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Il importe toutefois de souligner qu’il existe des cas où les tribunaux n’hésitent pas à faire prévaloir d’autres critères que celui du prix de la soumission. L’arrêt L'Archevesque et

Rivest c. Beaucage et la Paroisse de St-Roch de l'Achigan479 en constitue un bel exemple bien que

rendu dans des circonstances fort différentes des contestations étudiées précédemment. La juge L’Heureux-Dubé, alors à la Cour d’appel, a confirmé l’annulation d’un règlement municipal ayant autorisé la construction d’un centre administratif municipal alors que les citoyens s’étaient prononcés à l’encontre du projet. Le jugement a été rendu alors que le centre avait été construit et dans le contexte où l’intégrité du processus d’appel d’offres n’était pas remise en cause. L’entrepreneur choisi était celui qui avait présenté la plus basse soumission conforme. Il est manifeste, à la lecture de la décision, que le défaut de respecter la procédure de consultation citoyenne préalable s’est avéré déterminant sur l’issue du dossier. Il importe toutefois de préciser que cette procédure de consultation était imposée par des dispositions législatives d’ordre public et que le défaut de s’y conformer entraînait nécessairement l’illégalité du règlement. Nous pouvons nous demander quelle aurait été la décision de la Cour si cette procédure avait été facultative.

L’arrêt Québec (Procureur général) c. Chagnon (1975) ltée porte sur certaines dispositions législatives qui ont été introduites au Québec en 2011 afin d’empêcher les entrepreneurs en construction qui ont été déclarés coupables de certaines infractions de pouvoir obtenir des contrats publics. Dans cette affaire, l’intimée, une entreprise de construction, a multiplié les procédures judiciaires afin de contester les décisions de la Régie du bâtiment du Québec (ci-après : la « RBQ ») et de la Corporation des maîtres électriciens (ci-après : la « CMEQ ») qui ont eu pour effet de restreindre sa licence aux fins de l’obtention de contrats publics étant donné la commission d’une infraction fiscale par l’intimée. Chagnon s’adressa tout d’abord à la Commission des relations du travail afin de contester ces décisions et demanda à cette dernière de surseoir à la restriction imposée sur sa licence dans l’attente d’un jugement au fond. Étant d’avis que cette restriction était susceptible de causer un préjudicie sérieux et irréparable à l’intimée, la CRT accepta la demande de sursis. Appelée à contrôler la légalité de cette décision, la Cour supérieure confirma la décision de la CRT. La Cour d’appel fut à son tour invitée à se prononcer sur l’opportunité de surseoir à la restriction imposée sur la licence de Chagnon. Ne partageant pas l’avis de ses prédécesseurs, la juge Bich redonna plein effet à la restriction imposée par la RBQ et la CMEQ à la licence de Chagnon.

Différents passages de la décision montrent à quel point la conception de l’intérêt public peut différer selon le contexte social et politique dans lequel le décideur doit interpréter cette notion. Les passages suivants sont particulièrement intéressants :

Le problème, ici, tient à ce que le sursis prononcé par la CRT, en l'espèce, ignore complètement la volonté législative, sans examiner véritablement l'intérêt public. Voici ce qu'elle écrit à ce sujet :

[61] Dans son appréciation, la Commission tient à mentionner qu'elle a aussi considéré l'intérêt public.

[62] Les notes explicatives de la Loi 35 indiquent :

Ce projet de loi apporte des modifications à la Loi sur le bâtiment afin de prévenir, combattre et sanctionner certaines pratiques frauduleuses dans l’industrie de la construction et de revoir les montants des amendes prévues par cette loi. (…)

De plus, elle ajoute aux conditions de délivrance et de maintien d’une licence des exigences quant aux bonnes moeurs, quant à la compétence et quant à la probité d’un entrepreneur. De même, elle prévoit qu’un entrepreneur condamné pour certaines infractions à une loi fiscale au cours des cinq dernières années verra sa licence restreinte aux fins de l’obtention d’un contrat public. (…)

[63] Dans le présent dossier, une ordonnance de suspension des décisions de la RBQ et de la CMEQ jusqu’à ce qu’une décision sur le fond intervienne, n’est pas contraire à l’intérêt public, notamment parce ce que Chagnon est une personne morale de bonnes moeurs et qu’elle peut exercer avec compétence et probité ses activités d’entrepreneur en dépit du fait qu’elle ait été condamnée pour une infraction à une loi fiscale, le 7 juin 2010

[64] La décision de la RBQ du 5 mai 2011 et celle de la CMEQ du 30 septembre 2011 viennent toutes les deux soutenir et confirmer l’analyse de la Commission, sur ce point.

[33] Le législateur a voulu justement qu'un entrepreneur condamné pour une infraction à une loi fiscale visée par l'article 65.1, second al., L.b., tel que modifié le 9 décembre 2011, soit exclu aux fins de l'obtention ou de la réalisation d'un contrat public et il a jugé qu'une seule infraction de cette sorte disqualifiait (et discréditait) un entrepreneur et entachait sa probité. En prétendant suspendre l'effet des « décisions » de la Régie et de la Corporation sur la restriction (qui ne sont pas rendues sous l'empire de l'article 70

L.b.), c'est plutôt l'effet de la loi que la CRT se trouve à suspendre, sans pourtant analyser les raisons qui ont poussé le législateur à adopter, dans l'intérêt public, une norme aussi sévère. Il y a là, me semble-t-il, une faille.

[…]

[50] Par ailleurs, et dans un autre ordre d'idées, ainsi que l'indique encore la Cour suprême dans l'arrêt Metropolitan Stores, une suspension de la loi ou de l'effet de la loi « ne devrait pas être accordée à moins que l'intérêt public ne soit pris en considération dans l'appréciation de la prépondérance des inconvénients en même temps que l'intérêt des plaideurs privés ». Or, à ce chapitre, le juge a fait défaut de considérer l'intérêt public, centrant plutôt son analyse sur le caractère singulier de la situation de l'intimée.

[51] Or, d'une part, cette situation risque fort de n'être pas singulière. Comme le souligne le jugement de première instance au regard du préjudice irréparable :

[33] Les principaux motifs retenus par le Commissaire dans sa décision de suspendre l’application de la Loi dans le cas de Chagnon risquent d’être appliqués à un très grand nombre de détenteurs de licences confrontés à une situation semblable.

[34] En effet, Chagnon n’est certainement pas la seule entreprise dans le domaine de la construction qui tire une grande partie de ses revenus de contrats publics. En mettant l’emphase sur cette situation pour se satisfaire de l’existence d’un préjudice sérieux et irréparable selon l’article 164.5 de la Loi [renvoi omis], la décision de la Commission est susceptible «de provoquer une avalanche de suspensions d’instance et d’exemptions dont l’ensemble équivaut à un cas de suspension de la loi» [renvoi omis].

[52] Le juge a tout à fait raison et ses propos mettent en relief le fait que la situation de l'intimée risque d'avoir plutôt un effet d'exemple ou de précédent susceptible de se propager. Cela change forcément la perspective dans laquelle doit être considérée la question de la prépondérance des inconvénients et, sur ce point, le jugement paraît porteur d'une contradiction : la situation de l'intimée ne peut pas être de nature à générer un effet d'entraînement au chapitre du préjudice irréparable, mais être singulière au chapitre de la prépondérance des inconvénients.

[53] D'autre part, vu la faiblesse du droit de l'intimée et même si celle-ci présentait un cas de figure unique, on ne voit pas pourquoi on devrait l'exempter de l'application du régime prévu par le législateur et la soustraire à l'effet de la restriction prévue par l'article 65.1, second al., paragr. 3, L.b., ce qui équivaut à la soustraire de l'application d'une loi dont elle ne conteste pas la validité.

[54] Soit dit avec égards, le fait que les services de l'intimée soient appréciés de ses cocontractants ou le fait que la restriction qui lui est imposée en vertu de l'article 65.1 L.b. puisse causer certains inconvénients à ces mêmes cocontractants ne peuvent contrebalancer le jugement systémique que le législateur a porté en adoptant la Loi visant

à prévenir, combattre et sanctionner certaines pratiques frauduleuses dans l’industrie de la construction et apportant d’autres modifications à la Loi sur le bâtiment, estimant

que l'intérêt et l'ordre publics ne pouvaient plus s'accommoder de la participation de certains entrepreneurs aux contrats de l'état.

[55] La soussignée est bien consciente de la gravité des conséquences de la restriction sur l'intimée et ses employés, conséquences qui, cependant, ne peuvent ici l'emporter sur l'intérêt public.480

La juge Bich préconise une conception de l’intérêt public qui rompt avec l’interprétation dominante qui tend à favoriser une prise en compte des impacts économiques associés à l’imposition d’une sanction à l’encontre d’une entreprise qui réalise des contrats publics ou qui aspire à en réaliser. L’autre élément particulièrement intéressant qui ressort du jugement de la Cour d’appel est la priorité donnée à la volonté du législateur pour établir le contenu de l’intérêt public.

Malgré les conséquences qui pourraient sembler disproportionnées pour l’entreprise par rapport à la gravité des gestes commis par celle-ci, la juge Bich rappelle que le législateur a choisi d’adopter une norme sévère précisément pour des raisons d’intérêt public, faisant ici allusion à l’objectif du législateur de combattre la corruption et la collusion dans le processus d’octroi des contrats publics par l’imposition de sanctions particulièrement sévères. La juge Bich s’en remet ainsi à l’intention du législateur qui, dans le cadre précis des dispositions en cause, a choisi de faire primer la promotion de l’intégrité des cocontractants de l’État sur les impacts négatifs que ces mesures pourraient avoir sur l’économie ou la survie des entreprises concernées. En écrivant qu’elle « est bien consciente de la gravité des conséquences de la restriction sur l'intimée et ses employés, conséquences qui, cependant, ne peuvent ici l'emporter sur l'intérêt public », la juge Bich fait prévaloir une conception de l’intérêt public qui transcende les intérêts particuliers des parties concernées et qui se rapproche davantage d’une définition volontariste de la notion.

La décision de la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Construction Michel Gagnon ltée c. Régie du bâtiment du Québec, souligne que l’évaluation du critère de la balance des inconvénients

dans le cadre d’une demande d’injonction doit faire primer l’intérêt public sur les intérêts privés481.

Référant aux notes explicatives de la Loi visant à prévenir, combattre et sanctionner certaines

pratiques frauduleuses dans l'industrie de la construction et apportant d'autres modifications à la Loi sur le bâtiment, la Cour précise que « Le législateur a choisi que lorsqu'un entrepreneur ne

rencontrait pas certains critères de probité, telle une condamnation selon la Loi sur la taxe d'accise, il n'avait plus le privilège d'obtenir un contrat public. »482 et ajoute ensuite un peu plus loin ce qui suit :

« Le Tribunal est convaincu que les dispositions adoptées dans le cadre de la Loi visant à prévenir, combattre et sanctionner certaines pratiques frauduleuses dans l'industrie de la construction et apportant d'autres modifications à la Loi sur le bâtiment, vise (sic) le bien commun. »483

Cette remarque est étonnante. D’une part, elle fait référence à la notion de bien commun qui a été abandonnée depuis longtemps par les tribunaux. D’autre part, cette affirmation de la juge ne dit pas en quoi cette loi viserait davantage le bien commun que d’autres lois. Le législateur n’est-il pas supposé toujours viser le bien commun lorsqu’il adopte une loi ? Une hypothèse plausible pour expliquer cette référence à la notion de bien commun dans le présent cas serait la suivante. La juge souhaitait souligner que les dispositions en cause visaient précisément à faire primer une conception de l’intérêt public comme étant le bien commun de la société toute entière plutôt que la somme des intérêts particuliers de ses membres.

Cette hypothèse nous semble vraisemblable, car en adoptant cette loi, le législateur a choisi de s’attaquer à la corruption et à la collusion dans l’industrie de la construction en punissant sévèrement les entreprises déclarées coupables de certaines infractions, tout en étant conscient que ces nouvelles dispositions auraient des répercussions importantes sur la santé financière de plusieurs entreprises et qu’elles pourraient entraîner la mise à pied de plusieurs travailleurs de l’industrie. Ce faisant, le législateur a fait le pari que certains intérêts privés devaient être sacrifiés au nom de l’intérêt de la société toute entière qui subit les conséquences sociales et économiques associées à la corruption et à la collusion. En affirmant que le « Tribunal est convaincu que les dispositions adoptées dans le cadre de la Loi […] vise (sic) le bien commun », la juge souhaite signifier, à notre avis, que contrairement à d’autres textes de loi, les dispositions législatives en cause sont clairement imprégnées d’une conception volontariste de l’intérêt public. D’ailleurs, un peu plus loin dans sa décision, la Cour fait référence à l’extrait suivant de l’arrêt Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores

481 Construction Michel Gagnon ltée c. Régie du bâtiment du Québec, [2011] QCCS 7257, au paragraphe 24. 482 Id., paragraphe 28.

Ltd. pour étayer son raisonnement : « D'un autre côté, dans les cas de suspension, lorsque les

dispositions contestées sont de portée large et générale et touchent un grand nombre de personnes, l'intérêt public commande normalement davantage le respect de la législation existante »484, ce qui

semble renforcer notre hypothèse.

L’affaire 9129-2201 Québec inc. c. Autorité des marchés financiers abonde dans le même sens que les décisions précitées en privilégiant une conception de l’intérêt public permettant à l’État de poursuivre certains objectifs qui peuvent bénéficier à l’ensemble des citoyens bien que ces objectifs puissent être lourds de conséquences à l’égard des intérêts particuliers de certains :

[107] L’article 21.27 LCOP investit l’AMF du pouvoir de se prononcer sur l’intégrité d’une entreprise qui désire contracter avec l’État. Cette notion d’intégrité doit recevoir une interprétation large. Elle ne saurait être strictement cantonnée aux situations spécifiquement décrites à l’article 21.28 LCOP.

[108] En effet, ces dispositions visent à doter le gouvernement de moyens pour s’attaquer à la collusion et à la corruption dans le domaine des contrats publics, particulièrement dans l’industrie de la construction.

[109] Or, une interprétation restrictive, formaliste et hermétique de la notion d’intégrité risquerait de compromettre l’atteinte de l’objectif d’intérêt public que le législateur s’est fixé.

[110] Les débats qui ont mené à l’adoption des dispositions en cause démontrent d’ailleurs que le législateur était fort soucieux d’éviter un tel écueil. Afin d’assurer l’atteinte de l’objectif poursuivi, le législateur a sciemment choisi d’imposer une norme élevée d’intégrité et d’investir l’AMF d’une large discrétion dans l’appréciation de l’intégrité des entreprises en cause, à la lumière de certains éléments qu’il a voulu non limitatifs (Journal des débats de la Commission, 12 novembre 2012, Ministre Stéphane Bédard, p. 27; 13 novembre 2012, Ministre Stéphane Bédard, p. 17; 15 novembre 2012, Ministre Stéphane Bédard, pp. 26, 27; 6 décembre 2012, Ministre Stéphane Bédard, p. 1611; QUÉBEC, ASSEMBLÉE NATIONALE, Journal des débats de l’Assemblée nationale, 20 novembre 2012, Ministre Stéphane Bédard, p. 510.)

[111] L’application de ces dispositions et le large pouvoir discrétionnaire conféré à l’AMF peut être source de frustrations et de désagréments pour les entreprises qui désirent être autorisées à contracter avec l’État. Ces contrariétés ne l’emportent cependant pas sur l’intérêt public qui est en jeu (Voir par analogie : Québec (Procureur général) c. Chagnon (1975) Ltée, 2012 QCCA 327, qui traite d’amendements apportés à la Loi sur le bâtiment, RLRQ, c. B-1.1 afin de combattre et sanctionner certaines

pratiques frauduleuses dans l’industrie de la construction. ) et ne suffisent pas à écarter les décisions que l’AMF prend en cette matière lorsque, comme dans le présent cas, la décision de l’AMF se justifie raisonnablement au regard de la preuve et du droit.485

Le juge Steve J. Reimnitz, de la Cour supérieure du Québec, a rejeté une requête en révision judiciaire de l’entreprise Ali Excavation inc., laquelle contestait la décision de l’Autorité des marchés financiers de ne pas lui avoir octroyé l’autorisation nécessaire pour obtenir des contrats publics québécois. Étant d’avis que l’entreprise avait été impliquée dans un stratagème de fausses factures, l’AMF jugea qu’elle ne satisfaisait pas aux exigences requises pour obtenir l’autorisation demandée et la Cour supérieure a confirmé la raisonnabilité de cette décision. La Cour écrira ceci au sujet de l’intérêt public :

« Ces nouvelles dispositions de la LCOP visent à lutter contre la corruption et la collusion dans le domaine des contrats publics, particulièrement dans l’industrie de la construction. L’importance de cet objectif d’intérêt public est trop grande pour permettre une telle déresponsabilisation des entreprises qui souhaitent être autorisées à conclure des contrats avec l’État.

[…]

il faut analyser le dossier de manière à ne pas compromettre l’intérêt public et l’objectif poursuivi par le législateur dans la lutte contre la corruption et la collusion dans le domaine des contrats publics. Une entreprise visée par un préavis de refus doit répondre clairement au reproche qui lui est formulé. Si elle ne le fait pas, il n’est pas illégal pour le décideur d’en faire une inférence. »486

Paragraphe VI - Les autres interprétations possibles : exemples tirés du droit