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La construction du marché du travail par les chasseurs de tête

ANALYSE 2. Les coûts cachés de la qualité du travail professionnel : L’entretien de

4. La construction du marché du travail des jeunes avocats

4.2. La construction du marché du travail par les chasseurs de tête

L’étude des chasseurs de tête est certes à approfondir, mais nos premiers éléments d’information permettent de voir que le développement de ces cabinets témoigne de l’émergence d’un marché du travail des jeunes avocats tout autant qu’ils participent à sa constitution (Bessy et Eymard-Duvernay, 1997). D’une part, en fixant des repères d’évaluation des compétences à distance : réputation des entreprises, rôle croissant des diplômes et des doubles cursus, et, d’autre part, en définissant des catégories d’emploi. Ce qui remet en cause le fonctionnement traditionnel du marché professionnel des avocats, de son système d’apprentissage et de ses appellations.

4.2.1. La course au diplôme

L’accroissement de l’activité des cabinets d’affaires, mais plus généralement des activités de conseil aux entreprises relativement à celle orientées par le contentieux, constitue un facteur important de ce qui est devenu progressivement une obligation pour les jeunes qui se destinent à faire une carrière d’avocat, à savoir avoir suivi un double cursus de formation. A l’enseignement juridique classique, le jeune postulant doit adjoindre une formation validée en management ou banque, finance et assurance, pour les avocats d’affaires (voir E23), ou en encore en ressources humaines, pour ceux qui se dirigent vers le droit social.

Revenons ici sur le parcours de notre interlocutrice précédente (COL2DA) qui a un double cursus sciences politiques/droit :

Par rapport à mon travail et à mon embauche initiale, mon double cursus a bien été valorisé, ainsi que le stage effectué dans un autre cabinet d’affaires... . En 8 ans, il y a de plus en plus une course à avoir plus de diplômes et le double cursus est devenu maintenant un ‘must’ pour les cabinets d’affaires qui font pourtant face à une certaine pénurie : « on dit que le jeune avocat d’affaires est devenu une denrée extrêmement rare, dixit le Journal des Echos (octobre 2007) ». Sans le double cursus, ce n’est même pas la peine d’y compter.

Signalons qu’à côté de ce double cursus, l’article des Echos mentionne la maîtrise de l’anglais et plus généralement toutes les expériences à l’international, que cela soit en termes de diplôme étranger ou de stage dans des cabinets anglo-saxons, ce qui dénoterait une « ouverture d’esprit ». Ce renforcement des critères de sélection a pour conséquence de réduire le nombre de candidats potentiels, d’où l’expression « une denrée rare ». Néanmoins, on peut se demander si ces cabinets de recrutement spécialisés n’entretiennent pas d’une

certaine façon cette rareté, en particulier en consolidant ces exigences en termes de double cursus, le diplôme étant un critère de recrutement peu coûteux à évaluer, donc facilement mobilisable « à distance », sans avoir besoin d’entrer vraiment dans les expériences des candidats et l’évaluation de leur capacité créatrice.

Par ailleurs, ils peuvent ensuite affiner la sélection en retenant la réputation des universités ou des grandes écoles qui délivrent ces diplômes. Le caractère coûteux de ces dernières peut aussi être interprété comme le signal des aptitudes réelles des étudiants. Les cabinets de recrutement entretiennent à leur tour le classement des instituts de formation, ce qui contribue à créer un véritable marché de l’éducation et de la formation, avec les risques de polarisation de ces instituts que de tels classements peuvent entraîner.

4.2.2. Le rôle des cabinets de recrutement dans la définition des catégories du marché

Lorsqu’on passe de la catégorie des débutants à celles des avocats ayant une ou deux premières expériences, c’est la réputation de ces premiers cabinets qui compte dans l’évaluation des jeunes avocats, ce qui conduit cette fois-ci à un classement des cabinets d’avocats, dont on peut penser que les cabinets de recrutement spécialisés sont les premiers à les utiliser et à les constituer en lien avec d’autres intermédiaires qui cherchent à rapprocher les avocats de leurs clients.

Les guides de classement des cabinets d’avocats, les sites Internet spécialisés de recrutement des juristes diffusant des offres d’emploi, constituent de nouveaux dispositifs de jugement sur la qualité des avocats, ou plutôt des cabinets, ce qui est en soi une évolution révélatrice du passage à une logique d’entreprise. Ces dispositifs de jugements plus impersonnels se distinguent des dispositifs basés sur des jugements de proximité au sein de réseaux de relations interpersonnelles (Karpik, 2007). Ils contribuent ainsi à donner une base beaucoup plus large au marché des services juridiques qui, du même coup, privilégie les modes d’évaluation de la qualité « à distance ».

Ils témoignent à leur manière de la transformation de la profession d’avocat en redéfinissant les domaines du droit par les besoins des clients, et non plus par l’organisation judicaire et la production législative et administrative. Les domaines de spécialisation ou les spécialités définies par le CNB perdent prise sur la réalité des activités juridiques et sont peu reconnues par la clientèle d’entreprises qui privilégient l’image de marque des cabinets, moyen de publicité le plus efficace. Si on parle toujours de droit fiscal ou social ou encore de droit de la famille ou des affaires, de nouvelles appellations émergent centrées sur des secteurs d’activité ou de grandes opérations économiques : M&A, IP/IT pour reprendre les expressions utilisées par les cabinets de recrutement spécialisés dans le service juridique (le plus souvent de taille internationale) ; ou encore « l’activité de financement », « l’activité immobilière », « les assurances ».

Le développement de ces intermédiaires du recrutement, qui opèrent dans plusieurs pays, contribue à la construction d’un marché international des services juridiques, en lien avec la globalisation de l’économie, marché dont certains segments sont fluctuants du fait de leur lien direct avec des activités économiques plus ou moins fleurissantes. Le mode d’existence de ces cabinets repose sur la diversification des activités pour limiter les risques liés à la conjoncture. Cette contrainte organisationnelle qui pèse sur ces intermédiaires est loin d’être neutre. D’une part, elle consolide le déploiement des grands cabinets d’avocats internationaux ou réseaux internationaux de cabinets, ou encore de réseaux de plus petite échelle. D’autre part, elle modifie les modes de recrutement et de formation des avocats, ainsi que les anticipations portant sur leur carrière professionnelle.

Avant d’aborder ce second point, signalons que la logique de développement de ces cabinets de recrutement les conduit à recruter des juristes à la fois pour les cabinets d’avocats et pour les entreprises. D’un côté, ils facilitent le passage entre les deux types de carrière, en particulier en aidant à la reconversion des collaborateurs, ou encore de certains associés, sur un poste de juriste d’entreprise. D’un autre côté, leur existence contribue à consolider les repères d’évaluation des qualités des avocats qui sont les plus généraux. Ainsi, les deux collaboratrices que nous avons interrogées ont préféré tenter une nouvelle expérience dans un cabinet d’affaires avant d’entamer une carrière de juristes d’entreprise. Elles entretiennent d’une certaine façon le système en travaillant dans un cabinet d’affaires plus prestigieux, afin de pouvoir l’inscrire dans leur CV. Elles répondent en cela aux exigences des cabinets de recrutement spécialisés dans le juridique qui semblent jouer un rôle croissant dans les procédures de recrutement des collaborateurs.