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ANALYSE 2. Les coûts cachés de la qualité du travail professionnel : L’entretien de

1. Droit, formes d’organisation et marché des services juridiques

1.2. Inventivité juridique et organisation

Pour appréhender l’émergence de nouvelles formes d’organisation des activités des cabinets d’avocat en lien avec la création de marchés de services juridiques, il est fécond de faire un détour par les Etats-Unis, pays du développement des grands cabinets d’affaires et, plus généralement, des « law firms » qui fonctionnent selon une véritable logique d’entreprise. 1.2.1. Les grands cabinets d’affaires US

Ce qui caractérise les cabinets d’affaires c’est leur taille croissante, avec une spécialisation par département, et une implantation géographique dans différents pays qui prend de plus en plus d’ampleur. Cette forme d’organisation de l’activité juridique est justifiée économiquement (en référence à la problématique des frontières de la firme) par des économistes comme L. Garicano et T.N. Hubbard (2008). Ils partent de l’idée que ces law

firms facilitent la spécialisation en leur sein parce qu’elles constituent un dispositif

d’information, plus efficace que le marché, sur les opportunités de nouvelles affaires, En gros, c’est la firme juridique elle-même qui constitue un intermédiaire de marché, chaque avocat étant incité à transmettre le client à son collègue lorsque l’activité de conseil sort de son domaine d’expertise. Cela peut déboucher sur un cercle vertueux de mutualisation des informations concernant la clientèle, des connaissances, des revenus et des bénéfices de l’entreprise. Cette forte mutualisation des ressources pousse à la division du travail. Par ailleurs, l’activité de conseil à des clients pousse à diversifier les domaines du droit, du fait de l’interdépendance entre les domaines relativement à un conseil donné (ce qui peut donner lieu à du travail en équipe) ; alors que l’activité de contentieux est plus cloisonnée. Ainsi, les auteurs montrent que les avocats litigators, qui travaillent dans des secteurs centrés autour du contentieux (droit pénal, divorce, assurance,…), le font dans des cabinets très spécialisés dans lesquels ce sont les clients eux-mêmes qui, par leur réseau de relations personnelles, amènent de nouvelles affaires aux avocats les plus réputés dans leur domaine.

Certains des cabinets français de renom que nous avons interrogés s’inscrivent dans cette perspective avec une clientèle attachée à la personne de l’avocat fondateur plutôt qu’au cabinet dans son ensemble, comme ce serait le cas dans les organisations les plus diversifiées. Entre ces deux logiques, il y a place pour une forme d’organisation hybride, à savoir que tout en évoluant au sein d’une grande firme, les avocats à la tête des départements spécialisés

possèdent leur clientèle, ce qui leur assure une mobilité vers d’autres cabinets, amenant

parfois l’ensemble de leurs équipes. Cette patrimonialisation personnelle de la clientèle, qui est toujours source de tension au sein des cabinets, semble plus développées, d’après nos interlocuteurs, aux Etats-Unis qu’au Royaume-Uni. Dans tous les cas, elle témoigne du fait que l’incertitude sur la qualité de la prestation de service juridique rend déterminants les

réseaux de liens interpersonnels dans la canalisation des clients vers les avocats (Karpik, 1995).

Mais ces différentes logiques organisationnelles ne doivent pas masquer le rôle des réseaux de conseil qui transcendent les frontières des cabinets. Au-delà de l’étude intra- organisationnelle à partir de l’étude du mode de fonctionnement d’un grand cabinet d’affaires US, E. Lazega (2001) montre l’importance des « réseaux de conseil » inter-cabinets dans la recherche de solutions juridiques (Analyse 2 du rapport). Ces réseaux fonctionnent comme des communautés de pratiques basées sur des règles de réciprocité, d’échange des connaissances, mais qui ne sont pas exemptes de considérations de statuts et d’enjeux stratégiques. Ces règles d’échanges reposent sur l’existence d’un ordre professionnel (ou de son équivalent fonctionnel) capable à la fois de réguler les entrées dans la profession, de mutualiser certaines dépenses de formation et de résoudre les litiges entre les avocats ainsi qu’entre ces derniers et leurs clients. Mais l’étude citée pose la question d’autres formes de régulation que celle assumée par l’ordre face au développement des grands cabinets US.

Si cette évolution ne remet pas en cause radicalement le mode d’exercice des avocats, qui conservent leur autonomie, elle transforme progressivement leur travail et leur carrière. Par ailleurs, elle renouvelle les exigences professionnelles et les formes de concurrence dans les activités de services juridiques, en particulier avec l’intensification de la concurrence par les prix, du fait de la standardisation des prestations. E. Lazega développe l’idée qu’à la fois la structure des activités des cabinets d’affaires, leur organisation et leur mode d’apprentissage collectif et de formation de nouveaux entrants, seraient congruents avec l’évolution du monde des affaires (en particulier son internationalisation) et du marché des services juridiques. De ce point de vue, les aspects intra-organisationnels et inter-organisationnels ne peuvent être détachés.

Cette redéfinition des normes professionnelles en référence à l’organisation (collégiale) constitue une limite importante à l’auto-régulation par la profession, notamment en ce qui concerne les « conflits d’intérêts », dont E. Lazega montre qu’ils ne peuvent que s’accroître au fur et à mesure que la taille des cabinets augmente. Ce qui pose la question de l’invention d’une forme de régulation négociée entre la profession et l’Etat, qui pourrait faire prévaloir une forme de contrôle externe. En effet, les limites rencontrées par la régulation des comportements opportunistes au sein des cabinets (shirking : piquer un client ou partir avec la clientèle), ce qui perturbe l’accumulation et le partage du capital humain et social de l’organisation, rendent difficile le respect de règles déontologiques strictes par lesquelles la profession juridique s’auto-régule elle-même.

1.2.2. Le rôle de médiateur des grands cabinets d’affaires

L’intérêt de cette analyse n’est pas seulement de mettre en lumière les liens entre formes d’organisation et marchés des services juridiques, mais de le faire en relation avec la contribution des grands cabinets d’affaires à la définition même des règles de droit. Ainsi la représentation multiple, à l’origine de conflits d’intérêt potentiels, peut avoir les avantages d’une forme de médiation officieuse.

Ce rôle de médiation serait particulièrement important dans les contrats commerciaux internationaux en l’absence d’un véritable droit des affaires et de règles de marché stabilisées. Les grands cabinets d’affaires peuvent être considérés comme des acteurs puissants de la globalisation. C’est parce qu’ils sont en permanence en « conflits d’intérêts » qu’ils ont un important pouvoir de médiation dans les contrats commerciaux entre firmes multinationales (ils détiennent une information sur les deux parties) et œuvrent d’une certaine façon à leur respect ou à leur renégociation éventuelle.

Ce rôle de médiation s’est développé également en matière de finance et en particulier dans les grandes opérations internationales de fusion-acquisition. En l’absence de droit applicable opérant, ce sont les grands cabinets d’avocats qui ont fourni les standards de documents, les contrats et les protocoles d’accord, les procédures, et contribué ainsi à la construction à la fois du marché financier international et du marché du droit associé. En devenant expert dans le domaine, « leader d’opinion », ils participent ensuite à la production réglementaire nationale ou internationale, en particulier en matière de droit boursier (E23, grand cabinet d’affaires international).

Ainsi, les grands cabinets d’affaires constitueraient des points de passage obligés du commerce international et de la finance, leur conférant ainsi une position de force vis-à-vis à la fois de leurs clients et des instances de régulation internationale. Nous voudrions avancer quelques éléments analytiques supplémentaires pour bien analyser les liens entre l’organisation des activités juridiques et l’élaboration du droit, ce qui conduit à avoir une conception plus endogène du droit.