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L’examen des différentes règles de droit entretenant un lien direct ou indirect avec l’intérêt public met en évidence le caractère fonctionnel de la notion. Pour illustrer notre propos, nous reprendrons la classification utilisée par François Rangeon. L’intérêt public « remplit une triple fonction politique [en] constituant le fondement, le but et la limite du pouvoir de l’État »171 Ces

fonctions, que Rangeon qualifie de « politiques », se traduisent dans certaines règles de droit qui nous mènent sur le terrain du « juridique ».

167 Les auteurs qui se sont intéressées à l’intérêt public s’entendent généralement pour dire qu’il s’agit d’une notion fonctionnelle plutôt que conceptuelle. Voir F. RANGEON, préc., note 165, p. 8; Georges VEDEL, « La juridiction compétente pour prévenir, faire cesser ou réparer la voie de fait administrative », (1950) 1-851

Juriclasseur périodique. Didier Truchet va jusqu’à affirmer qu’il y a unanimité sur ce point. D. TRUCHET, préc.,

note 48, 6.

168 F. RANGEON, préc., note 165, p. 19.

169 Loi sur l’expropriation, L.R.C. 1985, c. E-21.

170 Loi sur la divulgation d’actes répréhensibles dans l’intérêt public, LY 2014, c. 19. 171 F. RANGEON, préc., note 165, p. 21.

A - Fondement du pouvoir

Les citoyens acceptent que l’État exerce une certaine forme de contrainte à leur endroit puisque celui-ci est censé agir dans l’intérêt public. Pourquoi est-il censé agir dans l’intérêt public ? Parce que l’État se présente comme une instance neutre, indépendante et objective et dont la logique d’action repose toute entière sur une rationalité juridique. Dans un État de droit, l’autorité exercée par les pouvoirs publics est fondée sur le principe de la légalité. La source des pouvoirs publics se trouve dans la loi qui est supposée refléter l’intérêt public.

D’autre part, comme l’évoque si bien Jacques Chevallier, l’exercice d’un pouvoir tire sa légitimité de sa compatibilité avec l’intérêt public : « tout pouvoir quel qu’il soit est tenu d’apparaître comme porteur d’un intérêt qui transcende les intérêts particuliers des membres ; cette représentation permet d’ancrer la croyance dans son bien-fondé et de créer le consensus indispensable à son exercice ».172 À une certaine époque, lorsque les pouvoirs publics se réclamaient du droit naturel et

d’une certaine filiation avec le bien commun, le seul fait qu’un pouvoir soit exercé par l’État donnait un caractère légitime aux actes qui en découlaient. L’État était présumé agir dans l’intérêt public. Désormais, celui-ci « n’est plus assuré d’une légitimité de principe, fondée sur les lois de la nature et jouant du privilège de la transcendance ; il est tenu de s’assurer de l’adhésion des citoyens, en établissant rationnellement sa nécessité et son bien-fondé »173. S’il est vrai que l’État est encore

considéré par plusieurs comme une instance neutre et objective capable de traduire la volonté générale des citoyens, la légitimité de ses interventions doit désormais être démontrée. Le fait qu’un acte soit posé par l’État plutôt que par une autre instance ne lui concède aucune légitimité intrinsèque. L’État doit ainsi établir que les pouvoirs qui lui ont été attribués sont légitimes parce qu’il est dans l’intérêt public que ces pouvoirs lui appartiennent. L’État se fonde ainsi sur l’intérêt public pour justifier la

portée de ses pouvoirs.

L’activité contractuelle de l’État sera légitime si elle est fondée sur l’intérêt public. Pour exercer son pouvoir contractuel, l’État devra démontrer qu’il est légitime de faire appel à des acteurs privés pour réaliser certaines fonctions. À titre d’exemple, on pourrait trouver légitime qu’une petite municipalité confie la conception des plans et devis de sa future usine de traitement des eaux usées à une firme d’ingénieurs détenant une certaine expertise en la matière. L’on dira alors qu’il est dans

172 J. CHEVALLIER, préc., note 54 à la page 83. 173 J. CHEVALLIER, préc., note 172.

l’intérêt public d’octroyer un contrat public à cette firme. La possibilité pour une municipalité d’octroyer un contrat à un tiers dans de telles circonstances sera fondée sur l’intérêt public. La

fonction jouée par l’intérêt public est ici de fonder l’existence du pouvoir contractuel.

B - But du pouvoir

L’intérêt public sert également à guider l’État dans sa prise de décisions. C’est ici qu’entrent en jeu les finalités de l’action gouvernementale. L’on dira d’une action qu’elle est légitime si elle avait pour objectif de servir l’intérêt public. Ce n’est pas tant le « droit » pour le gouvernement de poser tel ou tel acte qui est en jeu ici, mais les fins qu’il poursuit en posant cet acte. Comme la notion d’intérêt public est susceptible de plusieurs interprétations – quelqu’un pouvant penser qu’il est dans l’intérêt public de privatiser le système de santé et une autre personne penser le contraire – ce n’est pas tant la position adoptée par le gouvernement que l’objectif qu’il recherche qui est en cause ici. Ce qui importe, c’est qu’il choisisse de poser un geste « X » plutôt qu’un geste « Y » parce qu’il estime que cela est dans l’intérêt public. La fonction jouée par l’intérêt public sert ici de point de repère, d’étalon de mesure, tant pour le gouvernement que pour les citoyens qui le surveillent. Si le gouvernement est suspecté de poursuivre d’autres fins que l’intérêt public lorsqu’il adopte une politique ou qu’il promulgue une loi, il s’exposera à des critiques, car l’on dira à juste titre qu’il s’est détourné de son essence174.

En matière de contrats publics par exemple, l’on pourra considérer qu’une commission scolaire a agi de façon légitime en octroyant un contrat de construction pour la réfection de l’une de ses écoles au plus bas soumissionnaire conforme plutôt qu’à l’entrepreneur qui a la meilleure réputation de sa région mais qui a soumis un prix plus élevé parce qu’elle estime qu’il est dans l’intérêt public de rationaliser ses dépenses. Par contre, si la Commission scolaire a préféré le plus bas soumissionnaire conforme en raison des liens familiaux de celui-ci avec l’un des commissaires, il sera difficile de prétendre que celle-ci agit dans l’intérêt public.

174 Pour un exemple d’une telle critique, voir l’article suivant de l’actualité récente : Zone Société- SOCIÉTÉ RADIO-CANADA, « La désobéissance civile au coeur des manifestations anti-Trans Mountain », Radio-

Canada.ca, en ligne : <https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1112986/manifestant-berman-clayoquot-kinder-

morgan-arrestation-police-prison-public> (consulté le 8 août 2018). : « Tzeporah Berman, environnementaliste et directrice du groupe de défense Stand.earth, dit qu’il y a des moments dans l’histoire où les gouvernements n’agissent pas dans l’intérêt public à cause de la pression d'autres groupes et d'industries et que c’est dans ces moments-là que le peuple doit agir. »

C - Limite du pouvoir

L’intérêt public peut aussi avoir pour fonction de limiter les pouvoirs publics. Pendant longtemps, l’idée que l’État puisse être « soumis » à une contrainte extérieure, que ses pouvoirs puissent être limités au nom d’un principe supérieur, a été critiquée et marginalisée en droit administratif175. Cela n’est toutefois plus le cas. Des thèses comme celles défendues par Léon Duguit,

à savoir que l’action gouvernementale doit se soumettre au droit – lequel exprime objectivement la volonté générale des individus qui composent une société – ont fortement imprégné le droit public contemporain. C’est ainsi que le principe de la suprématie législative permet aux tribunaux de contrôler a posteriori l’action gouvernementale si celle-ci est illégale et par le fait même, contraire à l’intérêt public.

Dans le contexte de l’exercice du pouvoir contractuel de l’État, il n’est pas rare de voir les tribunaux québécois intervenir pour suspendre ou annuler le processus d’adjudication d’un contrat public lorsque l’octroi du contrat à un soumissionnaire est jugé contraire à l’intérêt public, notamment en raison de la non-conformité de sa soumission avec les exigences contenues aux documents d’appel d’offres.