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Aux origines de la perte identitaire

I.5. Jan Morava, un roman de formation ? formation ?

I.5.1. Février, une naissance timide

Dès le départ, Jan Morava est présenté comme un garçon timide mais consciencieux dans son travail. Il ne ressort de son portrait aucun trait de caractère particulier si ce n'est l'extrême application avec laquelle il effectue son travail. Comme nous l'avons dit plus haut, il est même considéré par les Allemands comme un « bleu », à savoir une personne trop jeune pour avoir une quelconque expérience de la vie, voire naïf ou peut-être même idiot.

Dans la construction du roman, la narration va sans cesse balancer entre les deux inspecteurs, le tout entrecoupé par des plongées dans la psyché de l'assassin. Ainsi, en alternant la focalisation sur Buback, puis sur Morava et enfin sur l’assassin et en répétant ce processus de façon régulière, le narrateur nous donne à voir non seulement l'évolution d'un personnage à la fois mais aussi la vision de ce même personnage par l'autre. L'Allemand voit le Tchèque et lui attribue des traits de caractère particuliers et inversement. De plus, leur amitié naissante va les amener à s’observer eux-mêmes. Ainsi se dessinent dans un premier temps deux portraits de chaque personnage, puis trois puisque le meurtrier, traqué par ces deux hommes, livrera également sa vision de chaque personnage 254.

La première rencontre sur les lieux du crime entre Morava et Buback met en avant le sentiment paradoxal fait de mépris et de peur que le jeune inspecteur ressent devant les Allemands présents. Il lui faut se racler la gorge plusieurs fois avant de prendre la parole et il est intimidé devant les hurlements des SS. Morava reste toutefois un ardent défenseur de son pays, il évoque la force de sa « nation » qu'il juge incapable d'un crime aussi barbare et se montre blessé devant la capitulation de Munich. Derrière cette discrétion, qui ne semble pas faire de ce personnage un héros, à savoir un personnage capable de courage pour défendre une

254 Nous reviendrons sur le personnage de l'assassin ultérieurement. Si son existence est certes connue des services de polices tchèques et allemands, son identité ne l'est pas encore et son portrait n'est dressé que par le narrateur auctorial, les hypothèses émises par les services de police n'étant que suppositions.

cause, se cache une ambition, celle de satisfaire les exigences de son supérieur, Beran255. Lors de son rapport, il met toute sa concentration au service de cet objectif, en y ajoutant toutefois une condition. Il pense : « Il décida que s'il réussissait, il se déclarerait aujourd'hui même à Jitka, avant qu'un autre le fasse ! »256 Ce jeune homme timide et avide de bien faire se donne ici une occasion de repli. S'il traverse les lieux d'un bombardement sans ciller257, il est en revanche incapable de mener une discussion et encore moins d'avouer les sentiments qu'il nourrit depuis deux ans à la secrétaire de Beran. Au fil de ces premières pages, Morava est présenté comme un petit garçon sage, un écolier qui attend de récolter les compliments du maître pour son bon travail. Plusieurs figures vont venir jouer le rôle du maître pour le jeune inspecteur : Beran, son supérieur, puis ensuite Buback258.

Cette impression d'innocence est renforcée par le fait que Morava connaisse dans ce chapitre initial intitulé « Février » sa première expérience sexuelle. Après avoir raccompagné Jitka chez elle, les deux jeunes gens passeront leur première nuit ensemble. Il faut toutefois remarquer que Morava n'est pas au cœur de cette initiative. S'il raccompagne la jeune fille chez elle, c'est parce que Beran le lui a ordonné259. De même, s'il ose entrer chez elle, c'est parce qu'elle le lui propose. Sans la menace d'une nouvelle attaque aérienne, il ne serait pas entré tout d'abord dans la cave de l'immeuble pour se protéger puis ensuite dans son appartement pour prendre un thé. Une fois son courage retrouvé, le jeune homme, fidèle à ce qui semble être une habitude, se racle la gorge260 avant de déclarer : « Pardonnez-moi la manière avec laquelle je vous pose cette question, mais je manque d'expérience... pensez-vous... croyez-vous que je pensez-vous... que vous me... que nous nous... que nous pourrions peut-être mieux faire connaissance ?... »261 La redondance des points de suspension ainsi que l'utilisation du conditionnel, cumulées aux excuses que Morava présente avant même oser poser sa question mettent bien entendu en avant sa timidité excessive et en font pour le lecteur un personnage à part, immédiatement considéré comme un personnage porteur de valeurs positives telle que la gentillesse ou le respect, ce qui contraste avec la manière dont le jeune homme se comporte sur les lieux du crime. En effet, même s'il semble intimidé par les

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HM, op. cit., p. 37 : « Morava se concentrait sur la manière dont Beran passait d'un point d'interrogation à un autre. Pendant toute la longue période qu'il avait passée dans cette maison, il avait eu pour ambition de répondre à tout correctement. »

256 Ibid. p. 37.

257 Ibid. p. 22 : « Il fit surtout attention à ne pas abîmer ses chaussures en ersatz de cuir et évita les flaques près des bouches à incendies. »

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Ibid. p. 63 : « Morava décida que son premier objectif serait de faire en sorte que cet homme [Buback] ne le tienne plus pour quantité négligeable. »

259 Ibid. p. 54 : « « Prenez une moto, raccompagnez-la chez elle en rentrant et soyez là demain matin ! » décida Beran. »

260 Ibid. p. 32. 261 Ibid. p. 55.

Allemands, il sait user de stratagèmes afin de reprendre confiance en lui (les imaginer dévêtus) mais aussi afin de faire abstraction du spectacle qu'offre le cadavre de la baronne262. En revanche, face à ses sentiments intimes, il semble perdre le contrôle de lui-même. Ces sentiments-là sont mis à l'écart, voire refoulés. Peut-être n'ont-ils pas la place d'exister dans ce contexte de violence ? Lorsque Jan Morava découvre la photo de Hilde et Heidi sur le bureau de Buback, il pense : « Se pouvait-il que cet Allemand, lui aussi, éprouve encore de l'amour après tout ce qu'il avait fait ? »263 Cette réflexion participe clairement au tableau initial que Morava le Tchèque se fait de Buback l'Allemand. Implicitement, il le pense dénué de sentiment car monstrueux, tel le « porc à l'engrais » qu'il a vu dans la figure du SS. Pour lui l'équation est simple : il est allemand, il est nazi et donc un criminel sans sentiments. Puisque la nature humaine par définition est faite de sentiments, cet homme n'est pas un humain, contrairement à lui, Morava, qui vient de connaître l'amour. Ce questionnement vient toutefois ébranler sa vision initiale ; s'il s’interroge, c'est qu'il doute et remet en question son opinion première. La locution « lui aussi » vient pour la première fois rapprocher les deux personnages : lui, tout comme moi, nous savons peut-être aimer. À cet instant, nous savons que Morava n'est pas un personnage manipulé par la propagande mais capable de réflexion personnelle et d’ouverture à autrui.

En quittant les locaux pragois de la Gestapo, Morava revient sur le conflit mondial et pense : « Il y avait eu une époque où l'infamie subie par sa nation le faisait tant souffrir qu'il aurait été capable d'aller jusqu'à mourir pour sa liberté. »264 Il y a donc dans sa vie un avant et un après, marqués par la nuit qu'il vient de passer avec Jitka. Un avant au cours duquel sa vie ne valait en somme pas la peine d'être vécue dans des conditions d’occupation, où il aurait été prêt à la sacrifier au nom de la Tchécoslovaquie. Et c'est cette détermination muette qui caractérise le mieux Morava, un « entêtement de Morave » comme le précise Beran265. Depuis sa nuit avec Jitka, le jeune homme se sent en vie pour la première fois. Il parle de son « existence terrestre »266, comme si jusqu'à présent, son existence n'avait été qu'une abstraction mise au service d’une résistance intérieure contre l'envahisseur, une résistance personnelle, la survie physique de son corps, dans un oubli de ses sentiments. À partir de ce moment précis, les forces du jeune inspecteur vont s'unir afin de donner du volume à sa personnalité. Il reste appliqué et discret mais sa résistance passive se mue en détermination

262

Ibid. p. 28 : « Morava regarda de nouveau le cadavre. L'entraînement agissait : il était capable de ne voir en elle qu'un simple objet d'enquête judiciaire. »

263 Ibid. p. 63. 264

Ibid. p. 64. 265 Ibid. p. 35.

active et il se promet de retrouver l'assassin de la baronne : « Au nom de ce bonheur, je te le jure, mon amour : je l'attraperai. »267

Ce passage est un point crucial dans l'évolution du personnage : en l'espace d'un chapitre, celui qui n'était qu'un garçon est devenu un homme, non seulement parce qu'il a connu une première relation amoureuse mais aussi parce que l'apparente passivité avec laquelle il évoluait jusqu'alors se transforme en détermination. Il semblerait que, cette nuit lui ayant révélé son envie de vivre, Morava tente de devenir maître de lui-même. Avec le déclenchement du conflit mondial, la continuité de la vie de Morava s'était rompue, la fin du conflit approchant, nous pourrions avoir l'impression que sa personnalité laissée en suspens pendant six années de guerre – d'où la difficulté à cerner sa personnalité au début du roman, tant il semble effacé –, reprend le dessus. Ainsi, de ce conflit émerge pour le jeune inspecteur un questionnement identitaire lui permettant de devenir « maître de lui-même.»268. Tout porte à croire qu'il décidera à présent seul de ses actes. C'est précisément parce que ce cheminement interne est en marche que nous pouvons parler ici de roman de formation, un roman qui situe l'évolution du héros, influencé par le contexte social ou historique, au cœur de l'action. Ainsi, Gero von Wilpert, philologue allemand, définit-il le roman de formation de manière suivante : il s'agit d'une « déclinaison allemande du roman d'initiation au cours duquel l'accent est mis sur l'influence d' événements historiques objectifs ainsi que de l'environnement personnel sur le processus de maturité de l'âme du héros, sur le développement et la formation harmonieuse de ses propriétés spirituelles qui en feront une personnalité complète, et non sur l'évolution de son caractère et de sa personnalité au fil de son destin personnel.»269 Dans le roman de formation, la place occupée par les influences extérieures est essentielle pour le développement du héros, qui n'en n'est d'ailleurs pas un au début du roman. Ici, le conflit a marqué la personnalité de Morava : elle s'est effacée, mise en retrait afin de permettre à ce personnage de survivre. C'est la raison pour laquelle Jan Morava nourrissait depuis deux ans

267 Ibid. p. 64.

268 Kaufmann Jean-Claude, « L'identité, une nouvelle religion ? », in : Gruszow Sylvie, L'identité : qui suis-je ? Paris, Le collège de la cité, le Pommier, Cité des Sciences et de l'Industrie , 2008, p 20. Dans cet article, Jean-Claude Kaufmann revient sur la naissance du concept d'identité depuis le colloque de Jean-Claude Lévi-Strauss, objet d'une publication chez Grasset en 1977, jusqu'à aujourd'hui ainsi que sur la difficulté de définir ce qu'est véritablement l'identité. Ainsi ne sommes-nous pas le reflet vide de nos papiers d'identité au sujet desquels il déclare : « Toute la réalité d'une personne était en effet censée pouvoir être concentrée en quelques papiers, l'identité étant perçue comme une donnée simple et contrôlable alors qu'elle est, à l'inverse, extraordinairement complexe, mouvante, insaisissable. ». En insistant sur la mouvance de notre identité et sur les cassures qui la constituent, Kaufmann met en avant l'évolution ininterrompue du soi, comme c'est le cas de Morava. Le lecteur assiste à la fin du premier chapitre à la naissance d'une nouvelle phase de l'identité du jeune inspecteur tchèque. Kaufmann parle alors d'une « émergence du sujet » qui deviendra « son propre maître ».

269 Nous nous appuyons ici sur la définition de Gero von Wilpert : « Spezifische deutsche Abart des Entwicklungsroman, bei der weniger die Persönlichkeits- und Charakterentwicklung im Laufe der Lebensschicksale des Helden, als vielmehr der Einfluss der objektiven Kulturgüter und der personalen Umfeld auf die seelische Reifung und damit die Entfaltung und harmonische Ausbildung der geistigen Anlage (Charakter, Willen) zur Gesamtpersönlichkeit im Mittelpunkt steht », v. Wilpert, Gero, Sachwörterbuch der

un amour muet pour Jitka. Le fait que la fin du conflit soit proche semble libérer petit à petit cette personnalité enfouie sous un zèle exagéré. De même, avec la fin du conflit, Morava se libère peu à peu de ses maîtres pour devenir son seul maître. Les événements extérieurs semblent bel et bien participer ici à la formation d'un héros.

I.5.2. Mars, l'affirmation du soi

Le chapitre suivant, qui s'intitule « Mars », confirme cette évolution et met en parallèle le destin de Jitka avec celui de Morava. En insistant sur leurs nombreux points communs, le narrateur en fait une entité à eux-seuls mais aussi les représentants d’une future Tchécoslovaquie. Le narrateur met tout d'abord en avant leur « pudeur congénitale »270. Cet adjectif ne semble pas choisi au hasard, il signifie « être né avec », il s'agit donc d'un trait de caractère propre à ces deux jeunes gens depuis toujours car ils ont tous les deux été élevés dans la même tradition, celle de la Sainte Bible de Kralitz271. Jitka et Morava sont donc liés par un long passé commun et par des traditions familiales immuables. Les circonstances les amènent pourtant à briser les convenances en passant la nuit ensemble sans être mariés. Cependant, un lien invisible les ramène à leurs traditions séculaires puisque sans se le dire, les deux jeunes gens pensent bel et bien à se marier un jour272. La guerre accélère et ralentit à la fois leurs prises de décision.

Encore étonné de cette relation, Morava ne peut s'empêcher d'en faire l'analyse et de se considérer à nouveau comme le « bleu » qu'il pense être aux yeux de tous. Le lendemain de leur première nuit d'amour, lorsque les deux jeunes gens se retrouvent à nouveau face à face dans l'appartement de Jitka, il pense : « Aujourd'hui, tout cela prenait la forme d'une énigme. Comment renouer les choses ? Par où commencer ? Que dire ? Comment la toucher ? Il était si désespéré de son ignorance et de son incompétence embarrassantes, qui le faisaient douter de sa virilité, qu'il eut envie d'aller se terrer dans un trou. »273 Cette fois encore, le jeune inspecteur se rabaisse et semble incapable d'avoir une image positive de lui-même au point de ne plus se considérer comme un homme, puisqu'il remet en doute sa virilité. Il redevient ici un

270 HM, op.cit., p. 72.

271 Ibid, p. 73 : « Tous deux venaient de respectables familles moraves. Elles avaient la sainte Bible de Kralitz pour loi depuis des temps immémoriaux et des générations entières avaient attendu leur nuit de noces pour découvrir le corps de l'autre. »

272

Ibid, p. 73 : « Cependant, l'idée, encore tacite, qu'ils se marieraient certainement dès que possible avait soulagé leur conscience. »

petit garçon anxieux, bien loin du jeune homme que l'on découvrait à la fin du chapitre précédent, qui, exalté par son nouvel amour, prenait de lui-même la décision d'arrêter le meurtrier de la baronne. Ce que nous pourrions interpréter comme un recul dans l'évolution du héros sert en réalité à mieux comprendre sa personnalité. De fait, sa relation avec Jitka, parce qu'elle se déroule en temps de guerre est encore plus fragile que toute autre histoire d'amour naissante. Et cette fragilité de le ramener à un état de vulnérabilité, lorsqu'il était enfant et qu'il craignait si fort qu'il arrive quelque chose à sa mère qu'il allait contrôler sa respiration dans son sommeil274. Cette angoisse profonde trahit également son sentiment de devoir protéger les gens qu'il aime. S'il a peur de perdre sa mère, c'est aussi parce qu'il se doit de protéger son père ; il pense : « Bien que son père fût un homme imposant, Jan ne pouvait pas imaginer qu'ils puissent survivre sans sa mère. »275 Il se doit alors aujourd'hui de protéger Jitka, parce qu'il l'aime mais aussi parce qu'il ne se voit pas survivre sans elle. Cette volonté de protéger autrui s'inscrit dans son curriculum vitae et il n'est alors pas étonnant que le jeune homme s'engage pour la protection de sa ville et de son pays en devenant inspecteur de police. Au cœur de cette réflexion sur lui-même, Morava se revoit, enfant, sur les terres de sa famille et se définit à nouveau comme « celui qui ne comprenait rien ». Dans le premier chapitre, le narrateur revient sur le malaise qui envahit Morava dès que quelqu'un hausse la voix et fait le lien entre cette angoisse et sa relation avec son propre père : « Jusqu'à sa mort, son père, qui parlait très fort, l'avait considéré comme un trouillard et cette réputation avait suivi Morava à Prague. »276 Ici Morava semble faire le bilan de ce qu'il est ou plus exactement de ce qu'il doit garder de son enfance et de son adolescence puis de ce qu'il doit abandonner pour devenir un homme. Il se situe en quelque sorte dans une crise d'identité car le voilà obligé d'évoluer : la fin de la guerre est proche ; son supérieur, Beran, lui confie une affaire importante, quasi diplomatique puisqu'en collaboration avec un agent de la Gestapo en la personne de Buback et il vit sa première histoire d'amour. Dans ce contexte, il se doit de dresser un bilan. Nous avons à faire ici aux prodromes de sa vie d'homme adulte. En se posant la question « l'adulte que je suis en train de devenir est-il fidèle à l'enfant que j'étais? », Morava se détache de son enfance et semble vouloir en garder le meilleur pour devenir un homme. Son engagement envers Jitka bascule alors. S'il s'était laissé faire depuis le départ277, il se doit ici de prendre une décision

274 Ibid, p. 73 : « Il se rappelait s'être réveillé en sursaut au milieu de la nuit lorsqu'il était enfant à l'idée qu'il était arrivé quelque chose de terrible à sa mère. En chemise de nuit de flanelle, tout humide de sueur tiède, il allait à tâtons à la porte de la chambre où se trouvait le lit solide de ses parents. Il l'ouvrait sans bruit et tendait l'oreille pour entendre son souffle faible caché par la bruyante respiration de son père. S'il avait un doute, il se glissait vers le lit pour vérifier que sa main ou son visage étaient encore chauds. ».

275 Ibid., p. 73. 276 Ibid, p. 27.

277 Ibid, p. 73 : Alors que Morava ne sait comment renouer la relation avec Jitka au cours de leur deuxième nuit, c'est la jeune femme qui va prendre les devants « Alors, Jitka lui sourit et tendit la main vers le lampadaire.