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Chapitre 2 : Analyse dendroécologique de la pruche (Tsuga canadensis) et du pin blanc (Pinus

2.1. Introduction

En régions tempérées, la dynamique des milieux forestiers est surtout influencée par les perturbations naturelles telles que la défoliation par les insectes, les chablis et les feux de forêt (Frelich et Lorimer, 1991 ; Frelich, 2002). Certaines perturbations, comme le feu en forêt coniférienne ou mixte, causent une ouverture rapide du couvert forestier (Pickett et White, 1985 ; Payette, 1992, 2010 ; Dansereau et Bergeron, 1993 ; Bergeron et Charron, 2010). D’autres entraînent plutôt un remplacement arbre par arbre dans les trouées causées par les chablis locaux, comme en forêt caducifoliée (Payette et al., 1990). L’impact de ces perturbations dépend habituellement de leur intensité. Par exemple, une défoliation par les insectes, selon qu’elle sera légère ou sévère, n’aura pas le même impact sur la vitalité et la mortalité des arbres, l’étendue des dommages, etc. (Blais, 1983 ; Filion et al., 2010 ; Morin et al., 2010). Les perturbations agissent donc comme un moteur de la succession écologique et elles entretiennent une mosaïque de peuplements de composition et d’âge variables (Pickett et White, 1985 ; Johnson et Miyanishi, 2007 ; Payette, 2010). Des coupes forestières causant un prélèvement quasi complet des arbres et qui sont opérées selon une période de retour souvent plus courte que celle de la plupart des perturbations naturelles peuvent constituer une perturbation sévère (Carleton et MacLellan, 1994 ; Dussart et Payette, 2002).

Dans le sud du Québec, les forêts caducifoliées et les forêts mixtes étaient anciennement formées d’arbres qui, en raison de la qualité du bois et de la taille des individus ou encore de leur propriété de conservation, ont été très tôt prisés par l’industrie forestière. C’est le cas notamment du pin blanc (Pinus strobus L.), de la pruche (Tsuga canadensis (L.) Carr.) et des épinettes (Picea sp.) chez les conifères (Bouchard et al., 1989), ainsi que du chêne rouge (Quercus rubra L.), de l’érable à sucre (Acer saccharum Marsh.) et du bouleau jaune (Betula alleghaniensis Britton) chez les arbres à feuillage décidu (Bouchard et Domon, 1997 ; Brisson et Bouchard, 2003).

L’exploitation industrielle des forêts du Québec s’est amorcée au début du 19e siècle, dans le contexte du blocus napoléonien sur la Grande-Bretagne, initié en 1806 (Hardy et Séguin, 1984 ; 2004). En effet, privée du bois des régions continentales d’Europe, l’Angleterre a dû se tourner vers ses colonies pour assurer son approvisionnement en bois. Le gouvernement

anglais instaura dès lors un système protectionniste favorisant les importations en provenance de ses colonies nord-américaines. Durant la première partie du 19e siècle, l’exploitation forestière dans l’est du Canada alimente le marché anglais vers lequel est expédiée, par bateau, la quasi-totalité du bois de pin blanc et de pin rouge récolté (Lower, 1933 ; Gaudreau, 1999). L’industrie se développe d’abord dans le Haut-Saint-Laurent, l’Outaouais et en Mauricie, le long des cours d’eau puisqu’il s’agit des voies de transport utilisées pour le flottage des billes de bois (Hardy et Séguin, 1984).

En Mauricie, bien que les premiers droits de coupe aient été émis en 1832, l’arrière-pays reste essentiellement celui des chasseurs et des trappeurs jusque vers 1850 (Caron, 1889 ; Lafleur, 1970). En 1852, la construction des premières glissoires à bois permettant de franchir les obstacles sur la rivière Saint-Maurice marque le début de l’exploitation industrielle des forêts de la région. On estime qu’en 120 ans, soit entre 1850 et 1970, de 50 % à 60 % de la superficie correspondant à l’actuel Parc national de la Mauricie (PNM créé en 1971) aurait été soumise à l’exploitation forestière commerciale. Trois types de produits ligneux ont été exploités de manière non exclusive pendant cette période : 1) le bois équarri entre 1850 et 1870, 2) le bois de sciage, surtout entre 1870 et 1910 et 3) le bois pour la production de pâtes et papiers entre 1890 et 1970.

Le bois équarri vient de l’exploitation sélective du pin blanc. Plusieurs fois centenaires et de grande taille (> 35 m), les arbres provenaient surtout de forêts primaires ou, du moins, de vieilles forêts. Les longues tiges droites donnaient un bois de qualité supérieure (Caron, 1889 ; Lower, 1933 ; Séguin, 1977). Face à l’épuisement rapide de la ressource en pins (Gaffield et al., 1997), l’industrie forestière se tourna vers la production de bois de sciage. Débuta alors l’exploitation de la pruche et des épinettes qui, à maturité, ont une taille plus modeste que celle du pin blanc et forment des forêts, en règle générale, moins diversifiées (Lower, 1933). La transition entre les ventes de bois équarri et les ventes de bois de sciage s’est effectuée progressivement entre 1850 et 1870 (Gaffield et al., 1997 ; Gaudreau, 1999). De moins en moins sélective et de plus en plus axée sur la quantité, l’industrie du bois de sciage est touchée par une crise économique au cours des années 1870 (Lower, 1933 ; St- Amand, 1969 ; Hardy et Séguin, 1984 ; Gaudreau, 1988 ; 1999). Le bois de sciage est destiné tant à l’exportation qu’à une utilisation locale dans la construction d’habitations et

de dépendances, ainsi que de divers types d’infrastructure comme les voies ferrées. Vers la fin des années 1890, un nouveau secteur d’activité fait son apparition avec le développement de la technologie de production de la pâte à papier. L’industrie des pâtes et papiers redynamise l’économie forestière de la Mauricie, en permettant l’exploitation de peuplements de sapin, d’épinettes et de pruche de petite taille, qui étaient souvent des peuplements régénérés après une première coupe (Hardy et Séguin, 1984). L’essor de cette industrie est lié à la mise au point de procédés chimiques permettant d’utiliser le bois pour la fabrication du papier (Legendre, 2005). En Mauricie, l’exploitation du bois à des fins de production de pâtes et papiers connaît un développement accéléré entre 1910 et 1930. Elle va se poursuivre jusqu’en 1971, année de la création du PNM.

Dans le nord-est de l’Amérique du Nord, en particulier dans la région des Grands-Lacs et dans la vallée du Saint-Laurent et la partie sud du Québec, l’exploitation forestière est à l’origine de transformations majeures de certains milieux naturels et de la mosaïque végétale (Frelich, 2002). Les recherches relatives à l’impact de l’exploitation des forêts montrent que les peuplements forestiers ont été profondément altérés par le prélèvement sélectif, voire abusif, d’individus de certaines espèces. Bien qu’on reconnaisse que l’exploitation de la forêt entraîne un rajeunissement des peuplements, il demeure que, dans une perspective à long terme, leur composition est généralement modifiée, de sorte qu’ils comptent aujourd’hui moins d’espèces de fin de succession (Frelich et Lorimer, 1991 ; Simard et Bouchard, 1996 ; Radeloff et al., 1999 ; MacQuarrie et Lacroix, 2003 ; Boucher et al., 2006, Bergeron et Charron, 2010). De plus, certains peuplements mono- ou bispécifiques de pruche et de pin blanc sont devenus rares à la suite de leur exploitation. Bien que ces espèces retrouvent une certaine abondance en certains endroits bénéficiant d’un statut particulier de protection (réserves écologiques ou parcs naturels), il demeure que ces deux conifères des forêts tempérées ne retrouvent pas à l’heure actuelle l’abondance qu’ils avaient pendant la période préindustrielle (Pelletier, 1998 ; Del Degan et Massé, 1999).

Comme dans l’ensemble des régions forestières de l’est de l’Amérique du Nord, le transport de la matière ligneuse en Mauricie a été en grande partie effectué par la drave, c’est-à-dire par le flottage, après l’abattage et parfois l’écorçage des arbres, des billes de

bois sur les cours d’eau. Presque tous les lacs et cours d’eau qui s’y prêtaient ont été aménagés à cette fin. En 120 ans, le réseau hydrographique a été profondément transformé par les opérations reliées à la drave. Le lit des cours d’eau a été nivelé et canalisé par endroits, afin de permettre le passage des billes de bois (Plante, 2006). Des barrages ont été érigés à la tête ou à la décharge de la majorité des lacs de grande taille. Le niveau de nombreux lacs et cours d’eau a été haussé par la construction de ces barrages. Cette hausse a causé la mort de nombreux arbres riverains par une submersion plus ou moins prolongée. Aux arbres renversés dans les cours d’eau se sont ajoutées les billes de flottage qui se sont déposées dans le fond des lacs, par exemple les billes trop lourdes pour le flottage, et celles qui ont été oubliées lors des activités de drave. On a estimé que jusqu'à 15 % des billes d’un chargement pouvaient être perdues lors de la drave (Lower, 1933).

En 2006, Parcs Canada a mis en œuvre un programme de restauration de l’intégrité écologique des lacs dans le PNM (Plante, 2006). Ce programme comprenait notamment des opérations visant l’élimination des billes de bois sur les berges et dans la zone infralittorale peu profonde de plusieurs lacs situés dans le parc. En mettant au jour une grande quantité de billes de bois de flottage datant de la période d’exploitation commerciale des forêts du parc, ce programme de restauration écologique des lacs offrait l’opportunité de confectionner de longues séries dendrochronologiques à l’aide d’espèces d’arbres dont l’abondance a beaucoup changé au fil du temps. Ces arbres ont été des témoins et, en quelque sorte, des victimes de l’essor de l’industrie forestière en Mauricie. Les objectifs de cette étude sont 1) d’élaborer, à l’aide du matériel approprié (billes de bois de flottage, autres catégories d’arbres morts et arbres vivants), de longues séries dendrochronologiques de la pruche et du pin blanc, deux conifères qui étaient jadis abondants dans les forêts de la Mauricie, 2) de déterminer les années d’abattage des arbres et d’évaluer dans quelle mesure nos données dendroécologiques reflètent le cadre historique d’exploitation des forêts dans cette région, en particulier dans le PNM, et 3) d’analyser le patron de croissance radiale chez ces conifères en relation avec deux perturbations majeures, nommément la coupe forestière et les épidémies d’insectes défoliateurs. Enfin, nous discuterons les relations qui ont pu exister entre ces perturbations d’origine naturelle et anthropique.