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Changement idéologique : le collaborateur entrepreneur

ANALYSE 2. Les coûts cachés de la qualité du travail professionnel : L’entretien de

2. Le retour au statut de collaborateur libéral

2.1. Changement idéologique : le collaborateur entrepreneur

Pour E3 (associé en droit social dans un cabinet d’affaires anglo-saxon), les avocats salariés n’ont été qu’une scorie des anciens cabinets de conseil juridique qui tend aujourd’hui à disparaître, car, pour elle, un avocat c’est avant tout un indépendant :

5 La question que l’on peut se poser est de savoir si ces avocats exercent tous une activité de collaboration ou si

certains d’entre eux, du fait de leur expérience, assument des fonctions de « dirigeant » ou d’encadrement. On peut également le relier avec l’accroissement du nombre des associés qui sont gérants salariés d’une SELARL (statut salarié d’un point de vue fiscal), statut juridique qui s’est développé au cours des années récentes. Par ailleurs, notons que, d’après les statistiques (rapport du CNB de 2006), le maximum de 8,6% a été atteint en 2002, avec une progression constante depuis la fusion de 1991 (la proportion était de 4,4% en 1994).

Ben oui. Bien sûr, bien sûr. Et le mouvement ne va pas s’arrêter. Moi je pense qu’on va aller vers… ça ne correspond pas à l’esprit je trouve : un avocat c’est un indépendant. Ça ne correspond pas. Le statut salarié ne colle pas avec la réalité du métier.

Par ailleurs, elle souligne le fait que les collaborateurs dans son cabinet, surtout en droit social, ont toutes les possibilités de développer leur clientèle personnelle, la structure leur en offrant les moyens :

Et donc il y a un défraiement s’il mobilise les ressources ? Non ? {Apparemment elle fait non de la tête} D’accord

C’est tout à fait dans la mentalité de la maison et ça fait partie du rôle du jeune aussi parce que : on veut des gens qui sont des entrepreneurs. L’avocat, c’est pas juste quelqu’un qui traite les dossiers. Il faut aussi savoir satisfaire ses clients, garder un relationnel, aller chercher des dossiers. Si vous dites aux jeunes qu’ils n’ont pas le droit de le faire parce que vous voulez qu’ils ne travaillent QUE pour vous, comment vous voulez qu’ils développent ça.

Alors justement, parce qu’on nous a dit avant – bon ils ont le droit de le faire, ça on le sait, mais – que, en pratique, par rapport à ce débat « libéral ou salarié », en pratique ils ont du mal à le faire, ils ne peuvent pas le faire. Alors apparemment chez vous c’est le contraire…

Je peux vous assurer que… On a fait des groupes de discussion avec les collaborateurs tous niveaux d’ancienneté confondus et pratique confondus, vous êtes étonnés de voir comment pour certains c’est FUN et ils ont envie de le faire parce que ça arrondit les fins de mois, ça permet d’acheter des petits extras qu’on n’a pas envie de faire, et il y en a d’autres qui disent « Ah non, moi ça ne m’intéresse PAS. Je suis TRES bien payé. J’ai PAS envie de faire ça en plus ».

Et au niveau global, par rapport à cette idée que ce serait quand même difficile. Alors est-ce que c’est une exception de votre cabinet ?

Ben tout dépend de ce qu’on veut ! Je ne sais pas. Moi j’ai été 10 ans chez Symphonie et c’est ce qu’on appelle la « clientèle perso » donc je peux vous dire que…

Chez Symphonie, on pouvait la développer aussi ?

Ben Symphonie est un cabinet d’affaires et j’ai eu beaucoup de clients persos. Certains sont devenus des clients cabinet le jour où je suis devenu associée. F. c’est un cabinet d’affaires et je peux vous assurer que dans le groupe du droit du travail ils ont tous des prud'hommes à titre perso, des transactions qu’ils négocient, des dossiers qui…ça c’est, vraiment c’est L’AVOCAT qui a envie de le faire. Alors il y en a qui n’ont pas envie ! Il y en a qui trouvent que les journées sont assez longues, ils vont pas se rajouter du boulot, moi je respecte.

Pour les collaborateurs libéraux, la possibilité de développer une clientèle personnelle n’est pas simplement une obligation à la charge du cabinet, mais c’est devenu aussi une obligation pour le collaborateur. Cela ne semble pas propre au cabinet F, car cette obligation se retrouve dans d’autres structures identiques. Bien qu’on ne puisse pas évacuer le fait que ce genre d’exercice soit d’une certaine façon contrôlé au sein des cabinets, il faut sans doute retenir cette rhétorique du petit entrepreneur qui développerait une compétence à prospecter et à s’attacher une clientèle pour son compte et celui du cabinet.

Signalons néanmoins que dans la configuration en présence, la clientèle est attachée au cabinet et, d’après notre interlocutrice, il n’y a pas de patrimonialisation de la clientèle, l’accès et la sortie de l’association est gratuite. Ce qui a pour conséquence que chaque associé, même s’il peut espérer qu’une partie de la clientèle le suivra lors de son départ, n’exerce pas un contrôle étroit sur la clientèle prise en charge par ses collaborateurs (voir infra). Par ailleurs, ce mode d’organisation favorise le fait que les collaborateurs peuvent travailler pour plusieurs associés différents.

Cette figure du « collaborateur entrepreneur » est un élément à prendre à compte dans les cabinets qui ont cherché à éliminer le statut de collaborateur salarié. Elle est à distinguer de la

figure traditionnelle du « collaborateur libéral » pour lequel la carrière menant à l’association était bien identifiée et « institutionnalisée », pour reprendre l’expression d’un responsable d’un cabinet de province spécialisé en droit social (E14) :

Si je termine sur les questions de recrutement, puisqu’on a commencé à les aborder, au départ quand vous les recevez, vous explicitez un parcours vers l’association ?

Pas forcément. Pas forcément, en général, je présente le cabinet et j’explique comment il s’est fait. Ce qui est une façon indirecte de dire que… puisque TOUS les associés du cabinet ont été à un moment ou à un autre des collaborateurs avant. Donc ça c’est une pratique qui est institutionnalisée. Après la problématique c’est que cette perspective, si elle existe, elle est difficile à gérer dans le temps, parce qu’après il y a des ordres de préférence, des priorités, bon. Il y a aussi un problème d’évolution, c'est-à-dire que le cabinet aujourd’hui il est composé de 4 associés, je PENSE que dans un avenir plus ou moins proche l’association va passer à 6 probablement. Donc après mon objectif c’est au fur et à mesure de céder une partie de mes parts parce que ben je voudrais prendre un peu de RECUL au fur et à mesure du temps qui s’avance. Donc cette perspective-là existe, donc tout ça je l’explique. Mais après ça dépend aussi du projet de certains. C’est qu’on n’a pas toujours des gens qui viennent avec une perspective, comment dire, véritablement libérale. C'est-à-dire que quand vous faites du recrutement dans la profession d’avocat, vous avez 2 catégories en gros. Vous avez une catégorie de gens qui, à mon avis, ne SAVENT PAS ce que c’est qu’une profession libérale et ont un statut, c’est assez rigolo parce que par exemple question numéro 1 du candidat : « est-ce qu’on travaille le samedi ? ». Et moi je n’ai pas de réponse à ça, parce que si le travail est fait, la réponse c’est non, si le travail n’est pas fait, la réponse c’est oui. Alors quand vous dites ça, parfois c’est un peu… Donc il y a des gens qui envisagent, et en plus le développement du salariat au sein des cabinets d’avocats (donc l’interdiction d’avoir une clientèle personnelle) MILITE en faveur de ce type de recrutement. Et puis vous avez d’autres gens qui arrivent et qui… BEN qui ont envie de se battre et qui veulent devenir profession libérale, qui quelquefois viennent chez vous pour se faire les dents. On sait par exemple que dans le barreau de X quand on vient chez moi, je fais systématiquement une organisation du cabinet pour que le collaborateur puisse développer sa clientèle, recevoir ses clients, utiliser les biens du cabinet pour travailler ce qui est quand même la moindre des choses…

Vous me disiez tout à l’heure qu’à part l’une de vos collaboratrices, sinon tous les autres travaillent à 100% pour le cabinet

Non, non, non, non, non, pas du tout ! Une travaille à MI-TEMPS, mais les autres quand je dis, A PART Virginie bon qui est un cas particulier, c’est mon bras droit, c’est elle qui dirige le pôle de droit social, donc elle c’est particulier, mais ici par exemple Adeline a son propre cabinet, il est d’ailleurs question qu’elle nous quitte pour créer sa propre structure, donc elle a pu le faire ; Laurence aussi ; et bon après il y a des situations différentes parce bon Laurence je vous en ai parlé elle est à mi-temps, Emilie, bon elle est toute jeune, mais elle A ses propres clients et elle fait ses affaires, Maryvonne également, mais à dans une moindre mesure parce qu’elle arrive du barreau de Paris, donc il y a un an qu’elle est là et puis je pense qu’elle n’est pas forcément intéressée par la création d’une clientèle personnelle, parce qu’il y a aussi la volonté de chacun et de CHACUNE, surtout quand on a beaucoup de femmes, il y a un TAS d’autres problématiques qu’il faut aussi pouvoir intégrer, pas toujours simple {rire} à gérer en termes de temps. Mais… non, l’idée c’est que… je pense que les gens, enfin qui sont installés régionalement et qui postulent chez moi, SAVENT que parmi les choses qu’ils peuvent faire ici, c’est développer leur cabinet. Donc ils savent de toute façon que si la perspective qu’ils envisagent, à terme ils vont s’en aller, ou éventuellement apporter une clientèle au cabinet pour s’associer, pourquoi pas. Ça a été le cas de Laurence.

On retrouve ici l’opposition salariat/indépendant, avec même une critique implicite du collaborateur salarié qui est peu combatif, mais, à la différence des cabinets d’affaires, devenir associé constitue un perspective moins incertaine. Notre interlocuteur ne fait pas référence, comme dans le cas précédent, à une « clientèle perso », expression qui témoigne du fait que développer une clientèle dans ce genre de cabinet d’affaires est loin d’être une évidence. Par ailleurs, il semble plus soucieux de ménager des parcours différents à ses

collaborateurs, alors que le « je (le) respecte » de notre interlocutrice du cabinet F semble dire que la dérogation à la norme du « collaborateur entrepreneur » est tout juste tolérée.

On voit ici que, partant d’une même dénonciation de la collaboration salariale, comment « l’investissement » dans les jeunes collaborateurs libéraux, les assurances collectives permettant de stabiliser les anticipations des collaborateurs, peuvent être distincts. Ce qui se traduit, comme nous le verrons plus loin, par des taux de turnover du personnel différents.

On peut donner une autre illustration de la figure du « collaborateur entrepreneur », qui doit en permanence prospecter la clientèle, avec cet extrait du responsable de la filiale française d’un cabinet d’affaire international (E23DA) :

Alors vous cherchez quand même encore à avoir de nouveaux clients par rapport à tout à l’heure, je reprends l’idée de… le moins possible de clients, mais s’occuper du plus chez eux…

… Donc, bien sûr, vous êtes toujours dans un phénomène dynamique. On doit l’être aussi parce que c’est quand même aussi un peu l’essence de notre profession, c'est-à-dire que nos avocats, et je vais vous surprendre en disant ça mais, DOIVENT COMPRENDRE que nous n’existons QUE PARCE QUE nous avons des CLIENTS, et que des clients, ben, il faut aussi parfois aller les chercher et PAS se contenter du travail qu’on a sur son bureau tous les matins quand on arrive. Ce qui est formidable pour les jeunes avocats dans les structures comme les nôtres si vous voulez, c’est qu’ils arrivent le matin, il fait bon, le bureau a été nettoyé, l’ordinateur fonctionne super bien, euh…je vais prendre un café, ben j’ai la machine qui est là, je veux faire un peu de sport parce qu’on a une salle de gym etc. je descends là, j’ai mon DOSSIER et je travaille DUR et BIEN hein. Et puis à la fin de la journée je rentre chez moi « Mais au fait, c’est venu comment ce travail, au fait le client il est où ? » Vous voyez ce que je veux dire. Donc il faut toujours leur dire « Attendez, ce n’est pas parce que vous êtes un jeune avocat, que vous devez oublier que vous êtes propriétaire de votre travail. Votre travail, vous devez pouvoir le défendre devant n’importe qui. Vous ne travaillez pas pour l’associé qui va revoir votre boulot, qui va ensuite l’amener au client ! Vous devez être propriétaire de votre travail et vous devez vous en sentir responsable et aller le défendre vous- mêmes, devant n’importe qui. Puis après vous devez vous poser la question de savoir d’où il vient, comment est-ce que je peux en ramener plus, etc. Donc on essaie quand même quand même de… Et PUIS c’est très motivant pour un jeune avocat de ramener un client.

Et ils peuvent le FAIRE les plus jeunes collaborateurs…

OUI, maintenant je ne vous cache pas que compte tenu des ambitions de notre cabinet, on est les conseils du groupe Alim au niveau MONDIAL, je ne peux pas demander à un jeune avocat demain de me ramener Bêtise, ça va être… MAIS, vous savez, et c’est ça aussi qui est très bien dans une structure comme la nôtre, c’est que les gens savent être patients. Et on sait très bien que les grandes relations avec les grands clients, ben ça ne s’est pas décidé en une nuit. Ça a commencé par un tout petit bout, qu’on a tiré doucement, et puis après c’était un truc un peu plus important etc. Et notre stratégie, ce n’est pas d’avoir le groupe fusion-acquisition qui travaille pour un client. Notre stratégie c’est d’avoir tous les groupes de pratiques dont je vous ai parlé, qui travaillent pour les mêmes clients. Et le POTENTIEL de développement chez les grands clients existants, il est important. Donc on essaie de dire aussi à nos avocats que « si vous ramenez de nouveaux dossiers d’un client existant, c’est un développement aussi important ».

Dans ce cas, vu l’importance des clients et du type d’opérations traitées, il n’est pas question pour le collaborateur de développer sa « clientèle perso ». Mais il doit participer à l’accroissement de la part de marché chez un client qui par ailleurs ne veut pas tomber sous la coupe d’un seul cabinet d’avocats. Comme dans les cas précédents, on retrouve donc cette dénonciation du collaborateur salarié, mais dans le cadre de ce cabinet d’affaires international, la logique de la collaboration est de nature différente.

L’accroissement de la part des affaires d’un même client est à la base du modèle du « cross selling » qui pousse à la diversification des domaines d’activité et des implantations

géographiques des grands cabinets d’affaires (Garicano et Hubbard, 2008). Par ailleurs, apparaît ici aussi la figure du « collaborateur propriétaire » de son travail, qui doit faire son travail en toute indépendance et non sous la coupe d’un associé, du conseil jusqu’à la plaidoirie.

On peut penser que ce sont ces deux qualités, à la fois bon commercial participant à l’augmentation du volume des affaires avec le même client et capacité de travailler en toute indépendance, qui permettront la promotion du collaborateur et son accès à l’association qui, selon notre interlocuteur, est de plus en plus long.

Evidemment, on n’insistera pas sur le fait que, parmi les autres critères de promotion, il y a l’adhésion à l’esprit maison, le fait de se couler dans les procédures et d’avoir une très grande mobilité géographique. Et aussi la participation aux différents jeux d’influence au sein du cabinet. Ce qui fait un programme très chargé à respecter et semé d’embûches pour devenir associé !

Signalons que cette figure du « collaborateur propriétaire » est une pure rhétorique car, finalement, il n’est « propriétaire » de rien, n’ayant aucun droit sur la clientèle ou d’autre actifs immatériels qu’il contribue à développer, ni même une quelconque garantie sur la possibilité de devenir associé. Sa seule assurance fixée à l’embauche, c’est sa rétrocession dont le montant varie suivant son pouvoir de négociation sur le « marché du travail ». On peut faire l’hypothèse que c’est l’institution de cette norme, de ce nouveau modèle de collaboration et de fonctionnement du marché du travail associé, qui est en jeu depuis le début des années 2000 et qui a conduit les cabinets à se détourner du statut de collaborateur salarié.