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JARRY A-T-IL ETE RECONNU PAR SES PAIRS ?

Dans le document Jarry et les revues (Page 181-200)

POURQUOI JARRY FAIT-IL PARAITRE DES CHRONIQUES ?

JARRY A-T-IL ETE RECONNU PAR SES PAIRS ?

Constat : fragmentation de l’œuvre de Jarry

La fragmentation présente au sein de l’œuvre de Jarry (mais « …au reste, qu’est-ce qu’un « texte », sinon, toujours, un fragment de texte ? » 475) devait dérouter grandement à son époque Vallette ou Natanson 476 et déroute encore aujourd’hui (elle a valeur d’énigme). Elle apparaît comme quelque chose de très moderne, de révolutionnaire même 477, qui va contre toutes les conceptions que l’on se fait de la littérature, même si, comme l’écrit Genette 478 : « L’intangibilité (« Tout se tient, on ne peut changer aucun détail sans que l’ensemble s’écroule etc. ») que l’on prête volontiers à ce que l’on admire n’est souvent rien d’autre que le reflet de cette admiration, et l’artiste est souvent seul à connaître la part d’inachèvement, ou de « renoncement », que dissimule la plus « parfaite » de ses œuvres. ».

La publication de Faustroll, qui est peut-être l’exemple le plus frappant et le plus abouti de cette fragmentation 479, est rendue impossible, hormis – partiellement – dans des revues (c’est-à-dire dans le lieu où elle trouve une justification : la revue, lieu du multiple, de l’éclectique est le mode de publication le mieux à même d’accueillir une telle œuvre : aussi Jarry publie-t-il des chapitres de Faustroll dans Le Mercure de France et dans La Plume (le 34ème chapitre en novembre 1900).

Néanmoins, Jarry espère une publication en volume (Marcel Schwob souhaite également celle-ci puisqu’il écrit à Jarry le 5 mai 1898, après la

475 Michel Arrivé, Lire Jarry, Bruxelles, Editions Complexe, 1976, p 10

476 Gustave Lanson écrit en 1895 (in Hommes et livres, Slatkine Reprints, 1979, p 346) « Toute idée de roman ou de poème qui n’est pas réalisée en sa forme parfaite n’est qu’un projet ou une ébauche d’idée, enfin une intention sans valeur. »

477 Remarquons que Rimbaud a la même volonté de détournement de forme. Les Illuminations, il les appelle ses « fraguemants » (dans une lettre de mai 1873 adressée à Delahaye, citée par Guyaux, in Poétique du fragment, Baconnière, 1991, p 190). Guyaux (idem, p 189), écrit que : « Les Illuminations sont une performance d’inachèvement. L’ouverture, ou plutôt la non-clôture de l’œuvre, apparaît dans chaque texte… » Fénéon a très bien cerné cette dimension-là de l’œuvre puisqu’il écrit dans « Arthur Rimbaud. Les Illuminations », in Le Symboliste, octobre 1886 (repris dans Œuvres, Gallimard, 1948, p 211) : « Les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer dans un ordre logique. (…) Œuvre enfin hors de toute littérature, et probablement supérieure à toute ».

478 Figures V, « Des genres et des œuvres », Paris, Seuil, 2002, p 132.

479 La fragmentation et l’inachèvement qu’elle suppose ne sous-entend pas, il faut le souligner, relâchement dans l’écriture et absence de construction : aussi Faustroll obéit sans doute à une construction rigoureuse : remarquons par exemple que la phrase inaugurale du septième – sept, chiffre magique – chapitre du roman : « A travers l’espace feuilleté des vingt-sept pairs, Faustroll évoqua vers la troisième dimension… » fait échos à celle qui clôt le… septième livre : « Cependant Faustroll, avec son âme abstraite et nue, revêtait le royaume de l’inconnue dimension ». Tout Faustroll est contenu, en quelque sorte, dans cette phrase unique, cette phrase double.

parution de fragments dans le Mercure de mai – rapidement donc – : « Mon cher Jarry, je viens de lire le docteur Faustrol (sic) et je ne veux pas tarder à vous dire avec quel plaisir (…) J’espère le relire bientôt en volume. » 480). Il envoie son manuscrit à Vallette, qui le refuse, puis le dirige ensuite vers La Revue Blanche, par l’intermédiaire de Thadée Natanson, qui ne répond pas favorablement à la demande de Jarry même si son refus, auréolé de tact, n’est pas net.

Sa lettre date du 17 janvier 1899 et met sur pied une parole imprécise.

« J’ouvre, mon cher ami, le manuscrit où il est raconté l’histoire du docteur Faustroll. Jusqu’ici elle était encore enfermée et ficelée. Je crois reconnaître son personnage qui a figuré au Mercure et trouve des feuillets imprimés.

Rappelez-moi donc pourquoi le manuscrit nous est offert. S’agit-il de fragments à publier dans la revue ? S’agit-il d’un volume à éditer ? » 481

Le fait que Jarry ait publié les chapitres 6 et 10, 11, 12, 13, 14, 15 du livre en mai 1898 dans Le Mercure de France est-il pour le desservir ? Natanson ne fait pas l’effort de défendre cette œuvre parce qu’il pressent que Jarry l’a proposée avant au Mercure et qu’il ne veut pas faire figure de dernière chance ? Il n’est pas interdit de passer en revue toutes les éventualités. Ce qui est marquant dans cette réponse de Thadée, c’est le flou qui s’en dégage.

L’incompréhension de l’éditeur face au manuscrit est manifeste (« je crois reconnaître son personnage… »). Pour décrire le roman, il emploie une périphrase plate et passe-partout : « le manuscrit où il est raconté l’histoire du docteur Faustroll » (le titre n’est-il pas Gestes et opinions du docteur Faustroll ?). On peut assimiler l’ouverture physique du manuscrit à la découverte de l’œuvre aux multiples facettes. Ne doit-on pas prendre

« ficelée » dans tous les sens ? Natanson n’est-il pas surpris par la dispersion rendue manifeste par le fait de sortir les feuillets de leur enveloppe

? N’a-t-il pas l’impression en ouvrant le manuscrit que l’œuvre, ou plutôt la notion d’œuvre, se défait sous ses yeux ? Une chose le prouve : sa question, qui peut paraître comme un refus poli, déguisé, mais également comme l’explicitation d’une incompréhension : « s’agit-il de fragments [le terme est fort] à publier dans la revue ? »

Même si Alfred Vallette refuse la publication en volume, rendons-lui crédit en citant un passage de son oraison funèbre 482 : « Une des œuvres les plus

480 Cité par Arnaud, p 417.

481 Lettre citée par Georges Bernier, in La Revue Blanche, Hazan, 1991, p 137.

482 In Mercure de France, 16 novembre 1907, p 374.

curieuses d’Alfred Jarry, et dont Le Mercure de France a publié quelques chapitres, n’a jamais paru en librairie : Gestes et opinions du Docteur

Faustroll, pataphysicien. J’en ai le texte complet. » J’ai le sentiment que cette phrase n’est pas innocente et que ce passage de son oraison peut-être vu comme une annonce masquée à l’attention des éditeurs, une sollicitation implicite (sous-entendu : j’ai cet ouvrage, si vous voulez le publier, contactez-moi). Du reste l’ouvrage paraîtra quatre ans après la mort de l’auteur, en 1911, chez Fasquelle, par les soins de Saltas et Danville.

Faustroll est une revue

Il faut dire que Faustroll a de quoi déconcerter 483. Cet ouvrage est un recueil de poèmes en prose qui, pour certains d’entre eux, apparaissent comme la synthétisation de savoirs (« différents savoirs critiques, techniques, mathématiques s[e] tressent » en Faustroll note justement David 484) ou de singularités (ainsi la singularité 485 picturale : des îles sont dédiées à des peintres, la singularité littéraire : des îles sont dédiées à des écrivains…). Les présences culturelles (Gauguin, Valéry, Mallarmé) voisinent avec des théories diverses (psychophysique, matérialisme lucrécien, théories aristotéliciennes, pythagoriciennes… Aussi par exemple dans le livre 8 « éthernité », l’on trouve des « lettres télépathiques du docteur Faustroll à lord Kelvin »). L’œuvre ne vise pas néanmoins à être un fourre-tout mais un éclatement tenu (par la notion même d’œuvre, qui, même si elle est mise en péril, n’en demeure pas moins présente), vivant dans une éphémère éternel (corps décomposé = corps en décomposition) qui nous la rend proche (les fragments de l’œuvre de Jarry peuvent apparaître comme autant de « larmes solides » du Surmâle 486).

On pourrait comparer ces textes qui constituent Faustroll à des électrons gravissant autour d’un atome invisible (cet atome, on le cherche constamment à la lecture comme s’il était le nœud du problème ; cet atome est peut-être cette question : qu’est-ce qu’une œuvre ?) dans un mouvement constant et

483 Selon Michel Arrivé, « c’est sans doute (…) le texte le plus déconcertant, par la complexité et l’apparente incohérence de sa structure » : PL I, 1216.

484 In Revue Europe, mars-avril 1981, numéros 623-624, p 58.

485 Le fait que Jarry dédie des îles est à mon sens parlant. Il cherche ainsi à rendre palpable la notion de singularité. Nous ne sommes pas en présence d’un continent par exemple (lequel symboliserait à merveille la notion de famille littéraire). Néanmoins, ce continent existe peut-être, sorte de pré-monde, éclaté en myriades d’étoiles que sont les îles. Faustroll dessine d’une île à l’autre un parcours, et donc une ligne. Par son voyage, il tente me semble-t-il de recomposer cette unité défunte (détruite ?).

486 « Elle a fait substituer, par un joaillier habile, à la grosse perle d’une bague qu’elle porte fidèlement, une des larmes solides du Surmâle » : PL II, 271.

visant à rendre le texte comme un corps vivant, qui entretient avec ses différentes parties des liens nourrissants et contradictoires. On peut en effet casser allègrement la formule de Friedrich Schlegel selon laquelle « pareils à une petite œuvre d’art », les fragments « doivent être totalement détachés du monde environnant, et clos sur eux-mêmes comme un hérisson » 487.

De plus, l’on peut dire que la fragmentation de l’œuvre de Jarry est intrinsèque : l’œuvre est construite sur le rien, sur la négativité (double négation : absence de Faustroll 488 – l’écriture est ce qui nous restitue sa présence 489, mieux, ce qui la fait naître dans un temps « inétendu » –, et présence qui est en fait l’approfondissement d’un manque – la liste des livres n’existe que dans le but d’une saisie de l’huissier –), elle est comme une efflorescence de ce néant qu’elle dépasse par l’œuvre, qu’elle vise à cacher

490, et qu’elle conforte en même temps (il s’agit de préserver le néant au sein du déploiement de l’œuvre 491) puisque les fragments hétérogènes rendent l’œuvre fragile, et donc terriblement humaine, plus proche de nous : ils minent de l’intérieur la notion d’œuvre pour que l’écriture communie avec une beauté qui ne serait pas de tous les temps. Nous nous sentons concernés par cette œuvre en éclats, nous qui sommes multiples, nous dont la seule unité est notre corps légué par notre acte d’état civil (car l’existence commence avec l’écriture, faut-il le rappeler ?), nous qui contenons du mauvais comme du bon – Jarry rend l’œuvre humaine en permettant à ce qui est moins bon d’accéder au rang d’œuvre : voir le linteau des Minutes de sable mémorial).

Accueillir l’imparfait va avec une volonté implicite d’accueillir le mal (le mal écrit, mais également le texte « mauvais », qui détruit la notion d’œuvre).

Jarry a sûrement été profondément influencé par les Chants de Maldoror.

Jean-Yves Tadié 492 décrit ces Chants comme une « série de contes, de

487 Cité par Nancy et Lacoue-Labarthe, in L’absolu littéraire, Seuil, 1978, p 63.

488 « Relater ce qui suivra sur papier libre, afin de conserver à la Loi et Justice le souvenir desdites merveilles, et d’en éviter le dépérissement », Bouquins Laffont, p 488.

489 Elle n’est permise que par l’absence.

490 Ainsi en est-il de la multiplication des chiffres qui visent à combler un manque : « Le docteur Faustroll naquit (…) en 1898 (le vingtième siècle avait (-2) ans), et à l’âge de soixante-trois ans. A cet âge-là, lequel il conserva toute sa vie, le docteur Faustroll était un homme de taille moyenne, soit, pour être exactement véridique, de (8 x 1010 + 109 + 4 x 108 + 5 x 106) diamètres d’atomes » : p 484 Bouquins Laffont.

491 «… fusion absolue du néant et de l’être via le processus du devenir… », écrit Steiner (in Grammaires de la création, Paris, Gallimard, 2001 p 147). Je ne suis pas d’accord avec Roger Shattuck qui écrit (in Les primitifs de l’avant-garde, Henri Rousseau, Erik Satie, Alfred Jarry, Guillaume Apollinaire, Paris, Flammarion, 1974, p 247) : « L’œuvre imite la structure circulaire de l’anneau dont on peut vérifier la résistance en n’importe lequel de ses points. Il n’y a pas d’extrémité, au-delà de laquelle on rencontre le vide. »

492 In Introduction à la vie littéraire du 19ème siècle, Paris, Dunod, 1996, p 102.

poèmes en prose, de visions célestes ou fantastiques qui animent dieux, monstres ou objets, s’assemble autour du personnage de Maldoror : monstre hideux au « visage d’hyène », dieu du mal qui passe par le désespoir, la perversion, la folie… »

Par ailleurs, Tadié souligne que c’est un livre « où convergent le monde et les formes de l’épopée et du roman noir, en même temps que leur dérision. »

C’est exactement ce que l’on retrouve chez Jarry, où les forces en présence sont souvent contraires, mais sont intriquées de telle façon qu’on ne peut les dissocier – on ne peut pas imaginer César-Antéchrist sans Ubu ; on ne peut penser les Jours et les nuits sans les « Proses » et « Vers » d’officier (le style symboliste s’affirme avec force, tout en étant mis en dérision. L’effort de l’auteur pour le faire vivre se confond avec un effort pour le faire périr – les textes sont d’ailleurs jetés au feu –… par le ridicule ?, qui serait une façon de rendre ce qui était constitutif de sa personne – le style post-symboliste – extérieur à lui-même.)

Il semblerait que l’élan vital des textes de Jarry regroupe à la fois la pulsion de vie (symbolisée notamment par l’effort pour tendre vers une trame romanesque intelligible, qui comporte des personnages aisément identifiables – comme c’est le cas pour Messaline ou Le Surmâle …) et la pulsion de mort (qui pousse le texte à ne pas s’achever, à n’exister que par fragments, à multiplier les tons et les images qui rendent le sens évasif…)

On peut observer dans la volonté de tout regrouper sous l’enseigne de l’œuvre une influence du couple Lautréamont-Ducasse. Nous sommes en présence d’une écriture contradictoire, écriture du positif, du lumineux, du solaire (dans les Poésies) et une écriture de l’obscurité, du chaos, du mal, dans les Chants de Maldoror. Cette contradiction est assumée, intériorisée par Jarry.

L’œuvre de Jarry, parce que tout d’abord et volontairement hermétique, nous semble dénuée de légèreté. En vérité, il n’en est rien. L’humour n’est pas exclusivement présent dans Le Surmâle et dans La Chandelle Verte, bien au contraire.

Le Surmâle reflète la tonalité enjouée d’une œuvre, présente tout aussi bien dans Faustroll par exemple. Ce qui veut dire que les aspects jarryques

qui ressortent ouvertement dans Le Surmâle sont aussi présents dans Les minutes par exemple, mais cachés, comme en sourdine. Ce mélange des tons (le lumineux du rire est accolé au sérieux de l’obscurité) est très frappant chez Jarry. Il n’est pas une facétie de l’auteur. Il est consubstantiel à sa pensée.

On peut penser que chaque texte de Jarry est la déclinaison d’une même force d’écriture vitale qui pousse l’auteur à multiplier les facettes de sa voix, pour en donner l’image la plus exacte possible (ainsi peut-on dire véritablement que le portrait de

Jarry se dresse lorsqu’on a assemblé les textes bout à bout, ou plus exactement les textes qu’il a écrit sur le papier et ceux qu’il n’a écrits qu’en pensée… en les lisant, ainsi les livres pairs et dépareillés de la bibliothèque du docteur Faustroll font partie de Jarry, car un auteur est le résultat à la fois de ses écrits et de ses lectures). Jarry va jusqu’à multiplier les facettes de sa voix au sein même d’un texte, ce qui conduit naturellement à une fragmentation apparaissant d’abord comme sauvage (c’est ce qui semble avec César-Antéchrist, alors qu’en fait toute l’œuvre a été conçue pour accueillir en son sein la rudesse rocailleuse, la masse excrémentielle d’Ubu).

La fragmentation (c'est-à-dire la mise bout à bout de divers fragments n’entretenant pas de liens certains les uns avec les autres 493, et érigeant ainsi le blanc, le silence, le vide au premier plan – le blanc qu’il faut combler pour que l’œuvre de fragments successifs devienne un tout –), laquelle rend le sens évasif, Jarry ne la cultive pas seulement dans Faustroll. Ubu roi fut créé avec des coupures « de plusieurs passages indispensables au sens de la pièce » 494. Il sera ensuite tronqué de scènes supplémentaires et augmenté d’autres passages pour devenir Ubu sur la butte.

César-Antéchrist est publié avec une liste de personnages à la place du premier acte, qui avait paru l’année d’avant à la fin des Minutes (acte prologal). Plus qu’un lien tissé entre ses œuvres 495, c’est une facétie 496 signifiant que l’œuvre contient toutes les œuvres et inversement (l’œuvre est

493 Le titre du chapitre 30 est révélateur : « de mille sortes de choses » (Bouquins Laffont, p 520).

494 Conférence préliminaire à la première représentation : PL I, 400.

495 Ça l’est également. Le choix déjà du titre de ce premier recueil est révélateur de l’ambition de Jarry de signifier que tous les textes publiés appartiennent à un tout, et qu’il ne faut pas faire de distinction entre les textes parus en revues et ceux parus en volumes (seule compte l’œuvre complète). En effet, il choisit le sur-titre qui avait accompagné « Haldernablou » dans Le Mercure de juillet 1894.

496 Jarry écrit à Fénéon le 8 mars 1896 : « Je m’aperçois que je me suis permis de vous envoyer un drame dont il manque un acte » (PL I, 1045).

première au monde et même à l’auteur : le rôle de ce dernier est de la reconnaître et non finalement de la créer).

En outre, Jarry pratique tous les genres (il y a ainsi fragmentation au sein de l’œuvre complète), sans souci de camper sa voix dans un genre qui lui serait propre (en cela il s’apparente à un écrivain comme Valéry). La poésie « la plus nocturne, voire grimoiresque » 497 des Minutes côtoie le journalisme des chroniques. Le théâtre le plus abstrait (la grande machinerie de César-Antéchrist) voisine avec le théâtre le plus bouffe (une dizaine de pièces mirlitonesques). Le roman le plus secret (L’amour absolu) n’empêche pas le recueil de « nouvelles les plus compromettantes » qu’est L’amour en visites (et le nom est comme un écho qui tisse de facto un lien entre les deux).

A propos de Contes et nouvelles (PL II, 595), Jarry écrit cette phrase passionnante : « Pour faire un roman… la cervelle du romancier est le lièvre de ce civet ; et quoiqu’il l’y mette tout entière, dans l’intervalle d’une œuvre à l’autre elle lui repousse toute fraîche, mais il ne la pose pas, chaque fois, sur le même côté ».

On peut penser par conséquent qu’il y a destruction de la notion d’œuvre complète, dans le sens de complétude, qui sous-tend une progression au sein de l’œuvre, une continuité qui inscrit les modulations de l’œuvre dans une chronologie psychique (l’élaboration de l’œuvre dans la conscience de l’auteur) et temporelle (la chronologie de l’auteur). Il y a donc destruction de la notion de durée : c’est comme si l’œuvre apparaissait telle quelle, d’un coup, multiple et inchangeable (comme une « médaille antique »). Il y a destruction de la notion de liens lesquels sont sensés inscrire les œuvres les unes par rapport aux autres.

L’œuvre complète apparaît comme une fragmentation 498 (ce qui déroute grandement le lecteur : « La complétude, en tant qu’attribut de tout système opératoire, est une des exigences de toutes les poétiques traditionnelles depuis Aristote. En effet, si l’œuvre, pour être elle-même, doit être « complète », c’est parce que la complétude est le signe à la fois de son intégrité, de sa santé, de sa « propriété », et de son caractère sacré » 499) qui

497 Thieri Foulc in Revue Europe, mars-avril 1981, numéros 623-624, pp 3-4.

498 Pour donner une idée de l’œuvre complète, qui ne trouve sa place nulle part puisqu’elle est sans cesse à conquérir par l’œil du lecteur, puisqu’un seul de ses fragments la contient toute entière autant qu’elle contient ses fragments, l’on peut méditer cette phrase de Shitao : « A partir de l’Un, l’innombrable se divise, écrit Shitao ; à partir de l’innombrable, l’Un se conquiert » (Shitao, Les propos sur la peinture du moine Citrouille Amère, Paris, Hermann, 1984, p 62).

499 Françoise Susini-Anastopoulos, L’écriture fragmentaire, définitions et enjeux, PUF écriture, 1997, p 51.

se revendique comme telle et ne cherche pas à gommer ses impuretés (impuretés du langage que l’on retrouve par exemple dans les conversations

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