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24 Cette répartition, non homogène, a deux conséquences majeures. La première relève du paysage dans ce qu’il offre de visuel, de sensible et comme révélateur de modes d’habiter (Photos 1 et 2). Visuellement parlant, les quartiers dans lesquels la proportion de jardins ornementaux est plus importante apparaissent comme plus homogènes (il y a une moins grande diversité de formes, de hauteurs, de couleurs et de jeux de couleurs dans les jardins ornementaux que dans les jardins traditionnels) et, corrélativement, moins touffus. Ils sont aussi plus ouverts sur l’extérieur, bloquant moins le regard, puisque leur fonction est de montrer le bâti. C’est lui qui fait office de barrière visuelle. Le quartier ou plus exactement la portion d’espace urbain que le regard du passant ou de l’observateur peut embrasser donne une apparence plus minérale à la ville. A contrario, les quartiers révélant nombre de jardins créoles traditionnels semblent plus touffus, plus divers dans les formes et les couleurs ainsi que dans les masses et, par conséquent, apparaissent comme un paysage urbain, fermé. L’impression est moins minérale alors que la densité de bâti y est supérieure.

25 L’ambiance n’est donc pas la même. Le ressenti du passant, de l’habitant, de celui qui découvre comme de celui qui connaît, est différent selon le lieu. Et cette ambiance et le ressenti qui l’accompagne nécessairement découlent du fait que le quartier se donne à voir comme étant résidentiel aisé, voire très aisé (l’ouverture du champ visuel est proportionnelle à la dimension des jardins) ou, au contraire, comme plus populaire. De la même façon que la maison se montre dans et par le jardin ornemental, le quartier peut lui aussi se montrer : dire « j’habite tel quartier » implique « j’habite tel type de maison ». La représentation sociale que l’individu, via sa demeure, donne à soi-même, à l’autre et à la société est renforcée et renforce celle qu’il donne via sa localisation dans l’espace urbain et dans les connotations directes et indirectes fournies par la dénomination du quartier.

26 Sur le plan de l’écologie en milieu urbain, il apparaît que la diversité de formes, de plants, d’espèces végétales dans les jardins traditionnels créoles, plus importante que dans les autres jardins, favorise le déplacement des espèces animales mieux que le jardin ornemental. Néanmoins,par leur seule présence, ces derniers ont également un rôle écologique non négligeable. L’ensemble des jardins, par leurs caractéristiques, leur nombre et leurs localisations, joue ce rôle de « corridor écologique » que certains appellent de leurs vœux dans nombre de villes, mais la portée des jardins traditionnels y est plus grande.

Conclusion

27 Notre propos, au-delà du caractère descriptif et analytique, à partir du cas particulier de la ville et du périurbain foyalais, vise à dégager quelques lignes de force de ce que cet objet, le jardin, peut entretenir comme relation avec l’espace environnant, tant sur le plan paysager que social. La multiplicité des fonctions qui lui sont attribuées, par les acteurs mêmes de cet espace, renforce nécessairement les liens qu’il entretient avec son environnement immédiat et plus lointain, tant par des effets de contiguïté et de voisinage que par des effets de composition. On a ainsi un résultat global, sur le plan paysager, jugé généralement positivement : l’esthétique associée au symbolisme de l’exotisme renvoie tant à la quotidienneté de l’habitant qu’à la quête du touriste. Il est à noter que ce résultat global est plus que la somme d’autant de micro- aménagements qu’est chaque jardin, chaque parcelle. C’est bien une composée dont la loi de composition n’est pas la juxtaposition (l’addition spatiale) : cette juxtaposition est aussi auto- organisée, elle produit des règles et des phénomènes (par imitation, par reconnaissance d’un entre-soi, etc.) qui l’organisent.

28 Cependant, ce résultat global se nourrit aussi des conflits, avortés ou menés à terme, qui naissent du non-respect des règles de bon voisinage et des conséquences de celui-ci. Le jardin, ici ou ailleurs, apparaît comme un lieu, parmi d’autres, de pratiques en partie normées, en partie irrespectueuses, sans que pour autant cette normativité soit celle que l’on retrouve dans les espaces publics. Pourtant dépassant l’opposition public/privé et par conjonction de l’analyse de la norme et de l’analyse des pratiques individuelles qui s’en affranchissent en partie, on peut mobiliser, dans ce contexte particulier et dans cet espace contraint, le concept de mode d’habiter développé par et autour de N. Mathieu : les pratiques de jardinage et d’autres utilisations du jardin, les relations de voisinage, recherchées ou non, les échanges permis au- delà de ce voisinage, en d’autres réseaux, les pratiques culturales révélant un rapport à la terre spécifique, hérité de longue date, tout cela et d’autres éléments encore construisent le rapport à l’espace en tant que celui-ci est habité : en d’autres termes, le jardin, révélateur des modes d’habiter, s’inscrit tant dans les pratiques que les temporalités longues, du côté de l’histoire comme du côté de la projection et de l’anticipation, et même dans l’idée d’une certaine permanence de la société.

29 Intégré dans d’autres pratiques de solidarité communautaires déjà évoquées précédemment, le jardin créole urbain réhabilite également le troc, mais aussi le don simple, à savoir celui qui n’attend rien en retour, le don pour le plaisir de donner. On a ainsi parlé de « fuite en avant » pour décrire ce jardin (Marc, 2007), dans la mesure où il permet à l’individu de s’affranchir un tant soit peu du dictat de la consommation tout en générant durablement du lien social ; il s’agit d’un phénomène intéressant à plus d’un titre qui vient alimenter les débats sur la géographie de « l’habiter » et l’espace vécu. Au-delà de la socialisation toujours plus intense qu’il favorise, l’entretien du jardin créole conduit ensuite à une modification de la perception de la ville chez leurs propriétaires : en vivant leur jardin au sens large du terme, ces derniers estiment ne plus subir la ville, et témoignent d’un « rapport affectif à la ville » (Martouzet, 2007) qui se manifeste par exemple par l’abandon du projet de retourner vivre à la campagne, celle-ci ayant pu être recréée sur place. L’intérêt géographique du jardin créole constitue en définitive une grille de lecture des modes et des niveaux de vie des populations urbaines de la Caraïbe insulaire. Un véritable enjeu pour la ville existe ainsi autour du jardin créole urbain, dont les multiples aspects s’articulent autour du développement et de l’animation locale, de l’écologie urbaine, de la valorisation du patrimoine, ainsi qu’autour de l’autonomie alimentaire. Bibliographie

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Notes

1 Sou-sou : sorte de banque populaire sans banquier consistant à cotiser mensuellement une somme fixe, déterminée au départ par plusieurs personnes et reversée mensuellement, tour à tour, à chaque membre du groupe.

Pour citer cet article Référence électronique

Jean-Valéry Marc et Denis Martouzet, « Les jardins créoles et ornementaux comme indicateurs socio-spatiaux : analyse du cas de Fort-de-France », VertigO - la revue électronique en sciences

de l'environnement [En ligne], Hors-série 14 | septembre 2012, mis en ligne le 15 septembre 2012,

consulté le 08 octobre 2015. URL : http://vertigo.revues.org/12526 ; DOI : 10.4000/vertigo.12526

À propos des auteurs Jean-Valéry Marc

Maître de conférences en géographie-aménagement, Université des Antilles et de la Guyane, Campus Schœlcher, 97275 Schoelcher, Courriel : jvmarc@yahoo.fr

Denis Martouzet

Professeur en aménagement de l’espace et urbanisme, UMR 6173 CITERES, Université de Tours, 33, allée Ferdinand de Lesseps, 37200 Tours, France, Courriel : denis.martouzet@univ-tours.fr

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