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ANALYSE 2. Les coûts cachés de la qualité du travail professionnel : L’entretien de

1. Droit, formes d’organisation et marché des services juridiques

2.1. Les grands cabinets internationaux

Nous avons déjà évoqué le rôle de « médiation » des grands cabinets d’affaires internationaux, rôle bien analysé par E. Lazega. L’activité de ces grands cabinets peut être considérée comme une nouvelle technologie juridique qui cherche à imposer un « standard » dans le monde des affaires internationales. C’est donc la confrontation avec d’autres technologies juridiques alternatives ou « systèmes juridiques » au niveau international qu’il faudrait comparer le bien fondé de leur activité. Par exemple, au niveau de l’UE, on peut penser que l’édification d’un droit des contrats européen – ou d’un droit social européen plus affirmé – permettrait de réduire le rôle des grands cabinets d’affaires,. Pour nuancer l’analyse de Lazega, signalons que le droit international privé, sous l’impulsion du droit conventionnel et communautaire, traduit, tant en matière de conflits de lois que de juridictions, une grande variété de solutions qui s’inscrivent sur un continuum entre deux pôles : la volonté individuelle (le contrat) et diverses voies néo-statutaire de l’impérativité (lois de police, compétences exclusives, théorie des droits acquis ou des droits fondamentaux) pour reprendre l’argument d’une juriste (H. Muir-Watt, 2007). C’est la frontière entre droit privé et droit public qui est redéfinie. On peut faire le même constat en matière de droit social. L’autre

question que l’on peut poser est de savoir si cette nouvelle technologie juridique en œuvre dans le droit des affaires a besoin pour son bon fonctionnement des ordres professionnels nationaux, ce qui pose la question de la régulation de l’activité de ces cabinets au niveau international.

Les « grands cabinets anglo-saxons » en général ont servi de repoussoir dans l’argumentaire de la plupart de nos interlocuteurs et seraient à l’origine de nombreux maux dont souffre la profession.

2.1.1. Les cabinets prestataires de service

Mais si on reprend les arguments du fondateur d’un cabinet d’affaires français (E24), les propos sont plus nuancés. On peut repartir de cet argumentaire pour dessiner en « négatif » les principales caractéristiques d’un grand cabinet anglo-saxon.

Il met en en avant la personnalisation du service et la culture du contentieux, deux éléments considérés comme de véritables avantages concurrentiels de son cabinet par rapport à l’activité plus « industrielle » des cabinets anglo-saxons, marquée par une forte division du travail entre les avocats, en particulier en matière de conseil et de contentieux. Ainsi, il refuse de participer à des appels d’offre et s’ingénue à éviter tout dispositif d’objectivation de son travail : facturation à l’heure, guides et classements, plaquettes publicitaires, tout ce qui pourrait le rapprocher d’un prestataire de service sous la dépendance d’un client. Il tient à garder l’indépendance de son jugement pour défendre l’intérêt véritable de ses clients et c’est dans ce sens qu’il est contre les honoraires totalement variables suivant les résultats. Enfin, il accorde beaucoup d’importance à l’évitement des conflits d’intérêt et ajoute à la définition formelle de ces conflits des considérations en termes de loyauté vis-à-vis de ses clients.

Ce sont deux conventions de qualité différentes que notre interlocuteur met en évidence et dont l’élément de distinction reste la résistance ou non à toute forme d’objectivation de la qualité de la prestation, en particulier à des dispositifs d’évaluation propres à un marché. A l’opposé, les propos de E23 (grand cabinet d’affaires international) font état d’une grande dépendance vis-à-vis du client (conséquence du modèle du cabinet d’affaires très diversifié) et, plus généralement, du marché. « Ce sont les contraintes du marché » est d’ailleurs le propos le plus récurrent chez notre interlocuteur, contraintes qui poussent à accepter les conflits d’intérêts : refus des « instructions exclusives » couplée avec une rémunération uniquement suivant les résultats. On peut donner l’exemple de la vente d’une société qui va mettre en concurrence une multitude de bidders. Le cabinet peut alors faire travailler ses équipes pour des bidders différents afin de minimiser son risque de perte, ce qui suppose d’installer des « murailles de Chine » (chinese walls) entre les équipes qui sont en concurrence.

On voit ici que, bien que le travail d’audit juridique soit assez standardisé, ce mode de gestion du risque de l’activité constitue une forme d’innovation organisationnelle qui soutient l’activité des marchés financiers. Comme nous l’avons déjà noté, ce cabinet a mis au point d’autres supports juridiques, d’autres outils contractuels, qui favorisent cette activité et la coordination avec les professionnels du droit (avocats, juristes d’entreprises ou d’autorités de régulation, magistrats ou autres représentants de l’autorité publique).

Une autre forme d’organisation de l’activité peut se créer autour d’une « grosse affaire » rassemblant trois ou quatre associés seniors, afin de définir une stratégie avec le client. Dans l’exemple qui a été donné par E23 (celui de la vente d’une société), on ne voit plus très bien où est la frontière entre la recherche de garanties juridiques et les décisions économiques. Le droit est alors instrumentalisé au profit de l’économie, ce dont témoigne également le fait que

le double cursus de formation soit devenu un must qui, du fait de la rareté de l’offre, a poussé la rémunération des collaborateurs à la hausse au cours des années récentes (cf. Développement 5 sur la carrière des collaborateurs).

Une autre conséquence du traitement de ces « grandes affaires » qui requiert l’intervention de plusieurs associés ou équipes ou services, c’est la prégnance d’une logique d’entreprise mutualisant les ressources, la clientèle en particulier, et les rémunérations. On peut rapprocher de E23, E3 qui est un autre grand cabinet d’affaires dont l’activité est basée sur une complémentarité d’activités spécialisées en référence aux différents besoins de services juridiques de grands groupes internationaux. Bien que E3 présente son entité comme un « cabinet de haute couture du droit » qui intervient dans « des affaires stratégiques et complexes », il ne faut pas sous-estimer le caractère rhétorique de cette auto-désignation qui masque une activité courante relativement standardisée, comme chez E23 qui fait de plus en plus de sous-traitance juridique pour les grands groupes. Ce qui constitue un bon indice d’une standardisation de l’activité.

Les représentants de ces cabinets ne se disent pas touchés par la libéralisation rampante du marché des services juridiques, à laquelle ils participent, et voient d’un bon œil les différentes mesures de déréglementation de la profession (publicité, honoraires uniquement suivant les résultats, ouverture du capital des cabinets,…)

2.1.2. L’inter professionnalité bien comprise : chacun à sa place dans un réseau (international).

Pour approfondir ces questions liées à la déréglementation, on peut partir des propos tenus par un avocat, membre d’un grand cabinet français (E16), sur le problème de la pluridisciplinarité. Selon lui, la régulation de la concurrence entre les différentes professions qui rendent des services juridiques passe par le respect du principe suivant : « chacun intervient dans son domaine et non pas chacun peut intervenir dans le domaine de l’autre ».

Notre interlocuteur a évoqué le cas du réseau Andersen qui a disparu à la suite de l’affaire Enron (E16, p. 43) : « C’était une association (avec un label) entre des avocats, des auditeurs et des consultants qui mettaient en commun des ressources (formations, problématiques,…) afin de définir des normes d’intervention commune (accords de réseau) et qui se refilaient les clients ». On a ici affaire à un réseau de cabinets avec un double niveau de spécialisation. E16 considère ce dispositif organisationnel comme une régulation de la concurrence entre ces trois types d’entité (avocat, auditeur, consultant), car chacun respectait la compétence des autres.

En France une partie de la profession s’est emparée de cette affaire pour dénoncer le fonctionnement en réseau. Avant cette affaire, qui a défrayé la chronique, la question était justement de savoir si on pouvait être un cabinet d’affaires indépendant dans une structure de réseau international. Les cours d’appel étaient partagées et la Cour de cassation avait tranché de façon favorable au réseau international. Avec l’affaire Enron, il y a eu un retournement et la partie de la profession (les petites structures) contre les « réseaux internationaux » a fait appel au législateur. La loi sur la sécurité financière a cassé la stratégie de réseau en 2005.

Il s’agit là d’un point crucial d’opposition au sein de la profession, qui dépasse le clivage ancien entre avocats et conseils. Le débat sur la publicité est d’ailleurs parti de la dénonciation des réseaux internationaux qui font de la publicité pour les cabinets d’avocats. Dans ce type de réseau, il n’y a plus à investir dans de telles dépenses pour se faire connaître sur le marché, la constitution même du réseau s’appuie sur le principe d’échange d’information sur la clientèle potentielle.

Pourtant, d’après notre interlocuteur, le réseau est une façon de répondre à l’interprofessionnalité en l’absence de possibilité légale de fonder une structure pluridisciplinaire. Aujourd’hui, il existe trois grands réseaux internationaux : Ernst & Young, Price et KPMG qui comprennent du juridique, de l’audit et du consulting. Notre interlocuteur déploie les éléments d’un marché des services juridiques international qui a sa logique, car il définit de nouveaux mécanismes de réputation (basé sur le label attaché au réseau) et donc de publicité des cabinets, qui remettent en cause les restrictions traditionnelles en la matière.

Néanmoins, selon nous, les avocats, bien que conservant leur autonomie pour mener leur activité, risquent de perdre une partie de leur indépendance dans les solutions juridiques qu’ils peuvent élaborer, du fait des relations qu’ils tissent avec de gros clients. Par ailleurs, la régulation organisationnelle rend moins nécessaire les arbitrages locaux effectués par les conseils de l’ordre (entre avocats et entre ces derniers et leurs clients), ce qui diminue d’autant son importance dans la définition de règles déontologiques, les dispositifs d’assurance professionnelle- du fait de la nature de la clientèle des grands réseaux internationaux –, les dispositifs de formation professionnelle assurés par l’ordre, et donc toute la mutualisation des ressources opérée par le profession. De même, dans cette perspective, le travail coopératif autour de la définition d’un barème ou de l’aide juridictionnelle est hors champ, brisant ainsi le rattachement au principe fondamental d’accès à la justice du plus grand nombre. Cela conduit à négliger la question du « politique » et donc les problèmes d’inégalités.

C’est dans ce sens que l’on peut parler de l’émergence d’un « régime professionnel privé », régime qui pose la question de sa régulation au niveau international. On a donc un « marché » à plusieurs étages, pour reprendre l’expression de F. Braudel, dans lequel l’international, le national et le local ont peu de liens. Mais ce nouveau segment international est à rattacher à la question de la conception du droit qui devient de plus en plus un droit contractuel et dont les normes sont définies par les grands cabinets, en l’absence d’un droit vraiment applicable. C’est le droit qui devient la norme en l’absence du politique.

C’est l’internationalisation de l’activité des cabinets qui explique la remise en cause des ordres professionnels et la politique de la Commission européenne qui, feignant d’entendre ce

lobbying diffus, invoque la défense du « consommateur » pour accueillir un soutien politique

dans ses propositions de réforme.

Le déploiement de ces grands cabinets sur les territoires nationaux a pour effet de mettre en concurrence leur département avec des cabinets de niche spécialisés dans un domaine juridique. Cependant il n’est pas rare que ces concurrents collaborent sur certains dossiers (voir E23), les plus petits venant donner un coup de main aux plus grands. Bien que cette aide peut correspondre à une forme de sous-traitance de production, on peut penser aussi que le cabinet de niche soit enrôlé pour son expertise et son ancrage territorial. Ce qui témoigne d’une différence dans la qualité des prestations des deux types de cabinet.