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ANALYSE 2. Les coûts cachés de la qualité du travail professionnel : L’entretien de

1. Collégialité et réseaux sociaux

1.1. Profession et collégialité

Dans une perspective sociologique classique (Weber, 1920), une profession est, entre autres, une structure collégiale dans laquelle les membres d'un corps d'experts, théoriquement égaux dans leur niveau d'expertise mais spécialisés dans des domaines différents, recherchent un consensus entre eux. Les caractéristiques organisationnelles qu'implique cette définition sont les suivantes : 1) une profession utilise et applique une connaissance théorique ; 2) ses membres ont une carrière différenciée en deux étapes au moins, d'apprentissage et de

1 Dans cette annexe, nous traitons essentiellement des coûts de la qualité liées aux ressources situées au cœur des

pratique, cette dernière découlant d'une forme de titularisation ; 3) bien qu'orientée vers la performance, elle rencontre des difficultés lorsqu'elle doit comparer la performance des spécialistes, d'où l'instauration d'une égalité formelle entre eux ; 4) elle s'autorégule au sens où elle se contrôle elle-même ; 5) elle se donne des méthodes de surveillance de la qualité de la production (échanges d'avis entre collègues, par exemple) ; 6) elle se donne un forum – qui peut devenir un système de commissions plus ou moins complexe et hiérarchisé – où les décisions sont prises collectivement, ce qui peut être à la fois un gage de qualité et d'efficacité lorsqu'il y a beaucoup de connaissances à maîtriser2. Ces propriétés sont idéal-typiques, tout comme celles de l'organisation bureaucratique classique. De fait, collégialité et bureaucratie coexistent dans toutes les structures de prise de décision (Waters, 1989).

Dans la forme collégiale, la sélection des représentants officiels de la profession se pratique par élection parmi les membres à part entière et non pas par nomination venue du haut ou du dehors ; la carrière, une fois un membre coopté, est fondée sur la titularisation et l'exercice autonome d'une pratique. Cette carrière avance sous le jugement collectif des pairs en relation avec des critères théoriques substantiels plutôt qu'en fonction de la capacité de respecter les ordres et les règles (Waters, ibid., p. 73). L'affirmation d'un leadership, qui peut prendre de nombreuses formes, est plus diffuse et ténue que dans les organisations bureaucratiques. Elle est supposée se fonder sur une plus grande expertise, spécialisée et évaluée par les pairs. Les critères de clôture (exclusion de non-membres par les membres, de membres par les officiels, d'officiels ordinaires par les leaders) se fondent sur la certification. La clôture de la profession est maintenue par le fait de disposer d'un certificat ou d'un plus haut niveau de savoir théorique que les non professionnels.

1.2. Tâches complexes, coordination et réseaux sociaux

Les caractéristiques qui viennent d’être listées sont très formelles et officielles. Elles ne rendent pourtant compte que d'une petite part de l'action collective entre pairs. En effet, malgré les idéologies professionnelles qui mettent l'accent sur l'autonomie individuelle, les membres d’une profession sont, en fait, des entrepreneurs interdépendants qui ont besoin d'accéder aux ressources nécessaires à leur travail. L’observation et les entretiens montrent qu'ils gèrent cette interdépendance, dans leur vie relationnelle, en cherchant à élaborer des contextes dans lesquels ils peuvent trouver et échanger ces ressources le plus facilement possible. Dans le modèle collégial, les relations sociales sont le fondement d'une discipline sociale qui aide les membres à coopérer et, entre autres, à maintenir un haut niveau de qualité. Comme le montrent les témoignages ci-dessous, cette vie relationnelle est riche et complexe. Elle est caractérisée par la constitution de systèmes d’échanges très divers, aussi bien marchands que très personnalisés, cultivant et atténuant la concurrence de statut, dépendant de la constitution de réputations.

C’est dans la nature même de leurs tâches que les sociologues trouvent les racines de cette discipline sociale et relationnelle. Le travail d’un avocat, concevoir des solutions nouvelles à des problèmes souvent complexes, est knowledge-intensive, au sens d’un « savoir-dans- l’action » accumulé par l’expérience et reflété par un « jugement sûr » – un terme souvent utilisé par les collègues pour caractériser la qualité du travail professionnel d’un collègue. Pour ce genre de travail créatif, souvent invisible ou peu spectaculaire, les avocats ont besoin de connaissances tacites qui ne peuvent être mobilisées qu’au niveau local, d’une manière décentralisée et personnalisée, auprès d’autres membres individuels de la profession. L’accès à ces connaissances tacites passe par l’échange social (Blau, 1964 ; Lazega, 2006).

Contrairement à ce qu’affirment beaucoup de spécialistes des services professionnels, la technologie de l’information et le capital humain ne sont pas suffisants pour assurer un niveau de qualité professionnelle élevé. La construction de bases de données informatiques à l’échelle du cabinet ne résout pas ce problème. Les avocats ne les alimentent pas très bien parce qu’ils gardent pour eux leurs connaissances tacites, qui font partie de leurs ressources les plus précieuses, par ailleurs difficilement codifiables. De plus, le travail accompli seulement en réaction aux exigences du marché n’encourage pas nécessairement l’innovation et la créativité même s’il peut développer une adaptation à court terme. Ceci soulève la question du contrôle de qualité comme processus social, et celle du partage de l’expérience. Cette question relève de l’évaluation par les pairs, un processus que les professionnels considèrent, lorsqu’il est formalisé, comme onéreux, difficile à conduire, et inefficace. Cette évaluation relève donc bien davantage du contrôle social et de la construction de réputations (Bosk, 1979).

1.3. Les réseaux de conseil

Toutes ces raisons conduisent à la nécessité d’entretenir un réseau social avec des confrères et d’entrer dans les échanges sociaux caractéristiques de la profession. Les relations sociales entre collègues sont nécessaires pour partager les connaissances tacites et l’expérience. Blau (1964) a montré que ce partage dépend de l’échange social où les jeux de statut sont importants. Le contrôle social de la qualité du travail professionnel passe notamment par la construction de réseaux informels de conseil. Les avocats interviewés témoignent du fait que l’accès à des connaissances pertinentes et à des prestations de qualité présuppose l’entretien d’un réseau social de pairs, que ce soit en cabinet ou dans le milieu professionnel plus large. Sans réseau de consultation social et informel, pas de prestation de qualité professionnelle. Les échanges informels de conseil entre confrères relèvent le plus souvent de l’échange social et non pas de l’échange marchand. Les avocats ne peuvent pas faire passer ces consultations informelles en frais professionnels. Même si la qualité se protège de manière intra- et inter-organisationnelle, il ne suffit pas de connaître leur chiffre d’affaires et la proportion du chiffre d’affaire consacrée aux frais pour estimer les coûts cachés de l’entretien de la qualité.

Le fonctionnement des réseaux de conseil est inextricablement lié à certaines règles sociales. Les principaux acteurs dans le réseau de conseil d’un cabinet, par exemple, sont ceux qui ont acquis une forme de statut et d’autorité qui leur vaut une certaine déférence. Eux- mêmes ne demandent pas conseil “en dessous” d’eux dans l’échelle du statut social. De même que les professionnels choisissent soigneusement leurs conseillers, la protection de cette expertise et de ce partage de connaissance tacite contre les comportements opportunistes étant aussi une préoccupation permanente. Les réseaux de conseils sont donc hiérarchiques (ils ont même tendance à devenir de plus en plus centraux avec le temps), mais aussi relativement cohésifs : lorsque les membres de leur noyau deviennent relativement inaccessibles, les membres de leur périphérie se consultent entre eux. Ces réseaux de conseil sont eux-mêmes encastrés dans des réseaux de collaboration et d’« amitié ». Le conseil comme ressource cognitive est ainsi un actif très spécifique dont l’échange représente une solution sociale au problème de la production de qualité au travers de la capitalisation sélective d’un savoir socialement autorisé et distribué. Le contrôle qualité est un processus complexe, socialement onéreux.

L’entretien d’un réseau social de conseil, sous-jacent au processus de contrôle de la qualité de la prestation, est corrélé de façon mesurable, positive et significative avec la performance économique mesurée à l’échelle individuelle (Lazega, 2002). L’efficience

économique ressort statistiquement de la relation entre des mesures de performance économique et la position dans les réseaux sociaux liés à l’allocation de connaissances tacites.

Le maintien de ces réseaux de conseil, à la fois au sein du cabinet et dans le milieu de la profession, correspond à un travail de coopération invisible, au long cours, souvent entre concurrents potentiels, et donc aussi à un coût et à un investissement cachés de l’entretien de

la qualité de la prestation des avocats pour leurs clients3. Les réseaux de conseil mettent

l'accent sur les interdépendances cognitives et sur la dimension cognitive de cette coopération. Ce sont leurs propres jugements de pertinence (portant sur les décisions, les opinions et les actions des collègues) que cette coordination permet de mettre en forme (Lazega, 1992). Ce coût à la fois social et organisationnel est diminué du fait de l’existence d’un ordre. Il n’est pas pris en compte dans les modèles de la Commission et dans le rapport danois. Les avocats qui déterminent leur taux horaire moyen à partir de leurs coûts, peuvent bien intégrer dans ce calcul les charges liées à l’ordre, de même qu’ils reportent sur leur client les montants que leur facturent les postulants et experts qui interviennent sur un dossier. Ces trois sources de frais (ordre, postulants, experts) engendrent cependant à la fois des coûts visibles et des coûts cachés (d’autant mieux cachés que les « visibles » garantissent la possibilité d’une présence de ces trois rubriques dans la comptabilité des cabinets). Au-delà des charges liées à l’ordre, ces coûts cachés résident tout d’abord dans le temps et l'énergie requis pour animer ce dernier (et à côté de celui-ci, l’ensemble des instances représentatives de la profession) ; ensuite, dans les précautions que prennent les avocats pour s’assurer au quotidien de la conformité de leurs pratiques et de celles de leurs confrères aux règles déontologiques. Au-delà de la facturation des postulants et d’autres experts, les coûts cachés associés à ces deux rubriques sont assimilables à des coûts de recherches, de contrôle et/ou de stabilisation de relations professionnelles collégiales.

Les réseaux de confrères constituent ainsi des dispositifs d’entretien de la qualité de la prestation, qui sont à la fois producteurs et produits d’investissements de forme. Cette notion vise précisément à rendre compte de ce qui de ce échappe à la fonction de production à partir de laquelle la théorie économique conçoit généralement l’entreprise. Plus précisément, le but de cette notion était tout d’abord d’expliciter sous quelles conditions la main-d’œuvre d’une entreprise pouvait être ramenée à des unités de travail homogène, comme c’est le cas dans la fonction de production. L’observation d’entreprises réelles donnent à voir un ensemble de ressource mobilisé pour transformer le « facteur travail » de manière à l’ajuster aux autres paramètres de l’environnement organisationnel. La prise en compte de ces immobilisations suggérait alors d’élargir la notion classique d’investissement à l’ensemble des opérations de mise en forme. Celle-ci consiste à stabiliser une coordination fondée sur une modalité d’évaluation locale et ponctuelle en la faisant passer d’une reconnaissance singulière, inséparable des personnes entre lesquelles elle s’effectue, à un principe de jugement transposable à d’autres situations, faisant intervenir d’autres personnes. Ainsi élargie, « la formule d’investissement met en balance un coût et la généralité d’une forme qui sert d’instrument d’équivalence et qui est caractérisée par sa stabilité et son extension (domaine de validité) », ainsi que par le degré auquel la forme est objectivée (Thévenot, 1985). L’élaboration d’un label qualité est un exemple d’investissement de forme. Il permet de créer une équivalence entre des (producteurs de) produits et services différents en privilégiant le respect de certains critères de fabrication. Il s’oppose aux critères d’évaluation de la personne

3 La difficulté sous-estimée de l’entretien de la qualité professionnelle apparaît dans les controverses soulevées

par la formalisation de l’évaluation par les pairs (peer review) (Lazega, 2001). Ce contrôle est toutefois nécessaire dans la mesure où la qualité purement marchande ne domine par les transactions de manière systématique, le client ne pouvant que rarement l’évaluer (Karpik, 2007).

qui privilégient les conseils de l’entourage ou la fidélité à une marque. Ces autres principes d’équivalence mettent en jeu des investissements d’une autre nature.

Ces différentes formes de jugement s’accompagnent d’autant de manières de se représenter l’échange social, qui ne se limitent pas à un cadrage marchand. C’est la raison pour laquelle les coûts cachés ne sont pas reportés sur les clients en l’état. L’entretien de réseaux sociaux garants de la qualité de leur service est pour les avocats, de fait, à la fois facteur de coûts traduisibles en termes monétaires et de ressources valorisables. Mais bien souvent l’engagement dans ces réseaux ne trouve pas sa motivation première dans cette évaluation marchande. Une série d’autres finalités interviennent tels que des relations d’amitié, des intérêts de connaissance, la défense de causes dans le cadre notamment des activités syndicales, ou encore plus généralement l’attachement à la profession au regard de la perception de son rôle particulier dans le fonctionnement d’une démocratie. Que cette profession soit réduite à un marché (que l’intensification de la concurrence impose un cadrage marchand à leurs échanges sociaux) et les avocats se conduiront plus systématiquement en agents économiques strictement calculateurs4.

L’évaluation des effets économiques d’une dérégulation du marché des services juridiques appelle par conséquent une mesure statistique la plus fine possible de l’ensemble de ces coûts cachés. Pour l’heure, nous proposons de terminer cette analyse par un relevé des différentes formes que peuvent prendre ces coûts, ainsi que de la manière dont ceux-ci participent à la qualité des prestations de l’avocat.