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L’intérêt public : une notion fonctionnelle liée au pouvoir contractuel de l’État

Qu’est-ce qui distingue les expressions « intérêt public », « bien commun », « bien public », « intérêt général », « intérêt commun » ou encore « utilité publique » ? S’il est vrai que ces différentes expressions ne renvoient pas nécessairement à une même définition sur le plan théorique et historique, nous sommes d’avis qu’en pratique, ils désignent sensiblement la même chose. Du moins est-ce le cas, nous semble-t-il, dans l’acception courante de ce terme en droit québécois.

Pour le philosophe Pierre Crétois, il y a lieu de distinguer « l’intérêt public qui est celui de l’administration proprement dite de l’intérêt général qui est l’intérêt au nom duquel l’administration est censée agir »152. Quant à l’intérêt commun, celui-ci peut être défini « comme le recoupement des

intérêts individuels autour d’attentes partagées, c’est-à-dire l’immanence de la constitution de l’intérêt populaire »153. La différence entre l’intérêt commun et l’intérêt général est que la premier

« relève de besoins, de convictions et de passions sociales partagées »154 alors que le second « relève

151 Voir à titre d’exemples les décisions suivantes : 9263-3494 Québec inc. c. 9163-2901 Québec inc., 2017 QCCS 3195; Consortium GAS c. Hôpital général du Lakeshore, 2016 QCCS 4547; Constructions Beaubois

inc. c. Houde, 2013 QCCQ 7449; Renaud c. Ogesco Construction inc., 1995 QCCS 3798.

152 Pierre CRÉTOIS, « L’intérêt général au crible de l’intérêt commun », Astérion 2017.17, par. 3, en ligne : <http://journals.openedition.org/asterion/3031> (consulté le 27 décembre 2017).

153 Id. 154 Id.

de considérations de surplomb se voulant fondées sur une rationalisation des phénomènes sociaux pouvant justifier des mesures contraignantes, contre leur gré en apparence, les individus »155.

Chacune de ces expressions a comme toile de fond ce que l’on désignait auparavant sous le vocable de « bien commun », un principe moral issu de la tradition chrétienne. Celui-ci postule que l’individu est une créature de Dieu dont le passage sur la Terre doit s’ajuster au bien divin. En ce sens, « le bien commun ne saurait être réduit à sa dimension politique : il est indissociablement une règle morale, un impératif religieux et un principe politique »156. Dans la perspective chrétienne, un

pouvoir ne peut être exercé de façon légitime que s’il est conforme au droit naturel. Lui-même issu d’une tradition encore plus ancienne, dont celle d’Aristote157, le droit naturel peut être décrit comme

celui « qui est indépendant de l’arbitraire humain »158, qui est universellement juste et sur lequel

devrait être érigée toute règle de droit positif. Ceux qui reconnaissent l’existence d’un droit naturel, reconnaissent par voie de conséquence, qu’il y a des comportements qui sont naturellement justes et d’autres qui ne le sont pas. La pensée chrétienne a tiré profit de ce concept de droit naturel en associant ce qui est juste par nature à ce qui relève d’un ordre naturel divin.

La conception classique du bien commun a été remise en question de façon importante par la philosophie de Thomas Hobbes, qui au milieu du 17e siècle, a soutenu l’idée que le bien commun

n’est pas le miroir d’un ordre naturel ou divin, mais plutôt le fruit de la volonté humaine159. Bien que

Hobbes soit d’accord avec l’idée d’une conduite de l’État en fonction du bien commun, il n’en a pas la même définition. Pour celui-ci, le bien commun ou public « est rationnel, non parce qu’il est

155 Id.

156 François RANGEON, L’idéologie de l’intérêt général, Paris, Economica, 1986, p. 66.

157 Daniel Mansuy résume bien la thèse d’Aristote sur ce qui est juste par nature : « Il distingue le juste naturel et le juste conventionnel comme deux composantes du juste politique, et définit ensuite ces deux notions : la justice naturelle est “ce qui présente partout la même puissance”, et la justice conventionnelle est “ce qu’il est au départ totalement indifférent d’instituer d’une façon ou d’une autre, mais qui, une fois établi, prend son importance” : Daniel MANSUY, « Aristote, Leo Strauss et le droit naturel », (2014) 70-2 Laval théologique et

philosophique 315, 317.

158 Léo STRAUSS et Emmanuel PATARD, « Le droit naturel », (2016) 79-3 Archives de Philosophie 453, 455,

DOI :10.3917/aphi.793.0453.

159 Il écrit « En effet, si nous pouvions supposer qu'une grande multitude d'hommes soient d'accord pour observer la justice et les autres lois de nature, sans un pouvoir commun qui les maintienne tous dans la crainte, nous pourrions tout aussi bien supposer que tous les hommes fassent de même; et alors, aucun gouvernement civil ou République n'existerait, ni ne serait nécessaire, parce que la paix existerait sans sujétion » : Thomas HOBBES, Léviathan: traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile

(1651), traduit par Philippe FOLLIOT, coll. Classiques des sciences sociales., Chicoutimi, J.-M. Tremblay, 2004,

ch. XVII, p. 8, en ligne :

<http://www.uqac.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/classiques/hobbes_thomas/leviathan/leviathan .html> (consulté le 10 septembre 2018).

naturel, mais au contraire parce qu’il est artificiel, résultant d’un calcul opéré par les individus »160.

Cette rationalisation du bien commun par Hobbes opère ce que François Rangeon a qualifié de « rupture décisive » en ce qu’elle sera à la source de la conception moderne de l’intérêt public. Il résume cette rupture en ces mots : « Désormais, l’homme est reconnu comme l’auteur et le créateur du bien public. En instituant l’État, en assurant sa sécurité, l’homme crée de toutes pièces le bien public. Ni la nature, ni la providence ne le guident, mais sa seule raison, c’est-à-dire le calcul intéressé de sa sécurité et de son bien-être. »161

D’un point de vue terminologique, le glissement du concept de bien commun (ou bien public) vers celui d’intérêt général (ou d’intérêt public) peut s’expliquer pour deux raisons principales. La première consiste à éviter toute confusion avec ce que nous désignons traditionnellement sous le vocable des biens communs, comme l’eau, la terre et l’air. La seconde découle d’un objectif de distanciation vis-à-vis du caractère historiquement théologique de la notion. Même si la notion de bien commun n’est pas le produit exclusif de la doctrine religieuse, l’expression en reste fortement connotée. Même si déjà dans la pensée de Hobbes, le concept de bien commun était associé à un exercice de rationalisation dépourvu de tout référentiel métaphysique, il a semblé nécessaire de recourir à un nouvel arsenal terminologique pour moderniser le concept162. Le passage suivant de

Jacques Chevallier qui traite de la rationalisation des pouvoirs publics exprime bien que le caractère rationnel de l’intérêt général s’est accompagné d’une prise de distance vis-à-vis du « Bien commun abstrait et désincarné » : « [S]i le pouvoir est rationnel, ce n’est plus parce qu’il se prévaut d’un Bien commun abstrait et désincarné, mais parce que son institution est conforme aux intérêts bien compris de tous ; on voit ainsi poindre une "explication réaliste, rationnelle du pouvoir, débarrassée de toute référence métaphysique" »163

160 F. RANGEON, préc., note 165, p. 96. 161 Id.

162 Yves Semen mentionne à ce sujet que « C’est probablement la raison [référant à la doctrine thomiste défendue par l’église catholique et selon laquelle toute action politique n’est légitime que dans la mesure du bien commun] pour laquelle les partisans de l’idéologie laïque se sont acharnés contre la notion de bien commun en laquelle ils voient une manière sournoise d’asservir le pouvoir politique à la puissance spirituelle de l’Église » Yves SEMEN, « Le bien commun chez Maurice Blondel, Simone Weil et Gabriel Marcel. Approches non thomistes de la notion de bien commun », dans Anto GAVRI et Grzegorz W. SIENKIEWICZ (dir.), État et

bien commun : perspectives historiques et enjeux éthico-politiques : Colloque en hommage à Roger Berthouzoz,

Bern, Peter Lang, 2007.

163 Jacques CHEVALLIER, « Intérêt général », dans Ilaria CASILLO, Jean-Michel FOURNIAU, Catherine NEVEU, Rémi LEFEBVRE, Loïc BLONDIAUX, Denis SALLES, Francis CHATEAURAYNAUD et Rémi BARBIER, Dictionnaire

critique et interdisciplinaire de la participation, GIS Démocratie et Participation, 2013, en ligne :

Cela étant dit, pourquoi avons-nous choisi d’avoir recours à l’expression « intérêt public » dans le cadre de la présente thèse ? La réponse est essentiellement pratique. C’est tout d’abord en raison de l’objet de notre recherche, les contrats publics québécois. Dans la littérature juridique québécoise, les auteurs qui traitent des finalités du contrat public utilisent surtout l’expression intérêt public même si à certains moments, ils vont référer au même concept en parlant d’intérêt général. Les différences entre les deux notions que nous avons évoquées plus haut et qui sont parfois mises de l’avant en philosophie politique ne semblent pas avoir la même résonnance en droit. Les notions d’intérêt public et d’intérêt général sont considérées comme des synonymes.

L’autre raison est que dans les textes de loi québécois, notamment ceux qui encadrent l’activité contractuelle étatique, il sera généralement question d’intérêt public. Or, en droit français, l’expression intérêt général est nettement préférée à celle d’intérêt public. Peut-être est-ce là le fruit du bilinguisme canadien et de la préséance de l’expression Public Interest (plutôt que Common Good,

General Interest ou Public Good) dans la législation canadienne. Dans tous les cas, il nous est apparu

souhaitable de retenir l’expression la plus couramment utilisée dans le domaine qui nous occupe et il s’agit, de façon très prépondérante, de l’intérêt public.

Cela étant dit, est-il possible de s’entendre sur une définition de l’intérêt public ?

Notion variable aux contours flous, l’intérêt public se laisse difficilement définir. Ayant consacré sa thèse de doctorat aux fonctions de la notion d’intérêt général dans la jurisprudence du Conseil d’État en 1975164, le professeur Didier Truchet rappelait plus récemment qu’il est « vain de

tenter de donner une définition abstraite de l’intérêt général »165. Il ajoutait que cela pouvait même

s’avérer dangereux. Selon le professeur Truchet, l’imprécision de la notion constitue un atout pratique important. L’utilité de la notion d’intérêt général réside principalement dans le fait qu’elle peut être appliquée à une panoplie de situations, ce qui la met « en phase avec le glissement progressif de nos systèmes juridiques vers un système de valeurs [lui permettant ainsi de mettre] de la légitimité dans la légalité. » 166

164 Didier TRUCHET, Les fonctions de la notion d’intérêt général dans la jurisprudence du Conseil d’État, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1977.

165 D. TRUCHET, préc., note 48. p. 6 166 Id., 6.

Cela ne signifie pas qu’il est inutile ou impossible de définir ce que représente l’intérêt public dans un contexte donné. C’est d’ailleurs cet exercice auquel nous nous livrons dans le cadre de cette thèse, c’est-à-dire de définir ce que constitue l’intérêt public dans le contexte des contrats publics québécois. En bout de piste, cela nous permettra de dire que l’intérêt public est envisagé de telle ou telle manière lorsqu’il est question de concevoir, d’octroyer ou de réaliser un contrat public. L’objectif est d’examiner le rôle joué par l’intérêt public, de voir de quelle manière la notion est interprétée et appliquée et de comprendre les conséquences de cette interprétation. Ce faisant, nous nous intéressons surtout à la fonction jouée par l’intérêt public dans un système bien précis, celui des contrats publics, lequel est d’ailleurs caractérisé par des règles dont l’édification s’est appuyée précisément sur cette notion et dont l’interprétation est censée en découler également167.

En droit, François Rangeon rappelle que l’intérêt public « se présente tout d’abord […] sous l’aspect d’une norme »168. Ainsi, l’intérêt public donnera lieu à l’adoption de certaines règles, qu’il

s’agisse d’obligations ou d’interdictions, lesquelles seront justifiées par l’intérêt public. Par exemple, l’intérêt public prend la forme d’une règle de droit dans le contexte où une municipalité est autorisée à exproprier un propriétaire169 ou encore lorsqu’on interdit à un employeur de sévir à l’endroit d’une

personne ayant divulgué une situation dangereuse170.