos est Cumes. L'exèdre sud-est se place dans le signe du Lion, d'une part parce qu'il complète l'axe et d'autre part parce qu'il y a Romulus. Quand on parle de Romulus, on pense, bien évidemment à la louve, qui, comme nous le détaillerons à propos de l'île de Circé, est un symbole du signe du Lion. À cet égard, une remarque de Richer nous paraît pertinente : dans l'Alexandra de Lycophron, la prophétesse Cassandre-Alexandra, décrit Romulus et Rémus, qu'elle donne pour fils d'Énée, comme une “paire de lionceaux” (vers 1233). Nous n'insisterons pas davantage puisque le signe du Lion fait l'objet d'un chapitre ultérieur. À l'instar de l'ekphrasis du temple de Junon, les exèdres offrent un ancien axe solsticial Verseau-Lion. Pour comprendre cette symbolique et pour la replacer dans l'éclairage de l'Énéide, il nous faut évoquer, comme l'a fait avant nous Jean Richer, l'horoscope de Jules César.

D'après Macrobe (Saturnalia, I, 12, 34), César est né le 4e jour des ides quintiles, ce qui correspond au 12 juillet. Les Fastes d'Amiterne et d'Antium (CIL, I, 2, pp.244 et 248) font également état de cette date. L'année de sa naissance est fixée à 100 avant Jésus-Christ par Suétone (Vie de César, LXXXVIII), par Plutarque (César, LXIX) ou encore par Velleius Paterculus (II, 41, 2). Quelques historiens, dont E. Horst359 ou encore J. Carcopino360, ont voulu le faire naître en 102 ou en 100, supputations qui vont à l'encontre de toutes les sources antiques. L'horoscope de César est intéressant : le signe natal est le Cancer, l'ascendant est

359

HORST, E., César, une biographie, 1981, p.303 n.1 (traduction par D. Meunier)

360

128 Sagittaire et le milieu du Ciel en Balance. J. Richer fait également état d'un passage de Suétone (Vie de César, 79) où l'on peut lire que, d'après certains bruits qui se répandaient, César s'apprêtait à gagner Alexandrie ou Troie en emportant toutes les richesses de Rome. Richer interprète ces rumeurs en termes symboliques : César voulait apparaître comme un nouvel Alexandre ou un nouvel Énée, descendant de Vénus et lié personnellement à l'axe Lion-Verseau. Ainsi, César aurait préféré le Lion au Cancer, comme signe natal : en effet, au moment de sa naissance, Vénus avait son domicile dans le Lion, à 6° sur l'écliptique. Nous partageons cet avis d'autant que, contrairement aux conclusions de l'auteur qui voit dans l'exèdre nord, une allusion au Sagittaire et au début du Capricorne, nous pensons, comme nous venons de le dire, que les deux exèdres (nord-sud) symbolisent un axe Lion-Verseau. L'ascendance de César en Sagittaire justifie, à elle seule, sa divinisation. À l'instar d'Héraclès qui atteint la « sainteté » par son mariage mystique avec Hébé, symbole du Verseau, César, perdant son côté Sagittaire, touche au divin et le Verseau est précisément le véhicule de cette ascension. Notre attention est aussi attirée par les chapiteaux ornés, trouvés dans le temple de Mars Vltor et qui font partie du décor. Ils ont été restitués par Deglane361. On y voit distinctement des chevaux ailés associés à un imposant décor floral. Selon Pierre Gros, ces chevaux ont une signification funéraire362. De manière générale, les chevaux ailés font allusion à un triomphe divin. Pensons, par exemple, aux chevaux du temple de l'Ara della

Regina à Tarquinia qui associent un triomphe divin en rapport avec le destin de la cité. Il n'est

pas rare non plus de trouver, dans l'art étrusque, des chevaux ailés tirant le char des défunts, peut-être même spécialement chargés de véhiculer, vers le ciel, les âmes royales ou celles d'hommes exceptionnels. Nous avons vu, dans notre chapitre consacré à la position de la ville de Troie dans une roue zodiacale centrée sur Sardes, que le cheval ailé est un symbole du signe du Verseau. Ce dernier est bien le véhicule de transfert au ciel de l'esprit. À cet égard, la clé de voûte de la basilique de la Porte Majeure est éclairante. J. Carcopino, dans son ouvrage sur cet édifice, la décrit de manière assez précise : on y voit l'enlèvement de Ganymède par Zeus et celui des filles de Leucippe par les Dioscures. Carcopino y précise l'attitude de Ganymède : de sa main droite, l'échanson tient une hydrie et la penche. Ce détail permet de confirmer l'identification de Ganymède avec le Verseau, faite par les astrologues anciens. Le Pseudo-Ératosthène (Catastérismes, 26) a clairement établi l'équivalence entre Ganymède et

361

Voir GROS, P., Aurea Templa, planche XXXVIII

362

129 la constellation du Verseau. Franz Cumont (RA., p.56) en a déduit que Ganymède, dans cette représentation dans la clé de voûte, monte dans les étoiles. Nous partageons, avec Carcopino, cette vision pythagoricienne de l'"Assomption " de l'éphèbe, d'autant que Nigidius Figulus, connu pour avoir rénové le pythagorisme romain, fait compter parmi les figures mythologiques représentatives du Verseau, celle de Ganymède :

Aquarius putatur esse Ganymedes (Nigidius, fr. LXXXVIII Swoboda)

Il semble donc bien établi que, dans la basilique, le rapt de Ganymède est un symbole pythagoricien du voyage des âmes à travers l'éther.

La signification cosmique du décor du forum, pour nous, ne fait pas de doute. Et nous partageons l'avis de Richer : l'importance de la symbolique zodiacale s'inscrit dans le renouveau du culte d'Apollon voulu par Auguste dans sa réforme religieuse. Le quadrige de l'empereur, dans l'axe de la statue de Mars et en symétrie par rapport aux exèdres, conforte cette symbolique solaire apollinienne : Auguste reste en quelque sorte, l'omphalos de ce complexe, comme doit le devenir Énée, au terme de son errance. Il convient, d'ailleurs, pour terminer, comme le suggèrent Duret et Néraudeau, d'éclairer ce qui vient d'être dit, à la lumière du texte. Mais leur conclusion est assez succincte : les constructeurs du forum ont transposé, dans l'architecture et avec leurs moyens matériels, la vision offerte à Énée par Anchise ; l'organisation de la place, la symétrie des statues, permettent de réserver à l'image d'Auguste une place centrale, ce qui fait dire à Pierre Grimal (Italie retrouvée, p.124) que ce forum apparaît « comme une Énéide de pierre implantée au cœur de la ville ».

130

Chapitre 4 Les signes prophétiques