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Le jardin créole entre héritage culturel, cohésion sociale et autonomie alimentaire

3 Les mises en valeur du végétal, indépendamment des formes prises et des desseins auxquels elles étaient vouées, ont toujours joué un rôle primordial dans la structuration des paysages antillais. Le jardin créole urbain désigne la petite unité spatiale de production agricole

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moyennement délimitée et attenante aux maisons individuelles, très répandue dans les espaces désormais urbanisés des Antilles. Il est dit créole pour son mode cultural hérité des époques précoloniale et coloniale et pour son utilisation centrée d’abord sur l’autoconsommation. 4 Les jardins créoles à Fort-de-France restent originaux dans la mesure où bien qu’ils soient

situés sur de très petites surfaces avec de fortes contraintes mésologiques (Figure  1), ils accusent un formidable foisonnement d’espèces végétales, issues notamment du riche milieu naturel antillais (Marc, 2007 ; Sastre et Breuil, 2007). Leur présence en milieu urbain, attestée par des observations minutieuses de jardins particuliers, sur le territoire communal de Fort- de-France notamment, suivies d’entretiens avec leurs propriétaires, s’inscrit dans une longue tradition d’attachement au végétal et de mise en valeur du milieu naturel dans les territoires caribéens. En effet, le jardin créole trouve ses origines, d’une part, dans les pratiques culturales des premiers habitants de l’île, les Amérindiens, qui relèvent de la culture itinérante sur brûlis avec longue jachère forestière et, d’autre part, dans celles des esclaves venus d’Afrique à partir du deuxième quart du 17e siècle. Ces jardins ont joué un rôle important dans l’alimentation des

esclaves assurant ainsi un complément alimentaire à la maigre ration hebdomadaire qui leur était donnée. Ils ont également favorisé l’appropriation de l’espace, en « attachant le nègre au sol » (Hatzenberger, 2001). Deux siècles et demi après, avec l’exode rural massif vers Fort- de-France à la fin des années 1950, le jardin créole est transposé en ville où il joue un rôle important en assurant plusieurs fonctions (sociale, économique, paysagère).

Figure 1. Distribution des jardins inventoriés par type de quartiers

5 Les multiples investigations à travers les différents types de quartiers de Fort-de-France (Marc, 2007) ont permis de mettre en lumière que le jardin créole urbain, véritable espace vécu, se révèle être un facteur de cohésion sociale. La survivance en milieu urbain de pratiques traditionnelles héritées du monde rural et des cultures amérindiennes et africaines est attestée par la forte utilisation des plantes médicinales, puisqu’en moyenne 60 % de l’ensemble des personnes interrogées (Marc, 2007), les utilisent pour la préparation de remèdes. À cela s’ajoute une bonne connaissance de l’usage de ces plantes et de leurs diverses propriétés. Les recettes d’origine populaire apparaissent parfois surprenantes dans leur composition, mais concordent avec les propriétés pharmaceutiques avérées des plantes utilisées (Longuefosse, 2003). Elles sont surtout l’héritage d’un savoir populaire ethnobotanique antillais que les cadres sociaux traditionnels (familles élargies vivant sous le même toit, éducation multi-parentale) ont permis de transmettre de génération en génération. Aujourd’hui cette

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transmission de savoirs ethnobotaniques demeure fortement menacée par les nouvelles formes de structure familiale (foyer monoparental, familles nucléaires ou recomposées), par la place importante jouée par la télévision dans l’éducation des jeunes générations, ainsi que par le dictat du tout-consommation (Dufour, 2003).

6 Une autre survivance ethnobotanique est attestée en milieu urbain, celle des croyances magico- religieuses. La plante peut servir à se protéger d’un point de vue purement technique (haie de bougainvilliers en clôture par exemple) du fait de certains de ses attributs (épines, propriétés urticantes), mais aussi sur le plan spirituel notamment contre les mauvais esprits ou les personnes mal intentionnées, ou encore pour faciliter le quotidien  : gain d’argent, chance (Benoît, 2002).

7 Le jardin aura d’abord été un moyen d’autosubsistance pour l’esclave des plantations, ensuite pour l’habitant des campagnes antillaises et, enfin, aujourd’hui, pour le citadin. C’est d’ailleurs précisément dans la ville que le rapport ethnobotanique antillais, au travers du jardin privé, s’exprime avec l’acuité la plus forte : survivances de traditions rurales, vecteur puissant de cohésion sociale, indéniable revenu économique informel. Échanges de plants, de plantes médicinales, de recettes curatives, de fruits, création de liens de bon voisinage, de relations humaines durables sont là encore autant d’indices que le jardin créole est un des facteurs de cohésion sociale entre les habitants d’un ou de plusieurs quartiers. Il relève également d’une judicieuse mise en valeur d’une unité spatiale, le terrain, à des fins ornementales, mais aussi d’autoconsommation alimentaire.

8 Le jardin créole urbain se veut une réplique miniaturisée du jardin créole traditionnel, adaptée aux contraintes de la ville où existe une étonnante diversité d’espèces végétales. Chacun d’eux est marqué de l’empreinte personnelle du propriétaire. Cependant, on peut constater certaines similitudes qui permettent d’établir une typologie. Dans les jardins des quartiers populaires et des quartiers favorisés, on retrouve le triptyque végétal : arbres fruitiers, plantes médicinales ornementales, alimentaires. Les travaux de Catherine Benoît (2005) sur les jardins de case guadeloupéens ont mis en évidence l’organisation spatiale selon les usages des plantes qui les composent : « […] les plantes ornementales et des plantes dites « magiques », dont les usages sont rarement précisés, se trouvent en façade de jardin ; plus proches de la case et protégées du soleil, sont disposées les médicinales ; à l’écart, les épices et les maraîchères ; enfin, derrière la case, les plantes vivrières et les arbres ». L’auteure ajoute que « cette description générale semble être celle qui s’impose au terme de toute enquête ethnobotanique classique dans la région ».

9 À l’instar des « coups de main », du « sou-sou »1 et malgré les revenus sociaux, le jardin créole

urbain constitue en réalité un moyen d’autosubsistance alimentaire pour les populations les moins favorisées de Fort-de-France (Marc, 2007). Il s’inscrit plus largement dans la pratique d’une économie informelle caractéristique des quartiers populaires des villes des Petites Antilles (Letchimy, 1992). Les habitants des quartiers populaires de Roseau (Dominique) ou de Castries (Sainte-Lucie) vendent fréquemment le produit de leur jardin sur le bord de la route, la recette servant ensuite de monnaie d’appoint pour du carburant ou des produits de première nécessité (Marc, 2007). Trois raisons d’être du jardin créole urbain se dégagent aujourd’hui. Elles tiennent d’abord aux conditions économiques difficiles que connaissent les Antilles françaises : le chômage y est deux à trois fois plus élevé qu’en France métropolitaine et, jusqu’à la fin des années 1990, le taux de chômage à la Martinique dépassait les 28 %. Depuis une huitaine d’années, il est de 25 % en moyenne, mais certains quartiers populaires traditionnels de Fort-de-France accusent un taux de chômage record de 45 %. Les personnes en recherche d’emploi depuis plus d’un an représentent plus de 70 % des chômeurs en 2007. Ensuite, la pauvreté demeure importante : l’enquête budget des ménages Insee de 2001 confirme que l’on trouve deux fois plus de ménages pauvres en Martinique qu’en France métropolitaine. 12 % des ménages martiniquais vivent au-dessous du seuil de pauvreté, soit avec moins de 6240 € par an et par personne (520 € par mois).

10 Dans le même temps, les aléas climatiques défavorables (cyclones, sécheresse, fortes pluies) pour l’agriculture locale, l’étroitesse des marchés de consommation, le coût élevé du transport entraînent un renchérissement quasi constant des denrées alimentaires importées et vendues

sur le marché local. Enfin, l’importante dégradation des sols agricoles par l’utilisation massive de pesticides pour les cultures d’exportation (banane essentiellement) a déclenché un scepticisme général de la population envers les grandes productions agricoles.

11 Dès lors, pour les populations les plus touchées par la précarité professionnelle et la pauvreté, détenir un arbre à pain, un bananier, quelques légumes ou condiments dans un jardin créole, constitue souvent presque l’unique moyen d’économiser un peu d’argent sur la nourriture tout en s’assurant une santé et une autonomie alimentaire. L’une des caractéristiques paysagères qui résultent de cette réalité est l’omniprésence de l’arbre à pain dans les quartiers populaires de Fort-de-France, mais aussi de Pointe-à-Pitre, Roseau, Castries. L’arbre à pain est « l’arbre social par excellence » (Chauvin et Poupon, 1983; Figures 2 et 3).

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Figures 3. Jardin créole urbain typique (quartier Trénelle)

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